Août. Les déserticulés. (Extraits).
1 Train de vies au départ
Vous avez mis le pied dans un wagon, celui-ci plutôt qu'un autre pour
la simple raison qu'il se présentait à vous au moment où
vous vous trouviez à telle hauteur du quai, de sorte que vous ne pouviez
pas faire autrement,et comme il était 14 heures 32 ce jour-là,
c'était cette rame plutôt qu'une autre que vous alliez prendre.
Vous avez choisi une place, parce qu'elle était libre, près de la porte.
Et quand celle-ci, à l'instar de toutes les autres, s'est refermée, pour que la rame quitte la station Gare de Lyon,
tous les acteurs involontaires de la scène étaient en place, à commencer par le bruit croissant du drame, celui que font les roues de fer sur les rails de fer et qui vous broie toute parole, et le silence de la conscience, un bruit de chur moderne au sein duquel baigneront les protagonistes.
Mais pour l'instant, devant vos yeux, rien que du monde habituel, des corps figés par le mouvement.
Or, tout se muera en spectacle tragi-comique à partir du moment où une voix se mettra à crier pour se faire entendre, pour couvrir le bruit de fer qui poussera plus fort son intensité à mesure que le train prendra de la vitesse, de sorte que l'homme qui, à son tour, devra pousser ses mots de plus en plus fort,ouvrira les yeux plus grand,terrifié à l'idée que son discours ne sera pas entendu, qu'il aura beau tendre son corps, presser sa poitrine, il aura bien du mal à affronter les deux ennemis actuels de son existence,le bruit de la machine et l'indifférence des gens.
Mais pour vous, assis là, tandis que vous cherchiez assidûment à voir le monde tel qu'il est,tout s'anime soudain.Vous êtes servi : les têtes vont se mettre à parler.
2 Fronts, occiputs et profils.
Les têtes ? Parlons-en.
Plan du fond : deux hommes de part et d'autre d'une porte de passage.
L'un petit sombre aux yeux noirs, c'est le braillard qui fait la manche.
L'autre, devant lui, blond à lunettes et ventre, a les deux mains plaquées entre fesses et paroi.
Plan suivant : quatre personnes assises, dont vous percevez les occiputs, réparties par deux, selon les sièges, de part et d'autre de l'allée, et que, par convention, nous nommerons, de gauche à droite, occiput 1, occiput 2, occiput 3, occiput 4.
Plus près, quatre personnes de front, ayant devant elles quatre autres voyageurs, vus là encore par leur occiput, tous répartis comme suit, par la force des choses, selon l'ordre des sièges, toujours dans le sens gauche droite :
Front 1, front 2, front 3, front 4.
Occiput 5, occiput 6, occiput 7, occiput 8.
Et juste derrière ce rang : Front 5, Front 6.
Un couple dans la quarantaine se tient debout dans l'allée. Entre eux, une barre verticale leur sert de bitte d'amarrage.
Reste, au plan le plus proche, le dernier quarteron, les mieux assis, puisqu'ils ont devant eux toute la scène. Profil 1, profil 2, profil 3, profil 4 ( je suis ce profil 4 , mais pour qui ?).
En somme, 22 protagonistes, ou 22 têtes,
22 consciences.
Et un train en marche entre Gare de Lyon et Charles-de-Gaulle Etoile.
3 Discours du brailleur.
C'est le brailleur qui va tout déclencher. Il se lance dans son rameutage tandis que le train pousse son rataplan. Au début, je crois à un fou qui ragote à voix haute, éperdu de vivre sans reconnaissance, un qu'on a dépouillé de son enthousiasme, qui fait son charabia des catastrophes intimes et à venir, qui a besoin de nous pour cracher ses déboires.
Mais dans le sourd bruit de fer du train qui roule, la voix aigre pique parfois vers les aigus. On y perçoit du pathétique. C'est tout un corps qui essore sa honte. On se dit que ça lui vient si lourd ces paroles qu'elles ne peuvent résulter de la seule mémoire ou de l'imposture.
Il tire à blanc sur le blond à ventre et lunettes, parlant contre son oreille. Mais là où il se tient, il chaloupe tantôt de notre côté et tantôt côté fond, au-delà du passage.
Et son il noircit à mesure aussi fort que ses cheveux.
...
pour rester propre.
Ce que je vous demande, c'est un franc ou deux. Sinon un ticket de métro.
Ne croyez pas ceux qui disent que nous bluffons, nous autres.
Je n'ai pas d'adresse où aller.
Je ne vais pas vous faire un cours pour éclairer votre lanterne.
Je suis un cave en plein désastre.
On m'a mis dans la calamité à grands coups de tromperie.
A grands coups dans le ventre, parce que j'ai faim.
Vous pensez que j'exagère parce qu'on nous donne à manger.
En fait, c'est le travail qui manque.
C'est lui qui vous fait monter en considération.
Je pourrais vous dire que si l'un d'entre vous me donnait une pièce,
j'irais la boire tout de suite.
Et après ? Si c'est mon goût. Vous en avez bien des goûts
vous aussi.
Vous batifolez avec.
4 Discours du brailleur ( suite ).
Moi, j'ai
du verbiage éperdu parce que pas nourri, roulé à longueur
de jour dans l'incertitude.
Et notez que je suis devenu fou à cause de ça.
Ça ne me lâche pas ces besoins et ces envies.
Et je parle pas du reste, relatif à l'hygiène et qui vous embrouille
la tête en fariboles et aventures qui n'auront pas lieu.
Vous entendez comme je n'ai plus honte,
que je vous parle aussi intime qu'en confidence à un ami. C'est bien
la première fois que ça m'arrive, de dégager comme ça
tous mes comptes.
Tout ce que j'ai de plus lourd déballé en vrac sous vos oreilles.
Car je sais que vous écoutez. Ne faites pas semblant d'être sérieux
et solides, ou de prendre vos airs fatigués, de rentrer dans vos bulles.
Ce que je vous dis vous l'oublierez peut-être sitôt débarqué
à la prochaine station.
Mais moi je vous dis que ça vous en met un grand coup, mes hémorragies.
D'ailleurs on se ressemble, avec chacun ses tribulations,
sa vermine sans thérapeutique,
que demain vous serez moi, avec la même ambiance intime,
sous-alimentés en quelque chose, paniqués par l'avalanche du
pourri,
et vous chercherez par tous les moyens à vous faire admettre dans le
grand hôpital des maladies économiques.
Parce qu'il n'y a pas de cohérence, qu'on est déchu et sans
destination, que c'est là le dépotoir des tristes,
tellement leur assistance est pittoresque, tellement c'est injurieux à
l'homme qu'on le mette en sursis de crever de faim.
Alors merci de m'avoir laissé ruminer à voix haute,
même si vous n'avez rien à dire, rien à donner.
5 Le blond à lunettes.
Même si vous avez honte de sortir une pièce de votre porte-monnaie
devant tout le monde qui est là pour la déposer dans ma main,
parce que tous les autres qui sont là vont se mettre à penser
que je vous vole,
que je vous ai eus,
trompés,
que j'ai bien su emballer ma marchandise au point que vous n'y avez vu que
du feu.
Et voilà qu'il s'adresse maintenant au premier homme, son prochain, son frère, le blond à lunettes et ventre. Il lui tend la main au bougre, un cravaté à manches courtes, les cheveux lisses partagés d'une raie, l'air poupin à joues rondes, l'il bleu braqué devant dans l'indifférencié, ne regardant rien ni personne, un il solitaire en somme sans aucun débordement , bleu sans hideur, ni dégoût, ni même accablement, un il moisi de voyageur.
Qu'il
parle ! Mais pourquoi à moi ?
Il me fourre son il dans l'oreille comme si j'étais son dépotoir.
Et en plus, tous ces regards braqués sur moi comme s'ils attendaient
que je craque.
Sûr qu'ils parient sur mon degré de résistance. "
Donnera ? Donnera pas ? "
Laisser ses mains collées au mur. Et les coincer avec son cul pour
qu'elles ne soient pas tentées de puiser dans ma bourse.
D'ailleurs, il m'inspire pas ce type.
Il m'agresse avec ses mots qui suintent le déchirement.
Ça veut faire pathétique, dégradé, écrasé
par l'abominable.
Au moindre don, c'est pour aller boire un coup. On connaît ça.
La rengaine du petit chômeur sur la paille qui vous hausse le ton de
rage.
Comme si on ne donnait déjà pas assez, hein ! Beau parleur !
Extraits : Voyages égarés
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