Enki et Heneke
Les années tournaient rondement, années de
cirque, surtout depuis le jour où Enki, le clown attitré du
Cyclope Circus, qui était également jongleur et dompteur de
chevaux, avait passé l'anneau du mariage au doigt de la trapéziste,
Heneke.
Jusque-là, seul au milieu de la piste, la petite boule rouge sur le
nez, les paupières comme deux grandes arcades et coiffé d'un
chapeau melon, Enki faisait son numéro dans une respiration continue
de questions et de réponses. C'était en quelque sorte un monologue
dialogué, qu'il menait tambour battant avec la complicité du
public, auquel il laissait à peine le temps de lancer des "ah
!", des "oh! ", de crier des "oui ! " ou des "non
! " . Mais depuis qu'il était marié, Enki avait mis sur
pied un nouveau sketch dans lequel il jouait les rôles de l'épouse
bavarde et du mari muet ; il l'agrémentait aussi de quelques commentaires
apitoyés en forçant sur les traits du martyr amoureux. Par exemple,
il faisait toutes sortes de tentatives pour offrir une rose à sa femme,
laquelle, emportée par son caquetage, ne lui prêtait guère
attention. Cette rose, censée représenter sa passion, qui s'efforçait
d'attirer sur elle un regard de Heneke, pissait des larmes ou se pliait en
deux sous le poids de sa douleur. A la longue, Enki avait persuadé
Heneke de quitter son trapèze pour qu'elle figure dans son propre emploi,
histoire de rendre la scène plus réaliste. Ainsi, tandis qu'elle
se vautrait dans son parlage comme si elle dévidait l'écheveau
de son esprit, Enki se contentait de mimer son mutisme de chien obéissant.
De fait, au début de ce nouveau jeu dramatique, dans le but de rendre
à Heneke la tâche plus facile, nous étions convenus que
je prendrais place au premier rang des spectateurs et qu'elle s'adresserait
à moi, leur ami de longue date, comme elle avait coutume de faire quand
je leur rendais visite. Ce stratagème aurait pour avantage d'accentuer
les évidences comiques. Ce qui s'entendait à peu près
comme ceci : Il me tue celui-là. ! Tu vois bien qu'il me tue! J'ai
les nerfs fatigués. Mais tu crois qu'il s'en soucierait ? A quelle
heure penses-tu rentrer, Enki ? ( L'œil pointé sur son époux
). Je sais, tu vas encore me dire à minuit, bien sûr. Mais enfin,
tu sais bien que je ne supporte pas de rester seule dans cette maison au milieu
des bois. D'ailleurs, je t'ai toujours dit que je n'en voulais pas de cette
maison. Résultat : nous sommes endettés jusqu'au cou. On aurait
pu se contenter d'un trois pièces dans un immeuble bon marché.
Mais non ! Monsieur voulait construire. Tu vois un peu comme il est ! ( Disant
cela, elle me happe du regard pour me ranger à son avis ). Sans souci,
Monsieur ! Tranquille ! Résultat : tout repose sur mes épaules.
Mais c'est que je n'en peux plus, moi. ! Je n'en peux plus ! Je te jure que
je n'en peux plus. Au fait, tu as des nouvelles des Kalmok ? ( Un couple d'amis
dompteurs qui possédaient deux jeunes lions ). Quels petits mâles
formidables ils ont ! On dirait qu'ils les ont faits. Très posés
avec ça, et qui obéissent au doigt et à l'œil. J'admire
leur façon de dresser. A la fois souple et ferme. Du grand art. Kiki,
n'oublie pas Kaklan'! ( Kaklan', c'était leur chien, un bâtard
de petite taille à dominante Yorkshire qu'ils introduisaient sur la
piste pour les besoins du scénario ). Si tu ne le sors pas, il fera
partout. Et c'est moi encore qui nettoierai. As-tu fermé la porte du
bas au moins ? Je te le dis parce que hier, elle est restée ouverte.
( Elle lui adresse un sourire assassin, puis se tourne de mon côté
). Mais leur cirque n'a pas bien marché. Elle, en tout cas, elle n'assume
plus. Une fois elle s'est enfermée dans une cage, elle a dormi trois
jours d'affilée. Lui, c'est un dompteur né, il ne reste pas
en place. Il paraît qu'il veut lancer un nouveau cirque avec bisons,
Indiens et Buffalo Bill... Mais elle, tu crois qu'elle est en mesure de le
suivre ? Tu t'imagines si ça ne réussissait pas leur affaire
! En tout cas, j'aime mieux être dans ma situation que dans la leur.
Pendant ce temps, Enki, écrasé sur sa chaise, ouvre la bouche
comme un poisson hors de l'eau en train de s'asphyxier. Heneke parle, elle
le mord avec ses mots. Enki grimace de douleur. Puis son visage se plisse,
traits tirés vers le bas. Sa tête devient une boule de papier
frippé. Et Heneke continue à lui décocher ses flèches.
Elle ne voit rien, Heneke. Ni en lui, ni en elle. Elle sait seulement qu'il
est là, elle ne remarque pas que, petit à petit, la chaise sur
laquelle est assis son mari se désagrège sous le poids que ses
paroles exercent sur lui. Elle est bientôt réduite à un
petit tas de bois. Enki, à plat ventre sur le sol de la piste, lève
par moment la tête pour tenter d'ouvrir la bouche, parler ou respirer.
Puis il s'applique à reconstituer son siège. Et voilà
qu'il prend son air bête, et cette fois ses traits sont complètement
tordus... Alors je lui ai dit que je n'étais pas d'accord. Qu'est-ce
que tu aurais fait à ma place ? Je lui ai dit que ça ne pouvait
pas continuer comme ça. Il était bouche bée. Je te l'ai
coincé celui-là ! Il fallait voir, il était vert. Impossible
de me répliquer. Si ça continue, je lui ai dit, je vous mettrai
tous les prudhommes aux fesses ! Vous croyez que je vais me laisser faire
? je lui ai dit. Eh bien vous vous trompez ! Le pauvre il n'en pouvait plus...
( Elle revient brusquement à moi, prend un ton inquisitorial ).Tu suis
toujours ton régime ? Le jeûne, c'est ce qu'il y a de plus difficile.
Quand est-ce que tu changes de voiture ? Prends-la claire : l'été,
ça renvoie la chaleur. Tu ne voudrais pas la nôtre ? On te revoit
quand ? Enki ne lève plus la tête. On a l'impression qu'il est
achevé. Le public applaudit la performance de Heneke, sans compter
qu'il doit beaucoup rire au portrait du mari en victime.
Il m'arrivait parfois de retrouver Enki et Heneke dans leur loge, alors qu'ils
se préparaient pour une autre scène. Chacun était assis
devant son miroir. Je profitais alors du moment où l'un et l'autre
étaient dans l'impossibilité d'engager un discours, parce que
l'un était, par exemple, trop concentré sur l'effet recherché
d'un maquillage, tandis que l'autre était en train de boire à
la bouteille son eau minérale préférée. Il me
fallait vite me faufiler dans la brèche ainsi ouverte si je souhaitais
être entendu. Alors mes mots s'infiltraient dans le point d'orgue inespéré
laissé à ma disposition. Si j'esquissais une question sur un
silence rendu fragile par la crainte d'être coiffé au poteau,
une question du genre : Vous ne croyez pas que... la barrière me tombait
brusquement sur le nez. Cette fois comme toutes les fois, invariablement et
avec les mêmes mots.
Heneke à moi : Tu te rends compte, un peu ? En dix ans de cirque, je
n'ai jamais vu ça. Si ça continue, il faudra faire fumer les
singes pour attirer la clientèle .
J'avais l'impression qu'une main m'avait enfoncé la tête sous
l'eau. Mon premier réflexe était de les planter là. Mais
ils auraient été incapables de comprendre.
Enki à Heneke : On t'offre des fleurs maintenant ? Et des roses encore...
Heneke : Monsieur Guèb s'en met plein les poches. L'avenir du Cyclope,
ça ne l'intéresse même pas. Il me tue ce type. Je vous
dis qu'il me tue ! D'ailleurs il est bien trop vieux pour faire face à
la situation. Vous croyez que le cirque familial a un avenir ? Eh bien ! vous
vous trompez, je lui ai dit. Il est resté tout bête. Il était
vert.
Enki : En piste pour les chevaux !
Heneke à moi : Alors, tu les as vus, les Kalmok ? Elle, elle est plus
fragile qu'elle n'en a l'air. Kiki, j'espère que tu n'as pas oublié
d'attacher le chien. Un amour ce chienchien. Un amour, mon petit Kaklan'.
Après quoi, Enki faisait tourner ses chevaux sur la piste, les faisait
danser, sauter, marcher sur les pattes postérieures. Après quoi,
Heneke exécutait ses acrobaties sur son trapèze. Des numéros
menés rondement.
Après cinq années de pirouettes en l'air et de conversations
soliloquées, Heneke fut enceinte. Un accident, certes, mais il fallait
bien que la nature saisisse le couple au vol un jour ou l'autre. Seulement
voilà : la petite fille qui lui vint, qu'elle nomma Noa-Noa, portait
sur tout le corps un duvet sombre si inquiétant que Heneke y vit aussitôt
la marque d'une fatalité implacable dont aurait à souffrir l'enfant
toute sa vie, comme elle le craignit d'abord. Le docteur eut beau la rassurer
en diagnostiquant un hypertrichosis, normalement voué à disparaître,
elle n'était pas tranquille. Mais en attendant, ce qu'elle redoutait
le plus au monde c'étaient les questions, les plus extravagantes questions
qui se poseraient sous le chapiteau. Heneke serait-elle assez forte pour dissimuler
longtemps l'anomalie à ses collègues du Cyclope ? Elle prit
l'habitude d'habiller sa fille de manière à ne laisser apparaître
qu'une infime partie de son corps, celle du visage où étaient
les yeux - qu'on trouvait "d'un noir oriental " -, le nez - "beau
comme une petite fraise" - et la bouche - naturellement "charmeuse".
Et un soupçon de joue. Mais Heneke passait ses nuits dans les gémissements,
à tâtonner dans les ténèbres, sans lumière,
à errer comme si elle était ivre. Son enfant était née,
un être humain, comme le petit d'un singe. Elle y voyait une injustice,
une absurde malédiction. Elle se jurait bien de tout entreprendre pour
sauver Noa-Noa de sa cage mais elle restait encore aveugle sur le chemin qui
la mènerait à l'éclaircie.
On ne manquera pas de dire , pensait-elle, que j'ai forniqué avec Farry.
Farry était l'unique chimpanzé du Cyclope. C'était, au
demeurant, un singe fort sympathique auquel un premier maître avait
appris quelques postures de yoga. Farry pratiquait à merveille les
poses du cobra, de la sauterelle et du crabe, et Heneke riait avec les spectateurs
de ses attitudes caoutchouteuses et de son air à la fois sérieux
et triste quand il faisait son numéro. Mais de là à envisager
ce que les autres supposaient... Il est vrai qu'elle éprouvait une
étrange émotion chaque fois qu'il traversait la piste pour s'empresser
de lui offrir la toile qu'il venait d'exécuter, comme le lui avait
appris son second maître, lequel détestait le yoga et lui préférait
la peinture moderne ( c'est pourquoi on changea son nom en Pablo à
cause d'une troublante similitude que son professeur lui avait trouvée
avec le profil crânien et l'allure générale de Picasso
). Inutile de dire que les tableaux ainsi conçus étaient dignes
de figurer dans les plus avant-gardistes des galeries parisiennes. Toujours
est-il qu'on pouvait s'interroger sur le fait que Heneke en avait accroché
quelques-uns aux murs de son salon. Dans sa recherche effrénée
d'explications, Heneke osait s'aventurer sur des terres effrayantes et noires.
Elle ne s'interdisait rien. Au vrai, n'aurait-elle pas eu des pensées
coupables en relation avec Pablo, des pensées qui lui auraient échappé
et qui auraient fait leur chemin jusque dans son corps au temps de sa grossesse.
Mais ce gouffre-là lui paraissait si sombre et si cruel qu'il dépassait
l'entendement. Les spécialistes qu'elle consulta ne firent que confirmer
ses appréhensions quant à l'avenir qui attendait Noa-Noa : elle
serait dans l'incapacité de parler comme tout être humain si
le symptôme persistait au point de troubler les mécanismes de
l'apprentissage. Certains, parmi ces mêmes spécialistes, regardaient
cette possible privation comme l'effet d'un déséquilibre entre
l'oreille et la langue, autrement dit d'une surcharge forcée de l'écoute
au détriment du libre jeu d'imitation et d'expression individuelle
par la parole. Tu vois un peu ça ! disait-elle herberluée en
s'adressant à Enki.Voilà que je parle trop maintenant. J'ai
toujours laissé parler les gens, tout de même ! Tu parles bien,
toi ! En tout cas, je ferai tout pour qu'elle puisse parler. En réalité,
ces explications pénétraient mal dans le cerveau de Heneke.
Elle persistait à croire qu'il lui suffirait de connaître l'origine
profonde de l'anomalie pour faire un pas vers la guérison, comme si
c'était elle qui devait guérir d'abord, avant sa fille. C'est
en interrogeant sa propre mère qu'elle entrevit la vérité.
Violée par un Crute lors de la Grande Catastrophe, un Crute horriblement
poilu et brutal ( qui entrait sans doute dans la catégorie de ceux
qui correspondent au proverbe : " Fort comme un Crute" ), la mère
de Heneke avait mis au monde un petit garçon qu'elle s'empressa de
faire disparaître en le noyant. Mais toute sa vie, l'image du petit
garçon n'avait cessé de hanter son esprit. Pensais-tu encore
à lui quand tu me portais dans ton ventre ? lui demanda Heneke. - J'y
pensais. Et même je souhaitais la naissance d'un garçon pour
réparer... L'aveu troubla profondément Heneke. Mais il eut pour
effet d'apaiser un temps son sentiment de culpabilité. Un temps seulement,
car elle replongea très vite dans ses spéculations en poursuivant
plus loin en elle le sens de la condamnation qui la frappait à travers
sa propre fille. De fait, elle avait tellement vécu hors d'elle-même,
dans le spectacle permanent que lui offrait son métier, que l'exercice
devenait aussi périlleux que si elle avait exécuté ses
acrobaties les yeux bandés. Son mari avait beau l'exhorter à
la patience, faire valoir son point de vue: Tu ne crois pas que... Heneke
se servait de lui comme d'un mur sur lequel elle laissait rebondir ses propres
interrogations. Elle avait pris l'habitude, une fois par semaine, de se soulager
chez un spécialiste, toujours le même ; sorte de confession circulaire
et sans fin qui recherchait son origine. Si le spécialiste se hasardait
à lancer une question du genre : Vous ne croyez pas que... Heneke avait
déjà sa réponse, il lui suffisait de la sortir du four
et de la produire toute chaude. Un homme sans compétence, disait-elle
de lui. J'ai l'impression d'être enfermée dans une cage et qu'il
ne veut pas m'ouvrir.
Durant les toutes premières années, le duvet noir qui couvrait
le corps de Noa-Noa s'estompa de lui-même, comme l'avait prévu
le docteur (mais plus tard qu'il ne l'avait dit ). Une accalmie qui fut trop
vite prise pour une guérison. Les montées d'angoisse recommencèrent
quand, profitant de la nuit pour éclore, la toison destinée
à remplacer le duvet arrachait à la petite fille des cris et
des douleurs insupportables que semblait engendrer l'activité même
de la pousse. Alors, c'était comme si la maison tout entière
éclatait de ses hurlements. Chaque matin, Heneke trouvait dans le lit
de Noa-Noa des touffes de poils. Et à chaque réveil, Noa-Noa,
maintenant âgée de six ans, constatait avec épouvante
les progrès que faisait sur son corps le lichen pileux. Ses jambes
et ses bras noircirent , puis peu à peu son dos et sa poitrine. Les
paumes des mains restaient glabres. Heneke ne pouvait s'empêcher de
penser à Pablo qui ne manquait jamais de lui tendre sa patte - presque
humaine - après lui avoir offert la toile qu'il venait de "peindre"
; il penchait alors la tête et prenait son regard d'amoureux triste
qu'il plongeait dans les yeux de Heneke en un bref instant pour y découvrir
son désarroi, comme une flèche qui atteint son but. Chaque soir
et chaque matin, Heneke glissait sur le corps de Noa-Noa un coton imbibé
d'un produit que lui avait conseillé M. Balibar, le vétérinaire
du cirque, le seul qui avait eu droit au secret. Mais, à mesure que
le temps passait, les questions harcelaient la petite forteresse familiale.
On finit par tout savoir, et chacun y alla de son conseil. Jany, l'acrobate
Jany qui dansait si admirablement sur le dos des chevaux en pleine course,
lui donna une recette que lui avait transmise sa grand'mère originaire
de Turquie : écraser un petit coléoptère longicorne aux
élytres orange et à tête noire, qui vole généralement
sur les épis de blés, et passer cette purée sur les parties
atteintes. Les poils devaient tomber au bout de quelques jours. Mais ils ne
tombèrent pas. Gobchô, le jongleur, préconisa de plonger
la petite Noa-Noa dans l'étang de Urdub-Gölü, toujours en
Turquie, et d'attendre que les poissons qui vivent là, les seuls au
monde de cette espèce, nettoient avec leur bouche le corps de Noa-Noa
de tous les poils superflus. Ne disait-on pas que les femmes du coin, qui
se faisaient épiler les jambes par ces poissons, avaient une peau de
bébé ? Heneke fit le voyage et constata que la toison de Noa-Noa
ne semblait pas correspondre au goût de ces nettoyeurs cosmétiques,
ou du moins qu'ils n'étaient pas de force à les arracher. Alors
les uns conseillèrent de sacrifier un coq et de l'offrir à un
pauvre pour attirer la faveur de Dieu ; les autres de baiser le mur extérieur
de l' église Saint Grégoire l'Illuminateur en Tararie, en prenant
soin d'en faire sept fois le tour... Rien n'y fit. Heneke restait seule avec
son gouffre, un gouffre où elle-même glissait, emportée
par le poids du mystère qui encauchemardait son existence. Alors, elle
s'adressa à Dieu. Ecoute-moi ! Mais écoute-moi donc ! Pourquoi
cette peau de ma fille qui est devenue sombre comme un singe ? Je suis saisie
par la souffrance. Les gens du cirque crachent sur moi avec leurs yeux. Maintenant
certains me proposent le crocodile, l'hippopotame ou l'éléphant.
Je n'ose plus me présenter sur la piste à cause qu'ils me regardent
avec fureur. Je ne pourrai plus voler sur mon trapèze. J'étais
dans la lumière, maintenant l'obscurité est venue. Je pleure
de ce qui a été fait de moi. Je pleure de ne plus comprendre.
Je suis maudite. Et ma fille est maudite aussi. Pourtant j'ai baisé
les pierres de ton église et j'ai offert un coq au premier pauvre que
j'ai rencontré. Tu me tues. Je te le dis.Tu me tues... Et ainsi de
suite. Comme elle avait toujours parlé. Car Heneke n'avait plus de
silence en elle, plus de place en elle pour le silence, avant, et surtout
depuis l'événement. Mais Dieu prit pitié d'elle. Et Noa-Noa
guérit. Et elle devint une fille qui exhalait mille parfums. Heneke
retrouva ses triomphes sur la piste, et retrouva Henki. Vint un soir où
je leur rendis visite dans leur loge. Je souhaitais leur faire savoir que
j'allais me fiancer avec Yoni, rencontrée en Inde et sur laquelle j'avais
gardé le silence durant une année. Or, ce soir-là, j'eus
le temps de dire que Yoni était indienne. Heneke avait déjà
pris les devants. Une Indienne ! Ils ont bien la peau noire, les Indiens ?
Puis, aussitôt, sans attendre ma réponse : Mais il me tue celui-là,
lança-t-elle en parlant de Enki. Il me tue. Enki ! Enki, je te parle.
Les tiroirs... Encore une fois. Tu oublies toujours de refermer les tiroirs
. On voit tout de suite que tu es passé par là. On peut te suivre
à la trace. Et puis, arrête de te gratter le nez comme ça!
Où est Kaklan' ? Je ne vois plus Kaklan'.Tu sais bien que je ne supporte
pas d'ouvrir la porte quand il fait nuit même pour l'appeler. Tu oublies
toujours de le rentrer. Tu le fais exprès ou quoi ?Je ne suis bien
que si j'ai Kaklan' avec moi. Tu le sais, non ?
Le dernier des Haïs
Quand il déboucha sur la Place Tchornaïa, Ishi
Kourak se trouva devant une longue foule boudinée, véritable
serpent humain à flanc coloré et dos noir, qui donnait l'impression
de n'avoir ni tête ni queue comme si, de l'endroit où il se tenait,
le commencement s'engouffrait dans la fin, ou inversement. Comment savoir
? Située sur une hauteur de la ville, la Place Tchornaïa procurait
parfois au visiteur la sensation mystique de "monter" vers elle,
c'est-à-dire de quitter "l'en-bas" pour accéder à
un site sacré, véritable acropole où battait le cœur
de tout le pays. En effet, l'enceinte aux puissantes murailles couvertes de
briques rousses, percée par quatre entrées monumentales, enfermait
les Maisons de Dieu, le Palais des Députés et divers édifices
administratifs. Certains pavés de cette célèbre place
avaient vu leur crâne écrasé par les sabots des chevaux
mongols, par les pieds enchiffonnés des gueux insurgés contre
les Guèb, par les bottes des armées populaires, puis par les
culs de foules sans foi ni loi, et aujourd'hui par ces piétinements
d'hommes et de femmes noirs qu'on aurait dit sortis tout droit d'un tunnel,
ou d'un intestin qui les aurait moulés au passage. Cette agora, lieu
névralgique des triomphes et des protestations, s'étendait au
pied du plus long des quatre murs, celui-là même qui recevait
un surcroît de rouge exaltation quand se levait le soleil. Mais ce que
les rayons de l'aube faisaient surtout étinceler, c'était le
marbre pourpre, venu d'Italie, d'un édifice situé au centre
de ce mur, ancré dans un carré de sapins bleus et constitué
de plusieurs cubes superposés, comme une pyramide sans sommet. En fait,
c'était là que pénétrait le corps onduleux de
la grande foule. Comme il était curieux de savoir ce que les gens cherchaient
dans cet édifice rouge et qu'il n'aurait sans doute pas la patience
de faire la queue pour constater la chose par lui-même, Ishi décida
d'interroger une ou deux personnes parmi toutes celles qui attendaient si
patiemment leur tour. Il eut vite fait de constater que ce qui lui était
apparu de loin comme un serpent à flanc coloré et dos noir,
n'était en réalité qu'une suite compacte d'Africains
portant des boubous bariolés. Or, toutes les personnes qu'il questionnait
tournaient la tête et refusaient de répondre, de crainte sans
doute d'avoir affaire à un journaliste. Ishi remarqua assez vite que
tous prenaient un air gêné ; à l'accablement qui marquait
le visage de certains d'entre eux s'ajoutait parfois la honte. Mais comme
le cortège était composé d'une succession de groupes
ethniques, Ishi dut reconnaître que tous ne se comportaient pas de la
même façon dans leur marche lente vers l'édifice de marbre.
Les uns palabraient avec force jeux de manches comme sur un marché
; les autres murmuraient au plus près des oreilles voisines aussi contrits
qu'en confession ; d'autres encore marchaient sans parler, et inversement,
ou parlaient en marchant, et inversement. Toujours est-il que l'attitude adoptée
paraissait refléter la manière dont chaque ethnie interrogeait
quelque chose de grand, de fatal et de sacré, quelque chose comme la
mort.
De guerre lasse, Ishi se mit à longer la chaîne dans le but de
faire la queue. Il en suivit longtemps les sinuosités. D'abord sous
les ormes et les tilleuls qui se dressaient dans le parc Alexandre. Puis,
en descendant la rue du Manège et en côtoyant l'amphithéâtre
de l'Odéon. Il rejoignit le fleuve Zankou, l'accompagna sur cinq cents
mètres et se retrouva bientôt devant l'église Saint Arzou
le Bienheureux, à l'autre bout de la Place Tchornaïa. De fait,
la file d'attente ne comportait aucune fin. Ishi comprit qu'après avoir
accompli un tour complet selon le périmètre de l'église,
elle prenait son départ aux abords du fleuve, puis côtoyait l'amphithéâtre,
remontait la rue du Manège, etc... L'anneau humain qui déambulait
autour de l'édifice religieux à pas paresseux semblait si hermétique
qu'Ishi pensa qu'il ne serait pas de force à s'ouvrir une brèche
pour y introduire son corps. On murmurait autour de lui, sans doute parce
qu'il était Blanc et qu'on se demandait ce qu'il pouvait bien faire
là. Il réussit toutefois à emboîter le pas aux
hommes de ronde. Insensiblement son esprit tout entier s'imprégna du
climat quasi tropical dans lequel baignait son corps, devenu corps parmi ces
corps qui fleuraient les sueurs primitives de l'Afrique... Il se laissa entraîner
par le mouvement giratoire, mimant le train des peuples nus, les sens investis
par des odeurs, des bruits et des rêves de brousse jusqu'au vertige.
C'est ainsi qu'il tourna plusieurs fois, ratant la sortie au passage, et toujours,
par l'effet tourbillonnaire de la danse, poussé par le dos pour être
maintenu à l'intérieur du cercle. Alors se fit entendre un gong
puissant et ombrageux ; ses ondes vibrèrent dans l'air épais
de la place ; c'était la grosse Horloge aux chiffres et aiguilles d'or
qui occupait toute la tour de l'entrée est, celle qu'on appelait la
Grande Entrée, par où passaient les officiels, les délégations,
les soldats et les prêtres. Onze coups suivirent ; Ishi surgit de son
sommeil africain et creva sa bulle. Quelques instants plus tard, comme quelqu'un
qui force une porte, il poussa de l'épaule l'homme qui lui barrait
la sortie vers le courant principal et s'immergea dans le fleuve noir aux
miroitements colorés. Maintenant ses pas se rapprocheraient de l'édifice
rouge, ou inversement. Il en était sûr.
Au bout de quelques minutes d'attente, Ishi dut constater que les hommes processionnaient
sans vraiment avancer, du moins qu'ils se souciaient peu de gagner du terrain
ou de presser le pas. Ils traînaient d'une allure indolente, pleine
d'une langueur marasmatique. Par chance, voyant les corps s'écarter
devant lui, Ishi s'infiltra aussitôt dans le passage et fendit le long
couloir humain, où s'engrenaient mille parfums : le pourpre vif, le
noir d'ivoire, les chargés, les sombres, les pâles, les chatoyants...
Mais pourquoi s'écartaient-ils de la sorte ? La réponse qu'il
se donna était signe de lucidité : sans doute Ishi puait-il,
aux yeux et au nez des autres, la laideur de sa propre anomalie, odeur de
bouse hollandaise ou blancheur grise de dentelle mal lavée. On pouvait
y voir une autre raison : la volonté farouche qu'ils avaient tous de
se débarrasser d'un microbe en lui ouvrant la route vers l'émonctoire
final. C'est ainsi qu'il traversa mille et une Afriques. Un adolescent parmi
les gens d'Umtata, crotté comme un garçon de ferme, s'informa
auprès de Monsieur Ishi sur la nécessité de rentrer le
cheval de Monsieur à l'écurie. Plus loin, Ishi rencontra des
femmes au cou annelé d'or, à la démarche lente et respectable.
Parvenu à l'humanité d'Eersel, il entendit une grosse dame à
béret rouge et chaussures de ville blanches qui interrogeait sa voisine
: Dizou ! Dizou ! Tu le vois celui-là. Il s'est trompé de trottoir,
non ? Et Ishi avançait. On va le jeter aux crocos de l'empereur ce
cul blanc ! protesta un homme qu'il avait malencontreusement bousculé.
Certains le chassaient vers l'avant d'un coup de poing dans le dos. Mais souvent
on lui cédait le passage sans mot dire. Comme il s'était tout
de même essoufflé à franchir le pas de ces peuples presque
immobiles bien qu'ils fussent tournés vers la tête du cortège,
il fit halte au beau milieu d'un groupe de femmes, toutes dotées d'un
regard couleur de terre cuite, la tête couverte d'un tissu noir ou indigo,
toutes affectées par l'oppression du désert, forcées
à l'errance, en quête de sol humain. C'est ainsi qu'il reçut
des noms lisses, sinueux, caressants ou rebelles, des Amina, des Hadiza, des
Adaoualaïss, Tida, Zara ou Tebele... L'œil de ces femmes tâtait
au plus près l'esprit d'Ishi comme s'il épousait ses intentions
pour mieux les subvertir. Il ne s'attarda pas plus longtemps et, poursuivant
sa route, il atteignit des populations bien plus pauvres, comme ces Iks, tellement
amaigris par les privations qu'ils vieillissaient à une vitesse vertigineuse
vers une mort sans masque, vers une fin qui n'accordait aucun sursis. Certains
n'atteindraient pas l'autre bout du cortège, c'était sûr
; on abandonnait les cadavres sur le côté, des enfants sans âge,
des vieillards prématurés, frère ou sœur, fils ou
fille, époux ou épouse, avec lequel un frère ou une sœur,
un père ou une mère, une épouse ou un époux avait
refusé de partager le bol de millet qui l'eût aidé à
survivre, préférant le conserver pour lui-même, afin de
rendre plus fort le fort et le faible plus faible qu'il n'était. Ishi
côtoya bientôt une vieille femme, ni tout à fait blanche,
ni tout à fait noire, le visage comme une ruine, aux plis dans tous
les sens et les yeux comme deux traits. Comme elle répétait
: Mon Dieu, où sont les miens ? Mon Dieu, où sont les miens
? il eut l'impression d'avoir déjà entendu cette folle quelque
part. A ce moment-là, il vit émerger la pointe de l'édifice
rouge...
Il estima qu'il ne lui restait qu'une centaine de mètres à parcourir.
Des badauds badaudaient sur la place ; de petits attroupements s'étaient
constitués, sans doute en fonction du sujet qu'on y débattait,
les uns y prêtant leurs oreilles, les autres leur langue ; d'autres
hommes, agglutinés autour d'un guide, écoutaient ses bras, qu'il
avait anormalement longs, faire d'amples mouvements, du nord vers le sud,
et inversement, pour montrer la démesure et la solennité du
lieu, sans doute, ou celles de l'époque. Cette fois, Ishi eut du mal
à se glisser dans la foule aussi librement qu'il avait pu le faire
jusque-là. Devant lui, les hommes et les femmes se concentrèrent
de plus en plus fermement, la face tournée vers l'édifice, avec
des mines recueillies. Certains pourtant susurraient des paroles. C'est notre
dernier, dit l'un. -Crois-tu qu'on le verra vivant ? dit un autre. Réellement
vivant, je veux dire, ajouta-t-il. Il y avait tant d'angoisse dans ces mots
qu'ils n'arrivaient plus à respecter le silence claustral qu'aurait
mérité l'approche du temple rouge. Deux jeunes soldats montaient
la garde de part et d'autre de l'entrée, impeccables et clonesques,
au point que celui de droite ressemblait à celui de gauche, et inversement.
Avant même de descendre les quatre marches qui donnaient accès
à une première salle transpercée par une colonne centrale
dont on ne distinguait ni le sommet ni la base, une puanteur de zoo vous sautait
au nez. Le défilé se réduisait progressivement à
une marche en spirale sur un rang, qui tournait autour du pilier et s'enfonçait
par un escalier étroit dans une salle située au sous-sol. L'odeur
musquée s'imposait de plus en plus, mais à mesure qu'on descendait,
elle paraissait se marier à des fumées de cigarette. Et puis,
les gens pleuraient en silence ou lançaient de petits cris exprimant
pitié, tendresse ou nostalgie. Ils se laissaient même aller à
caresser les barreaux dorés d'une cage cubique dont Ishi n'apercevait
encore que la partie supérieure. Mais quand il eut descendu trois marches,
il le vit.
Ishi crut reconnaître un chimpanzé, un vieux chimpanzé
étendu sur de la paille, dans la position du Bouddha couché,
tirant goulûment sur une cigarette, avec la pulpeuse pompe aspirante
de sa gueule. Le contour rouge de ses paupières lui donnait un air
de malade humain. Comme il était arrivé au bout de sa cigarette,
il tendit la main pour qu'on lui en offrît une autre. A son insistance,
proche de l'imploration, on sentait que c'était une question de vie
ou de mort. Mais celle qu'on lui présenta fut aussitôt déchiquetée.
On se moquait de lui ou quoi ? La seconde fut la bonne, je veux dire appréciée,
une cigarette de marque américaine. C'est notre dernier, dit une femme.
- Oui. Notre dernier. Après lui, il n'y aura plus d'Afrique. L'Afrique
ne sera plus l'Afrique. Puis viendra notre tour... renchérit un vieil
homme à tête de sage, qui portait sur sa poitrine un insigne
ayant la forme du continent africain et traversé de haut en bas par
trois bandes de couleur : le rouge, le bleu et l'orange.
Les gardes avaient ordre d'empêcher toute immobilisation, ils menaçaient
les plus lents de leur fouet. Aux quatre coins de la salle circulaire, quatre
soldats au garde-à-vous lançaient à tour de rôle
des commandements sur le ton d'une visite guidée.Vous découvrez
la nudité de votre frère, qui est celle de votre père
et celle de votre fils ! criait le premier. Le second enchaînait aussitôt
: On ne s'attarde pas sur son passé ! On ne marine pas dans son jus
! Le troisième tirait sur la voix en forçant, ou inversement,
bien sûr : Soyez saaaiiiints ! Quant au dernier, qui aurait eu statut
de premier si j'avais commencé par lui, de second dans un ordre différent,
ou de troisième, le dernier faisait écho au second par la hauteur
de voix, voix obscure, neutre ou tranchée, voix prophétisante
: Celui qui se nourrira par le feu sera brûlé par le feu ! Craignant
de tourner plus qu'il n'était permis, c'est-à-dire une seule
fois, autour des grilles, les gens exécutaient sagement leur passage.
Ils s'échappaient ensuite de leur mouvement tournant et s'engageaient
dans un tunnel, prenaient un escalier, puis se retrouvaient à l'intérieur
de l'enceinte aux hautes murailles de briques rouille. Ishi sentit sa respiration
se libérer : la puanteur et les nostalgies, l'attente suante et religieuse
de ces foules infestées d'images narcissiques, le spectacle de ce singe
malade de la fumée des hommes... tout lui avait été insupportable.
Mais maintenant il avait à quitter ces remparts qui enfermaient d'autres
murs, Maisons de Dieu, édifices administratifs et Palais des Députés
; et dans ces ruelles, ces petites places, la foule formait les mêmes
attroupements ethniques qu'à l'extérieur. Par bonheur, l'Horloge
se mit à sonner , assez pour lui indiquer la Grande Entrée,
ou la grande sortie, comme on voudra.
Fille de charité
Il dit : Faites-moi la charité de coucher avec moi. Je suis aveugle
depuis l'âge de sept ans. Mes mains n'ont jamais vu un corps de femme.
J'ai senti à votre voix que vous étiez celle à qui je
pouvais faire cette demande.
Nathalie Zabigaï fut interloquée par la prière de l'aveugle
dont elle tenait le bras pour le guider. C'était un beau dimanche de
Pâques, le soleil éclatait sur le parvis de la Cathédrale
Sainte-Sophie, les cloches sonnaient, les gens portaient leurs plus beaux
vêtements.
Vous êtes interloquée par ma prière. Il ne faut pas. Regardez
autour de vous. C'est un beau dimanche de Pâques, le soleil éclate
sur le parvis de notre Cathédrale, les cloches sonnent , les oiseaux
chantent, les gens portent leurs plus beaux vêtements. Et la vie vous
fait des promesses. Tandis qu'à moi, elle ne fait rien, la vie... Je
suis sur des chemins d'errance, et il me manquera toujours quelque chose.
De voir les formes, les couleurs, et puis la lumière. Oui, on peut
tout imaginer. Mais les formes, les couleurs, la lumière manqueront
toujours. Imaginer ne remplacera jamais le monde tel qu'il est. J'entends
dire autour de moi que la femme est une si belle chose qu'elle se présente
comme une invitation à aimer ce qui est encore plus beau que son propre
corps. Mais moi, à cet égard, je suis resté un enfant
de sept ans.Vous avez du bonheur dans votre chair. Je le sens à votre
main . Elle concentre la chaleur de votre jeunesse. Non, ne me lâchez
pas ! Surtout ne me lâchez pas ! Conduisez-moi jusqu'à vous et
plus loin encore que vous. Je vous en prie. Considérez cette demande
comme tout à fait inhabituelle dans votre histoire... Pour l'instant,
faites semblant de me guider, il faut me sortir de cette foule ; les gens
trouveront ça très bien. Après une messe de Pâques,
guider un aveugle, vous pensez ...
Nathalie avait écouté, et maintenant ils s'éloignaient
de l'église, dans une avenue bordée de marronniers en fleurs.
Manifestement c'était l'aveugle qui orientait la marche, qui entraînait
la jeune fille dans son labyrinthe. Un homme d'une trentaine d'années,
plus petit qu'elle, de type méditerranéen. Il portait des lunettes
noires derrière lesquelles il paraissait cacher sa propre nuit. Comme
si c'était un déguisement. Et pourquoi pas après tout
? Mais en même temps, Nathalie se disait qu'elle avait été
choisie, sans savoir sur quel signe. Sans savoir que l'homme avait respiré
sa douceur ; qu'il la sentait à présent pencher sa tête
avec grâce ; qu'elle avait un regard qui embaumait la compassion.
Il dit encore : Qu'avez-vous appris dans votre église ? Qu'il faut
aimer son prochain, n'est-ce pas ? Et si c'était moi votre prochain
? Après tout, moi aussi on m'a jeté sur le bord de la route.
Des charlatans m'ont attaqué. Des chirurgiens incompétents,
une opération ratée, et maintenant me voici sans yeux. Comme
si on m'avait mutilé, comprenez-vous ? Il s'arrêta de parler
le temps de quelques pas. Puis il recommença : Je vous demande un peu
de votre lumière dans mon tunnel. Je ne peux pas vivre ainsi plus longtemps.
Sinon, comment tenir ?
Elle demanda : Quel est votre nom ?
- Donovan. Denis Donovan. Mais en fait j'ai peut-être le nom de tous
ceux que vous avez suicidés. Et qui sait, dans le fond, si je ne suis
pas un des multiples visages du Christ. Je l'ignore moi-même, voyez-vous...
Mais je vous le dis car vous autres, vous êtes encore tellement éloignés
dans le raisonnable. Je suis celui qui met à l'épreuve vos messes
du dimanche. Celui qui vous somme d'être. Tant que l'Evangile ne sera
pas mis en acte, vous accumulerez des mots sur d'autres mots .
Ils marchèrent à travers des rues et d'autres rues, au pied
d'immeubles qui étaient comme de grands murs pleins de races condamnées.
Un moment, Donovan, qui avait lâché le bras de son gracieux fantôme,
avec sa canne en éclaireuse devant lui, frappa le sol à gauche
d'un poteau qui venait à sa rencontre. Nathalie le tira de côté
juste à temps. Elle pensa que c'était là une preuve suffisante
pour ne pas douter de sa cécité. Car elle n'osait pas imaginer
le contraire. Ils atteignirent un quartier de la ville inconnu d'elle. Bientôt
ils se trouvèrent devant une porte.
L'aveugle demanda : Nous sommes bien devant le numéro 2O ?
- Oui. Le numéro 2O.
- Vous m'avez accompagné jusqu'ici. Vous acceptez donc ma proposition
?
- Je n'accepte rien. Et je n'ai rien à refuser. Mais qui me dit que
j'ai affaire à un aveugle profondément malheureux ?
- Je ne suis pas un aveugle profondément malheureux. Mais quelqu'un
sur votre chemin. Et vous êtes sur le mien aussi. La balle est dans
votre camp.
- Mais il existe des femmes pour ce que vous me demandez !
L'aveugle eut un geste lourd. Il s'attendait à cette protestation.
- Je ne vous demande pas de vous prostituer à moi. Je vous ai désignée
et c'est tout.
Alors, Nathalie Zabigaï ouvrit la porte et pénétra dans
la maison. Un geste qu'elle devait faire d'autres fois encore dans son existence.
D'autres fois pour d'autres hommes enfoncés dans le destin de leur
injuste anatomie. Des mutilés, des boiteux, avec une préférence
pour les petits artistes un peu fous.
Métamorphose du genre...
Camille dans le train vers Lyon... Des paysages si précipités
que ça lui griffait les yeux ; des maisons et des arbres, des poteaux
électriques et d'autres arbres, des routes, des champs, des collines,
des vaches blanches... aspirés immobiles dans un puissant vertige,
perdus à jamais et qui renaissaient plus loin. On était là,
puis au-delà, ailleurs. Camille tourna le dos à la fenêtre,
mais sur la vitre de la porte coulissante ça glissait encore, cinglait
son corps, à vive allure traversait sa tête, des maisons et des
arbres, des poteaux électriques, des vaches blanches... Pour échapper
à l'insupportable, il fallait s'asseoir et s'immerger dans un livre,
plonger la tête dans le sable, l'esprit au fond des mots, et ne donner
à voir que son corps. Mais le train roulait dans son crâne, une
fine sueur couvrit son front.
Lire il ne pouvait plus. Sur l'autre banquette, un petit garçon, bien
calé dans son coin, posait sur Camille ses yeux de chien battu, de
bête innocente et mystique. Près de lui, il y avait le grand
frère, enfoui dans l'histoire d'une bande dessinée. Tous deux
bien mis, mais lui, le petit garçon, portait des vêtements équivoques,
aussi durs, aussi lourds qu'un bois de chêne. Ensuite venait la mère,
droite et pointue, aux yeux d'acier. Puis le père, absent, absorbé,
assis à l'antipode, le père, lisant lui aussi, un journal, le
père, sérieux, un Monde.
Camille jeta un coup d'œil à sa montre. Il était midi.
Arrivée dans une heure. Dans une heure, quatre jours avec Louys, quatre
jours pleins, ensemble dans un même nœud. Dans une heure... Petite
goutte d'éternité .
Alors, comme un paquet de vent, le train s'engouffra dans le premier tunnel.
Une nuit infernale et glacée qui roulait sur son corps, une nuit de
8 décembre, rue du Bac, l'obscurité tout autour, le froid obscène
jusqu'au fond, après une dispute avec son père, puis renonçant
à tout, à l'université, au travail, aux parents, à
tout...
Le train revint au monde et Camille reprit conscience de son voyage, son livre
tombé des mains. Tout bascula au moment de se redresser après
avoir saisi le livre : le père et son journal, la mère aux yeux
d'acier, les deux garçons... tous projetés au plafond puis reprenant
leur place, remontant et redescendant, plusieurs fois de suite, ainsi pendant
une trentaine de secondes. Camille ferma les yeux, eut très mal, toutes
ces années d'une vie excessive qui explosaient tout à coup dans
sa tête en mille images... Et la danse insensée se calma.
Le petit garçon continuait à l'examiner, les yeux collés
sur son visage, obstinément jusqu'à le perforer, jusqu'à
regarder dans sa vie. Camille en ressentit un terrible malaise, se précipita
hors du compartiment et courut vers les toilettes.
Vint le second tunnel où le train pénétra aussi fatalement
que dans le premier, fouillant le trou noir de sa langue, dans une fougue
rageuse, une obscure jouissance à entrer dans le sein de la terre,
toute la nuit de la terre s'écartant au passage, dans un forcement
pour qu'elle cède, comme une coque, qu'elle livre son fruit lumineux.
Le wagon, violemment embrassé de toutes parts, subit une secousse puis
mille vibrations. Camille chancela. Un bruit rauque enveloppait le corps d'acier.
Quelques minutes encore, rien qu'une poignée de minutes, et Louys,
étincelant, se dresserait sur le quai . Et Camille plongerait dans
ses yeux. Tenir jusque-là ! Tenir ! Le miroir lui renvoyait une tête
blanche, creusée par la maigreur. Sans doute un effet de ces derniers
mois. La faim, le froid, cet appartement humide qu'on lui prêtait...
Ou le résultat de ces longues journées d'acharnement à
pénétrer, de phrase en phrase, dans l'histoire la plus noire
de la misère humaine...
Le train retourna dans le jour, et Camille voulut regagner sa place. Mais
tous les compartiments se ressemblaient, toutes les têtes aussi... La
nausée. Il fallait remonter le couloir, inspecter les cases, saisir
un signe, la marque distinctive absolue. Les gens près des fenêtres
rêvaient dans les ruées du paysage. Camille s'épuisait
à fouiller dans sa propre tête, en quête d'un visage, un
seul, le visage attaché à son compartiment. Mais sa tête
avait été violée, son corps avait perdu toute énergie.
Le train se mit à ralentir, tandis que se multipliaient les maisons.
Peu après, il s'engagea mollement dans le fourreau d'un troisième
tunnel. Camille plaqua son dos contre la paroi et se maintint le plus fermement
possible pour ne pas s'écrouler. Son visage, incrusté dans la
vitre comme un portrait dans son cadre, l'effraya plus intensément
que tout à l'heure quand il était dans les toilettes. Des creux
et des bosses couverts de peaux. Des yeux tapis au fond des orbites. Au point
d'être méconnaissable sous ces oripeaux de chair, même
pour Louys. A moins que Louys ne voie au-delà, l'invisible. Le tunnel
lui enfonçait dans le visage sa nuit et ses éclats d'argent,
ce roulement martelé, acheminement inéluctable vers le jour
définitif, le jugement en pleine lumière d'un face à
face sans paroles, devant Louys, sur le quai d'arrivée. Bruits qui
raclaient ses oreilles. Ses mains serraient la barre d'appui, son corps emporté
dans une aspiration inconnue...
Alors vint le troisième jour, triomphe lentement révélé
d'objets saisis par la luminosité. Sur le fleuve, sur les façades,
sur les mille poteaux électriques, et les centaines de fils, et sur
le toit majestueux de la gare, coulait un miel à profusion. Et dans
les corps aussi. Le signe qu'on arrivait. Les voyageurs s'agglutinèrent
dans l'étroit couloir. Ils défilaient devant Camille, lui marchaient
sur les pieds sans s'excuser, des valises se frottaient à ses jambes,
des odeurs de bouche et de sueur agaçaient ses narines...
Camille ! Tu te dépêches, voyons ! Remue-toi un peu ! Il faut
toujours que tu traînes... Camille se sentit fouetté. Qui parlait
? Immobile, à deux pas, les yeux plantés dans son visage, c'était
le petit garçon du compartiment, saisi aussitôt, emporté
par son père vers la sortie. Dépêche-toi ! Tu entends
! dit celui-ci. Voix coupante. La mère aux yeux d'acier et l'autre
garçon suivaient.
La voie enfin libre, le couloir enfin déserté, Camille se traîna
vers la sortie, comme un vieillard, ou comme un enfant maladroit. Une fatigue
inconnue qui engluait ses membres. Les marches du train, chaque marche, lui
coûtaient d'horribles angoisses. Il lui faudrait atteindre un charriot
sur le quai, s'agripper à son squelette et attendre que Louys apparaisse.
Ses yeux se brouillaient, mais sa vue, par intermittence, portait encore très
loin. Sur le quai, le même soleil foudroyant. Bientôt Camille
aperçut la silhouette lente qui concentrait sur elle toute la lumière
du monde et la réfléchissait, pleine d'amour et de grâce.
Elle glissait, glissait sur les eaux noires du goudron, et Camille sombrait
de plus en plus, les bras tendus et les mains assoiffées.
...
Sur la main sèche de Camille, Louys remarqua pour la première
fois une étrange tache foncée, comme un lichen.
le saumon sur la montagne
Il descendit avec ceux qui le suivaient et se trouva bientôt devant
la grande foule de ses frères, nés dans la multitude des peuples,
et qui étaient venus pour l'entendre et pour être guéris
de leur maladie. Alors, il leva les yeux sur eux et se mit à leur parler
:
Nous aimons notre montagne, car ses neiges qui font les rivières donnent
à l'eau un goût qu'on ne rencontre nulle part. Nous avons grandi
dans ces eaux-là, à l'abri du monde, assez longtemps pour que
notre chair s'imprègne de la saveur qui y règne, puisque les
pierres immergées s'y diluent lentement comme des sucres. Nous vivions
alors dans un écrin de muscles chauds, et parfois des musiques de bulles
dansaient autour de nous. Voilà notre mémoire. Notre mémoire
autant que nous vivrons...
Mais un jour, une violence incroyable se mit à contracter les eaux.
Et des mains ennemies nous poussèrent pour nous expulser vers l'aval.
Un arrachement qui nous fit mal à la mémoire. Par la suite,
abordant des rives nouvelles, nous avons senti le froid nous brûler.
Il nous fallut fuir l'épouvante et nous lancer vers l'inconnu, affronter
l'air douloureux tandis que se déchirait la poche des eaux. Nombre
d'entre nous sont morts dans cette débâcle. L'accalmie vint avec
des eaux plus vastes, mais si vastes que certains s'y sont perdus.
Or, voici qu'aujourd'hui des vibrations nouvelles parcourent votre demeure.
Beaucoup y perdent la tête, n'ayant qu'une idée, une seule idée,
retrouver la source, l'eau d'origine et son goût. Vous remonterez le
fleuve avec l'obsession de ceux qui ne vivent que pour voir un jour leur mémoire
coïncider avec les lieux. Vers l'amont ! Vers la montagne! Vous fonderez
là-haut de nouvelles générations, vous renaîtrez
dans votre passé, quitte à vous épuiser sur le chemin
de votre retour. Les chutes ne sont rien à franchir, ni le grizzly
qui ressemble tant à un homme et qui pourtant n'en est pas un...
Vous avez faim aujourd'hui, la vue de votre montagne vous rassasiera. Vous
pleurez maintenant, et vous baignerez demain dans votre joie. Vous serez riches
de votre pays retrouvé, mais votre mort vous trouvera dans le deuil.
Consolés demain, mais de quoi sera fait l'après-demain, qui
dure éternellement, si votre soif ici-bas se contente d'eau au goût
de terre ? Ceux qui admireront votre histoire agiront comme leurs pères
qui écoutaient les faux prophètes. Car si la vie est comme l'eau
qui tourne sans cesse sur elle-même, que dire de ceux qui se fixent,
amoureux de l'immobilité ?
Tarara, le grand mur
J'étais parvenu au pays de mes pères. La neige couvrait le sol,
les arbres et les maisons. J'ai marché dans l'épuisement jusqu'au
monastère de Khor Virab ( qui veut dire caverne profonde) où
je comptais me reposer quelques jours avant de reprendre ma route vers l'Ouest.
Le Tarara brillait comme un diamant ; la lumière du ciel bleutait ses
plis. Je marchais, vivant dans la merveille vivante, me disant qu'il ferait
bon ici oublier le monde, dans l'amitié de cette montagne. Ombre de
Dieu.
J'ai quitté la route après avoir longé le flanc oriental
du Tarara. Un petit bois et tout à coup la plaine, avec, dans le fond,
le monastère debout sur son rocher. Forteresse rectangulaire, une tourelle
à chaque angle, et en son centre l'église pointant son toit
conique à l'image de la montagne. Des moutons, marrons ou blancs, la
tête basse, cherchaient des herbes sous la neige. Tous avaient leur
corps parallèle au Tarara, comme une rivière dont le courant
suivrait l'obstacle d'un mur.
Je frappai à la porte du monastère. Un frère vint m'ouvrir.
En pénétrant dans la cour, j'eus l'impression d'être au
cœur d'un monde immobile : le sol, les murs, le mont, le ciel. Ou peut-être
autre chose.
Le frère me conduisit à l'intérieur d'une petite bâtisse
collée au rempart sud. Au fond, une ouverture dans le sol suivait la
ligne du mur verticalement, je descendis par une échelle. Le trou s'évasait,
devenait une pièce en forme de bouteille. C'était là,
paraît-il, Dieu manifesté à travers la souffrance d'un
homme, et cet homme ne cessant de nous offrir Dieu en retour depuis des siècles.
J'ai prié... Puis je suis remonté.
De nouveau la plaine à perte de vue. Des milliers de croix portant
des couronnes d'épines, rangées comme dans un cimetière
militaire, un fleuve dur qui nous coupait de l'autre côté. Je
m'en inquiétai auprès du frère car, pour traverser le
Tarara, je devais franchir cette haie.
C'est ici le bout du monde, me dit-il. Pour atteindre l'autre côté,
il faut beaucoup d'amour. Autant peut-être qu'il en existe là-bas.
Sans doute voulait-il dire qu'on n'aborde pas l'inconnu sans une application
absolue de son être. Mais que savait-il des mots qu'il venait de prononcer
?
Nam
Il pleuvait... Pluie de mousson. L'obscurité bouchait
la fenêtre située juste derrière Monsieur Wilstaff, professeur
de mathématiques au lycée français de D., ma nouvelle
affectation. Dans la cheminée, des bûches de pin craquaient,
sifflaient, suaient. Nous étions assis au fond du salon, au milieu
d'une longue table couverte d'une nappe blanche brodée de fleurs, l'un
en face de l'autre. Monsieur Wilstaff vivait au premier étage d'une
villa entourée d'arbres. Il parlait, il buvait, à peine s'il
touchait aux plats.
Là, à droite, mon bureau ; mon lit au fond ; mes toilettes.
En bas les femmes. Ca jacasse, ça ne fait que jacasser. Et ta ta ta
et ta ta ta... D'ailleurs, l'étage leur est interdit. Sauf si je les
appelle. Les " femmes" , affectées au service de Monsieur
Wilstaff, s'étaient succédé pour nous monter les plats
; d'abord une de quarante ans environ, puis deux jeunes filles de dix-huit
ans ou peut-être moins.
Monsieur Wilstaff m'initiait au Viet Nam, ma nouvelle vie.
Tard dans la soirée, quelqu'un vint frapper à la porte. On ne
s'en aperçut pas tout de suite à cause de la pluie. Mon interlocuteur
ouvrit ses grands yeux germaniques, exorbités par la surprise : Qui
ça peut être, par un temps pareil ? Il cria en direction de l'escalier
pour appeler les femmes, gueula un nom. Il était incapable de décoller
de sa chaise, alourdi par l'alcool qu'il avait ingurgité depuis le
début du repas.
La femme de quarante ans vint ouvrir, intriguée elle aussi. Une femme
du même âge qu'elle, ou à peu près, vieillie sans
doute par les duretés de son existence, apparut dans un imperméable
ruisselant d'eau. Pieds nus sur le tapis d'entrée, elle n'osait pas
avancer, elle souriait d'un sourire plein d'humilité, et je vis que
des dents lui manquaient. Elle ôta son fichu tout en parlant à
l'autre femme qu'elle semblait connaître.
C'est ainsi que je rencontrai Thi Nam.
Reprenant son souffle, l'air désespéré, Thi Nam expliqua
qu'elle cherchait du travail, que les instituteurs français qui l'employaient
venaient d'engager une "nouvelle", une fille plus jeune, ce qu'elle
considérait comme une manière de la congédier.
Monsieur Wilstaff avait très vite saisi tout le tragique de la situation.
Il aimait qu'on fasse appel à lui comme au seigneur du village, comme
au plus avisé, au plus influent, au plus humain des hommes.
Comme Thi Nam continuait de parler, il fit un geste de la main pour l'interrompre.
Ta ta ta. J'ai compris. Calme-toi . Thi Kiem donne-lui à manger. Et
maintenant disparaissez ! Je vais voir ce que je peux faire .
Les deux femmes descendirent l'escalier qui conduisaient au rez-de-chaussée.
Pas bêtes, hein ! nos petits instituteurs. En somme, elle n'était
pas à leur goût. Mais ce n'est pas une raison non plus. Thi Nam,
je la connais. Tu peux laisser de l'argent chez toi, tu le retrouveras intact.
Elle a toujours travaillé avec des étrangers, Américains
ou Français. Elle connaît la musique. Quatre ou cinq gamins à
élever. Pas de mari. Est-il mort ? Est-il viet ? Je n'en sais rien.
Puisque tu cherches une bonne, en voici une, je te la recommande. La cuisine
ne sera pas raffinée, mais pas mauvaise pour autant. Tu n'auras pas
à t'en plaindre. Prends-la !
Une bonne ! Je n'avais jamais eu de gens à mon service. Mais ici, comment
faire autrement ? Les marchands m'auraient trompé sans vergogne. Nous
autres, les étrangers, on nous voyait "venir". On nous attendait
pour nous piéger au prix fort.
Monsieur Wilstaff a fait appeler Thi Nam ; je lui ai dit que je l'engageais,
que j'habitais la villa située à cinquante mètres d'ici,
près du pylône.
C'était une maison sans étage, perchée sur une butte,
qui dominait la dernière rue goudronnée avant la forêt.
Mon bureau occupait un angle à deux fenêtres dont l'une surplombait
rizières, cultures et vallonnements, avec dans le fond, un couple de
montagnes considérées comme les plus hauts sommets de la région,
deux cônes noirs qui émergeaient d'un océan d'arbres.
Avec Thi Nam, les jours se déroulaient sans accrocs. Elle avait deviné
ma façon de vivre et s'y conformait avec intelligence. Contrairement
aux usages qui régissaient le travail des gens de maison engagés
par les Français, Thi Nam rentrait chez elle sitôt servi le dîner,
pour s'occuper de ses enfants.
Je vivais isolé du gros de la communauté française, à
l'antipode du quartier sud de la ville. Les résidences étaient
assez proches pour favoriser des rencontres presque quotidiennes. On s'invitait
à qui mieux mieux autour d'une table composée presque exclusivement
de plats, de vins et de fromages européens.
Comment éviter de sacrifier à ce rite moi aussi ? Mais c'était
mettre Thi Nam dans l'embarras. A vrai dire je comptais sur une invitation
pour en faire une occasion de rupture avec mes collègues.
Thi Nam ignorait les subtilités de la cuisine française, elle
faisait de son mieux. Un jour, aux trois invités que j'avais à
ma table, elle présenta un très ordinaire poulet-frites-salade
en s'excusant auprès d'eux de ses médiocres dispositions culinaires.
Il faut dire qu'elle était mal tombée : une Gasconne dans la
quarantaine, fine bouche, qui avait su mettre ses deux "boyesses"
aux fourneaux et les mener comme un chef d'orchestre ; un jeune Parisien,
épicurien trouble et élégant ; enfin un professeur d'histoire
qui exhibait des convictions socialistes et qui n'en possédait pas
moins un sérieux coup de fourchette.
Thi Nam se retira discrètement dans sa cuisine et aussitôt mes
trois invités se déchaînèrent à voix basse.
- C 'est ça ta bonne ? Franchement, je ne vois pas pourquoi tu nous
en parles en bien si souvent . Un poulet-frites-salade, c'est d'un commun
! commença la Gasconne.
- Des bonnes, renchérit le Parisien, il n'en manque pas pourtant. Elles
n'attendent que ça. D'ailleurs nous, nous n'avons pas hésité
à remplacer les nôtres. Et maintenant ça va mieux.
- Il faut dire, en effet, que ce n'était pas très original .
Par ces mots, l'historien-socialiste espérait se placer dans le camp
des deux autres.
Le verdict était tombé ; une condamnation sans appel. J'eus
beau prendre la défense de Thi Nam : son honnêteté exceptionnelle,
sa discrétion... rien n'y fit. Non. Il fallait être masochiste
ou bon Samaritain pour s'obstiner comme moi à garder Thi Nam en dépit
du bon sens. J'aurais pu leur opposer que Thi Nam était veuve, qu'elle
avait à sa charge quatre enfants. Mais ces justifications n'auraient
pesé d'aucun poids contre le réquisitoire ; un argument, tout
juste une forme d'apitoiement sans rapport avec le bien-être auquel
j'avais droit, après tout.
Au moment de prendre congé, la femme me lança un sourire, les
yeux obscènes, comme deux bouches suçantes. La voiture s'éloigna,
je fermai le portail, j'avais eu mon occasion de rupture.
Thi Nam finissait de nettoyer la table. Elle s'excusa d'avoir si mal reçu
mes amis. Je lui fis comprendre que je n'avais aucune raison de me plaindre
et que, au contraire, tout avait été comme je l'avais souhaité.
Puis j'ajoutai, sur le ton d'une interrogation amicale : Au fait, Thi Nam,
vous avez bien quatre enfants ?
- Non. Cinq Monsieur.
- Comment cinq ?
- A moi, deux filles et deux garçons. Un autre garçon, six ans,
orphelin. Parents morts pendant Têt. Lui resté tout seul.
- Bon. Rentrez chez vous maintenant. Vous finirez de ranger demain .
Quelques instants plus tard, Thi Nam trottinait sur la route, son chapeau
conique sur la tête et son sac dans une main. Son imperméable
lui donnait une silhouette droite et fragile. Elle se mit à accélérer
le pas ; dans l'air, des nuages noirs commençaient à se coller
aux collines et aux arbres.
Or le matin suivant, Thi Nam ne revint pas. Une convocation la retenait dans
les bureaux de la police. Elle fut questionnée durant des heures ;
on se méfiait de ces gens qui, à l'image de Thi Nam, menaient
une vie ordinaire, si ordinaire que son insignifiance donnait l'impression
de sonner faux.
Thi Nam avait été dénoncée par le photographe
chez qui, un mois auparavant, elle avait déposé des pellicules
appartenant à ses anciens maîtres, les instituteurs. Sur certaines
prises de vue figurait le drapeau ennemi, le plus haï de tous les drapeaux.
Thi Nam eut beau se défendre, jurer qu'elle ne savait pas tenir un
appareil, qu'elle n'en avait jamais possédé, on refusait de
la croire. On ne la lâcherait pas avant qu'elle n'ait craché
le morceau. Elle avait contre elle d'avoir "perdu" son mari et d'habiter
un quartier pauvre de la ville, le plus grand vivier de révolutionnaires
.
Pourtant, sur la mort de son époux, elle possédait des preuves.
Des papiers officiels. Mais ces papiers ne suffisaient pas à démontrer
qu'il était mort effectivement. Ils servaient peut-être à
couvrir son passage chez les autres. Et Thi Nam se mit à raconter comment
il était mort, en s'étant couché sur le bord de la route,
la redoutable route du col, toute une nuit, près de son camion en panne,
tout simplement parce qu'il avait pris froid et que son mal l'avait emporté
après plusieurs jours d'une méchante fièvre.
Les instituteurs ne vinrent pas témoigner. Le petit garçon qu'on
envoya chez eux pour les y inviter en avait bien rencontré un, mais
celui-ci, sous prétexte qu'il allait chercher les autres, avait disparu.
Thi Nam dut se battre toute seule, avec sa voix, avec sa vie, recommencer
son récit plusieurs fois jusqu'à ce que les policiers se lassent
de son obstination.
A son retour, je lui exprimai mon étonnement ; c'était si inhabituel
un tel retard chez Thi Nam. Elle s'excusa sans pour autant évoquer
l'épisode de la convocation. Je l'appris plus tard par la bouche de
Monsieur Wilstaff qui était, comme à l'ordinaire, au courant
de tout.
Les absences de Thi Nam reprirent l'année suivante, d'abord sporadiques,
puis de plus en plus longues et répétées. Cette fois,
elle m'en donna la raison : sous la peau de sa petite fille étaient
apparus de minuscules points rouge sombre. Anh Lynh me les avait elle-même
montrés le jour où les enfants de Thi Nam avaient déjeuné
à la villa. Je les avais conduits au lac en voiture et c'est en me
tendant sa main qu'Anh Lynh avait attiré mon attention.
Au début, Thi Nam ne manifesta aucune inquiétude, elle maintenait
son visage dans l'expression de réserve que je lui connaissais. Pourtant,
quand, de mon bureau où j'écrivais, je la voyais étendre
le linge, j'arrivais à percevoir dans ses yeux une évidente
lassitude mêlée d'absence ; parfois même elle arrêtait
son geste pendant quelques secondes et restait figée.
Au fil des mois, Anh Lynh devint de plus en plus blanche, d'un blanc de porcelaine.
Comme elle s'affaiblissait, nous étions convenus de la garder à
la villa durant la journée. Elle jouait avec le chien ou écoutait
sa mère lui chanter des berceuses.
Thi Nam avait tout essayé avant de se résoudre à la confier
à l'hôpital. Anh Lynh dormait dans un grand lit, petite comme
une poupée japonaise. Assise à son chevet, sa mère attendait,
réduite à l'impuissance. Le docteur américain que j'interrogeai
me dit sur un ton neutre : Pour la petite, oui, c'est grave. C'est très
grave . Ce jour-là, de retour à la villa, le chien hurla à
la mort pour la première fois. Anh Lynh devait mourir de leucémie
trois mois plus tard dans le sud. Et Thi Nam revint travailler à la
villa. Elle dit : Elle pas souffrir. Endormie en attachant sa chaussure. J'imaginai
les petites mains d'Anh Lynh en train de se débattre avec les lacets
et, de guerre lasse, perdre la partie.
Anh Lynh disparut quelques mois à peine avant le déclenchement
de l'invasion générale sur les hauts plateaux, une sorte d'inondation
qui marchait inexorablement, un déferlement jusqu'à la mer.
La panique s'empara des gens. Sur la route qui conduisait à la côte,
des voitures surchargées d'hommes, d'animaux et d'ustensiles domestiques
se succédaient en une chaîne ininterrompue. Les " montagnards"
eux-mêmes quittaient leurs forêts par tribus entières pour
se réfugier en ville, pieds nus, transis de froid, couverts d'une vieille
couverture trempée par la pluie, et portant dans leur hotte tout le
nécessaire. Ils avaient marché des heures durant pour fuir les
combats. Comme on ne savait pas où les mettre, ils furent parqués
sur le terrain de football, tout près du court de tennis, situé
en contre-haut, sur lequel jouaient quatre Français tout de blanc vêtus.
Peu après, nous avons reçu l'ordre de faire nos valises pour
être évacués sur la capitale par avion. Thi Nam savait
qu'après mon départ la villa serait pillée par les gens
du voisinage ; elle me conseilla de mettre mes affaires à l'abri. Les
meubles seuls furent abandonnés sur place. Mon chien irait rejoindre
la troupe des autres chiens que leurs maîtres, Américains ou
Français, n'avaient pu emmener. Ils allaient d'abord errer sans comprendre
jusqu'à ce qu'on les attrape pour les manger. A la banque, nous avons
attendu des heures avant de récupérer l'argent déposé
pour Thi Nam, une petite somme qui lui permettrait de survivre quelque temps.
On ferma les portes et le portail de la villa avec des chaînes. C'était
fini.
Je reconduisis Thi Nam jusqu'à son quartier. Elle me dit adieu en souriant
d'un air triste, me laissant voir ces vides que faisait dans son sourire l'emplacement
des dents qui lui manquaient. Puis elle disparut dans la masse spongieuse
des baraques qui s'agglutinaient sur un coteau, entre le lycée français
et un couvent.
Je ne souhaitais pas quitter la ville sans rendre visite à Monsieur
Wilstaff une dernière fois. Il n'avait rien changé à
ses habitudes, l'agitation extérieure ne l'avait pas contaminé.
Je le surpris dans son bureau en train de lire un roman français, une
bouteille de whisky à demi entamée se dressait au milieu des
livres et des papiers.Il dit : Je ne pars pas. Il faudra qu'ils viennent déloger
le vieux. Ils vont voir ça ! Je partirai contraint et forcé.
C'est que j'ai du monde ici ! Quatre gosses, tu entends ! Quatre! Ca commence
à en faire du monde, non ?
Monsieur Wilstaff réussit à tenir trois mois. Trois mois durant
lesquels je vécus dans la capitale en attendant une éclaircie.
Thi Nam ayant appris que je me nourrissais mal, me fit parvenir de la viande
et des fruits avec même un couteau à plusieurs lames. J'ai gardé
le couteau.
Pour moi, elle fut cette Matriona dont parle l'écrivain russe. Ce juste
sans lequel il n'est village qui tienne.
Ni ville.
Ni peuple...
Un épilogue
Dionys cherchait l'ombre des arbres, leur fraîcheur après les
zones brûlantes. La végétation qui noyait le village de
Vathi se raréfiait, et la route, de plus en plus nue, méandrait
jusqu'à la mer. Une mer invisible et présente. De temps en temps,
il s'arrêtait pour boire, pour mouiller le linge qui protégeait
sa nuque, pour s'enduire les cuisses de crême, pour se talquer les pieds.
Le passage des voitures soulevait des poussières blanches qui gênaient
sa respiration. Il traversa un pont de pierre, pénétra avec
soulagement dans l'ombre d'une colline et se trouva devant une terre plate,
aux maigres arborescences, que le soleil martelait. A partir de ce moment-là,
il s'engagea dans la chaleur, un feu blanc à perte de vue. Après
une bonne heure de marche, il aperçut un premier bras de mer, sorte
de ruissellement horizontal, une vibration d'écailles ininterrompue.
La dure luminosité qu'il affrontait depuis des heures n'avait pas de
fin. Le couvent de Chrissoskalitissa était là, 90 marches dont
l'ultime en or pur, une table dressée sur un rocher, architecture laiteuse
en amitié avec le ciel, au-dessus des déchirements marins. Dionys
ne souhaitait pas s'interrompre, mais terminer sa route jusqu'à la
rencontre des eaux pour qu'elles lèchent ses blessures de leurs langues
salées.
Surgit alors un kafénion, aquarium offert à la soif du voyageur.
Là, d'un mot, d'un seul, universel, sucré et pétillant,
il commanderait la boisson salvatrice, puis une autre, et la même encore
une fois, au tenancier grec perdu dans cet Arizona marin. Il posera son sac
sur une chaise, il s'effondrera sur une chaise voisine et laissera éclater
dans sa gorge les bulles de gaz mêlées au liquide. Mais la porte
était close, personne à l'intérieur... Dionys appela,
irrité par la déception. Il manquait de souffle. Sa langue était
grosse, ses lèvres avaient un goût de sel, la sueur perlait sur
ses yeux. Il se remit en route, dans une Afrique sans hâvre ni rivage.
Et pourtant... Le second kafénion apparut bientôt, perché
sur une hauteur. Elafonissi ! Elafonissi ! se répétait Dionys
à la vue du vaste mur bleu qui s'imposait à lui maintenant.
Il n'avait plus de force, il sentait battre son cœur, battre sa tête,
le corps tout entier en proie à un fébrile ébranlement.
Il eut beau se désaltérer, le mal était dans la place.
Il parcourut les derniers cinq cents mètres avec peine et jubilation
; ses chaussures lui étranglaient les chevilles, ses yeux baignaient
dans des scintillements sacrés. Sous les arbres, quelques gens et,
au-delà d'un maigre chenal, un îlot blanc taché de toisons
vertes, couché dans l'eau de tout son long. Et puis, à une dizaine
de mètres, une femme, étendue sur le dos, corps nu pointé
vers l'horizon, peau cuivrée, pailletée de diamants, une jambe
couvrant l'autre, les seins gorgés de suc, une main dans les cheveux,
l'autre ouverte à la lumière, au soleil absolu comme une orange,
debout sur la mer, qu'elle semblait avoir enfanté. Dionys marchait
vers elle. La mer... Déesse ! se disait-il, Déesse ! Laisse-moi
voir ton visage. Enfin ton visage... Il avait soif encore, et il était
fatigué, la gorge blanche, l'œil en pointe, vide, complètement
vide comme une poche qui veut se remplir, va s'écraser, boire le sable.
Il n'eut pas le temps de poser son sac, il s'effondra. Des gens accoururent,
ils le transportèrent sous un arbre. De sa bouche sortait une écume.
Il avait un regard terrifié. Qui était-il ? On voulut savoir.
L'homme qui trouva son portefeuille tomba sur une photographie de femme entièrement
nue, prise de face, debout devant une étendue de mer. Une photographie
déchirée, de sorte que la femme n'avait plus de tête.
1985-1995
Extraits : Voyages égarés
Fragments de figures apatrides 1 2 3 4 5 6
Une année mots pour maux Octobre 1 Novembre Décembre Janvier Février Mars Avril Mai Juin Juillet Août Septembre Octobre 2 Couverture