Cris blancs
Dans ses draps d'hôpital elle s'enlisait comme chaque
jour dans sa mort, elle se noyait dans son propre corps, elle s'engourdissait.
Des arums, des lys et de grosses marguerites fusaient des vases.
( Maintenant vous savez ce que c'est. En l'état actuel de la recherche,
nous n'avons pas de remèdes contre ça. )
Ani Salviani songeait à son nom. Un nom qui n'avait pas vécu
en quelque sorte, un nom maudit et qui roulait dans sa tête ses cris
et ses échos. " Ani Salviani !" On ne t'aura pas laissé
le temps de te marier ni de donner le jour à un être neuf. Naître
Salviani et mourir Salviani... L'homme, l'étranger qui t'aurait délivrée
des cris et de leurs échos, aura manqué à ton appel.
Maladies plus fortes. Désordre plus fort...
( Tu avais beau te dire : " Non, ce n'est pas possible ! Ce n'est pas
possible ! Tous les médecins peuvent se tromper !" )
Ces cris et ces échos... Ils ne te lâchent plus. ANI... IAN...
ANI... Archet qui jure, chat qui miaule, déchirement de pleureuse...
Un nom que tu n'as pas choisi. Nœuds d'échos et de cris. Galets
sur galets qui roulent, qui rampent dans les muscles marins. Qui appelle qui
appelle qui ? L'insupportable chose absente. Tu voudrais le fracasser sur
ces murs blancs, ce sac de sang. Qu'il éclate sur ces murs ! Sonorités
assassines qui t'imprègnent, qui t'emprisonnent. Elles remplissent
ta chambre. Tout à l'heure les médecins et les infirmières
vont entrer dans ton nom, mais ils ne l'emporteront pas avec eux. La seule
chose qui te survivra. En seras-tu délivrée bientôt ?
( Tu te répétais : " Pourquoi moi ? Pourquoi moi ?")
Ani... Les murs roux d'une ville ruinée par mille années de
vide. C'est ça que tu portes dans ton nom. Les gens de notre espèce
ont tous un nom qui se termine par ani. Ca veut dire catastrophe. Tous sans
exception ou presque. C'est notre queue à nous, chiens errants, et
nous traînons derrière nous cet appendice national. Signe de
deuil et de reconnaissance. Catastrophe ! Des milliers de morts dans ces trois
lettres. Toute la haine du monde dans trois lettres. Peuple haï ! Peuple
haï ! La haine des hommes est sur nous. Cris des tueurs et cris des torturés
dans ani... Leur écho jusqu'à toi. Mère dit un jour :
Voici ton nom pour que tu n'oublies pas . Ta fille n'a pas oublié,
mère ! Et même si peu oublié que sa vie pue le cadavre.
Elle est pleine de cris et d'échos. Je suis enceinte de tes propres
cris... Ma vie est devenue une caisse de résonances, un cercueil bien
fermé qui flotte au milieu des hommes. Car aucun homme n'a osé...
De l'air ! De l'air ! Maintenant je vais mourir d'une mort juste. Les morts
d'hier m'ont perdue. Et je n'ai rien à dire contre ça. Qu'importe
le passé noir qui a miné ma jeunesse. Et maintenant personne
pour m'indiquer où je vais. Pas même toi, mère, car tu
m'as trompée. Tu as trompé ma vie. Ma vie pour toi ne valait
pas une catastrophe. Toi qui es morte sous le poids de tes dix mille morts,
tu n'as jamais été capable de m'apprendre ça. Est-ce
que c'est toi ce sifflement dans mon oreille ? Cet i perçant, persistant
? Comme une flèche qui s'enfonce dans un lieu inconnu. Un lieu habité
par la paix. I comme dans Ani Salviani... Mère ! Est-ce que c'est toi
qui chuchotes dans mon oreille , Salv....
Deux jours plus tard, l'infirmière de service jeta dans une poubelle
des bouquets d'arums, de lys et de grosses marguerites molles.
Descriptions des Tarariens
Les Tarariens habitent autour du mont Tarara depuis des siècles. Ce
qui leur donnerait le droit de penser que la montagne leur appartient. Le
Tarara figure sur leur drapeau, leurs timbres, leurs billets de banque, mais
aussi dans leur hymne national. D'ailleurs, leurs enfants naissent avec une
tache bleutée sur les fesses ayant la forme d'un V renversé.
Un signe ! Quand un Tararien lève la tête, ses yeux se heurtent
obligatoirement au Tarara ; il vit avec cette grandiose obsession du paysage.
Et comme les Grecs qui tournent leur maison vers la mer, les Tarariens habitent
leur terre en regardant le Tarara. Ils en sont toqués. C'est leur Mecque,
leur Taj Mahal, leur Mur des Lamentations, leur Jérusalem céleste.
(Si on leur reproche une telle idolâtrie, les Tarariens répliquent que certains peuples ont inscrit la lune sur leur propre drapeau alors même qu'elle ne leur appartient pas. Pourquoi donc n'auraient-ils pas, eux, un droit exclusif de propriété sur leur montagne ?)
Mais voilà. Aujourd'hui, les Tarariens ne sont pas heureux : on les a dépossédés de leur chère montagne. Une visible tragédie de leur histoire. Massacrés, dépouillés de leur terres, et le Mont Tarara resté chez leurs bourreaux (l'ingrat !). Et quand les survivants aperçoivent le Tarara, l'autre côté de la frontière, ils voient rouge. Leurs nuits se passent en cauchemars, leurs journées en discussions politiques. Et les générations s'éteignent, laissant aux autres le soin de résoudre le mal. Un enfant tararien a reçu de son père le prénom de Vengeance. Tout un programme.
Les Tarariens aiment les Tarariens dans la mesure, la seule, où chacun reconnaît en l'autre son double, son image idéologique. Deux Tarariens qui se parlent utilisent des éléments d'un code fondé sur l'adoration perpétuelle et indiscutable de la Tararie. On teste chez l'autre sa capacité à produire et à reproduire de la tararité. Les Tarariens s'alcoolisent l'esprit avec de la mémoire tararienne. C'est un peuple qui vit dans le mimétisme et la répétition. Je ressemble, donc je suis. Panurgisme culturel. D'ailleurs, la suprême jouissance des Tarariens, c'est de se trouver en très grand nombre dans une rue ou sur une place publique en train de manifester pour la défense et l'illustration de la Tararie. Alors, ils existent. La Tararie constitue un critère de reconnaissance ou d'exclusion. On en est ou on n'en est pas. On mesure l'autre à l'aune d'un tararisme correct. Tout le reste est égarement inadmissible de l'esprit.
Mais l'inverse est également vrai. Dans le fond, les Tarariens détestent les Tarariens. Ils se jalousent, ils se fuient, ils s'entretuent.
Tous les Tarariens ne vivent pas en Tararie. Certains, après la Grande Catastrophe, ont déserté ces terres maudites (ce qui réjouit leurs bourreaux une seconde fois). Aujourd'hui, des Tarariens ont fait leur trou dans tous les pays du monde. On se surprend parfois à en trouver là où l'on s'y attendait le moins. Pour en avoir le cœur net, un jour, traversant le désert de Gobi, j'ai soulevé une pierre au hasard et je suis tombé nez à nez avec un Tararien qui s'abritait de la chaleur. (Tassé au fond de son trou, il ressemblait à une crotte écrasée et presque sèche. Je le pris d'abord pour un yogi dans la posture du fœtus. En fait, sous son béret tricoté en trois couleurs - rouge, bleu, orange comme sur un drapeau - si large qu'il devait lui servir d'ombrelle, je reconnus Fryda Perrane, peintre tararo-lattriste, c'est-à-dire tararien, latrinien, lettriste et triste). Ainsi, quand un Tararien voyage à l'étranger, il peut être assuré de se sentir un peu chez lui en retrouvant ses frères. Ces Tarariens hors-les-murs appartiennent à ce que l'on appelle communément la Diastararie, ou Tarariens de la Dispersion, ceux qui, tombés de leur montagne à l'automne, jonchent le sol du monde. Mais c'est toujours l'automne en Tararie : beaucoup s'exilent, poussés par le vent, pour hurler à la mort, dans la nuit, loin du Tarara.
Aujourd'hui encore, des Tarariens quittent définitivement la Tararie. Leur nombre croît de mois en mois. Voilà bien des années, ils avaient abandonné leur pays d'adoption pour vivre en Tararie avec des Tarariens. Mais les Tarariens de souche n'ont cessé de les humilier, ces " frères ". Si tu n'es pas content, retourne où tu étais ! De sorte qu'aujourd'hui, la coupe étant pleine, les " frères " se séparent de ces Tarariens qui aspirent bêtement à vivre et à s'aimer entre eux. Or, tous les Tarariens en veulent à ces déserteurs. Les premiers à s'en plaindre sont généralement ceux qui ont quitté le navire ou qui n'ont jamais donné un seul coup de rame puisqu'ils ont toujours vécu hors Tararie.
Au moment où, en Tararie, sévit le sauve-qui-peut, où s'exilent chaque mois, deux mille Tarariens, où aucun Tararien extérieur ne songe à s'installer définitivement au pays, certains réclament des terres en criant le plus fort possible : " I-an !I-an ! I-an ! " La vie de tout Tararien qui se respecte consiste dans le fond à réclamer des terres qu'il a perdues. C'est l'unique credo, le tao qui se mord la queue. Reste à savoir si ces terres une fois reconquises pourraient de nouveau leur échapper. Il s'agirait alors de reprendre la lutte. Et ainsi jusqu'à la fin des temps… D'ailleurs l'histoire de la Tararie montre, à partir d'une certaine hauteur de vue, que ses frontières furent d'une effrayante mobilité. Durant des siècles, elles avaient même complètement disparu.
Que propose un philosophe tararien à un Tararien ?
D'être et de rester tararien.
Que propose un poète tararien à un Tararien ? D'être et
de rester tararien.
Que propose un religieux tararien à un Tararien ? D'être et de
rester tararien.
C'est ce qu'a peut-être voulu dire Thoros par ces paroles
:
Nos philosophes font de la philosophie, mais ne sont pas philosophes.
Nos poètes font de la poésie, mais ne sont pas poètes.
Nos religieux pratiquent leur religion, mais sont dépourvus de sens
mystique.
Les écrivains tarariens s'adressent à des Tarariens pour cultiver leur tararisme. Ils s'écartent rarement de ce programme. Chaque voix tararienne est une variation sur la Tararie.
Les Tarariens ont peu d'écrivains scandaleux. Leurs écrivains eux-mêmes ont peur du scandale. Les premiers obligent tacitement les seconds à aboyer comme eux. Dans ces conditions, l'écrivain devient timoré, apathique ou démagogue. Et le peuple demeure immobile.
Pour comprendre les Tarariens, il faut connaître le chiffre deux. Aucun peuple au monde ne pratique à ce point la division, c'est-à-dire l'opposition de deux termes non dialectiques. A croire que c'est là son unique mode d'existence et de cohérence. (J'ai dit plus haut que chaque Tararien recherchait en l'autre son propre double comme image du tararisme. C'est en fait au nom d'un tararisme passionné et pur qu'un Tararien, tenant d'une telle doctrine, rejettera un autre Tararien, partisan d'une opinion différente). Ainsi, comme on l'a déjà vu, il existe deux lieux sur terre où vivent les Tarariens : la Tararie et le reste du monde. En somme deux patries. Cet état des choses en entraîne d'autres : les Tarariens parlent deux langues, ont une Église avec deux papes, deux partis politiques ( les pour et les contre), deux façons de dire " ah ! ", deux poches à leurs pantalons, deux oreilles ( l'une pour écouter, l'autre pour faire le sourd), deux équipes de football ( mais peut-être en ont-ils trois ?), deux fleuves ( qui, en Tararie ne se rencontrent jamais), deux voies à sens opposés sur leurs autoroutes, deux mains ( une pour dire bonjour, l'autre pour…), deux entrées dans leurs autobus, qui sont également deux sorties, etc. Ah ! J'oubliais : deux hémisphères cérébraux (ce qui pourrait tout expliquer). Le Mont Tarara étant une montagne à deux sommets, faut-il voir dans cette bicéphalie un modèle auquel se conforme tout Tararien ? Mais je n'irai pas jusque-là.
Quand un Tararien fait baptiser son enfant, il n'en fait pas un fils de Dieu. Il en fait un Tararien.
Les Tarariens ont un tel culte du passé qu'ils finissent par le reproduire.
Ils ont la lettre, et ils ont perdu l'esprit.
Les seuls Tarariens qui défendent la Tararie sont ceux l'attaquent. (Mais ils sont vite neutralisés : lapidés, phagocytés, ou plus simplement excrémentés).
Le Tarara est un bout du monde. Un sommet… Indicateur de l'infini, certes, mais si petit devant l'infini.
Le Tarara n'est pas une montagne. C'est un gouffre, un piège, un idéal de grâce et de fatalité.
Les Tarariens imitent, s'imitent, se copient, reproduisent… Savent-ils inventer ?
Ils parlent de génocide. Pas de la mort. Les champions du " pathos nécro-culturel " (J.B.) La mort, dans le fond, ne les intéresse pas. Seul existe l'en-deçà. L'Histoire. Qui est l'avant et qui est l'après. Leur vie dans l'histoire, dans le cercueil de l'histoire. Leur vie est l'histoire de leurs frontières. Leur vie dans le cercueil de leurs frontières.
Les Tarariens ont un sentiment et ils croient penser. C'est d'ailleurs tout le drame de leurs intellectuels, de ceux qui pensent vraiment.
Sont-ils victimes de leur ignorance ? Enfermés dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et qu'ils se donnent, les Tarariens se voient en incorrigibles martyrs.
Ils ont l'art de vivre comme des veuves. C'est le peuple du manque et du pathos.
D'ailleurs les Tarariens se rasent tous les deux ou trois jours. Porter la barbe est signe de deuil, mais aussi de reconnaissance. Les hommes y ajoutent le vêtement noir, quand ce n'est pas nécessaire. Des pleureuses. On pourrait les croire habités par ce qu'on appelle la foi de charbonnier. Un jour, pour en avoir le cœur net, j'interrogeai Rhoujan Mherdad sur ce genre de prédilection, vu que, représentant archétypique de ce genre d'uniforme, son extérieur laissant supposer des dessous identiques, et ainsi de suite. Il me déclara qu'il vivait en état de deuil permanent comme il existe un état révolutionnaire de même durée idéologique. A la vue des cheveux blancs qui commençaient à concurrencer sérieusement sa tignasse d'origine, je fus saisi d'inquiétude et lui en fis part. " C'est très simple, me dit-il, le jour où j'en aurai trop, je troquerai mes habits noirs pour des blancs. Et le tour sera joué ". Il est vrai après tout, que le blanc, dans certains pays d'Asie, reste la marque du deuil. Mais c'est fort salissant.
Depuis que le Tarara a rengainé son feu, depuis qu'il s'est cryogénisé (en attendant de fondre un jour sur le vieux pays, par surprise, iconoclaste suicidaire de sa propre somptuosité), les Tarariens, en dignes fils de leur montagne, se nourrissent de menus incendies pour alimenter leur culte : viandes épicées, eau-de-vie qu'ils boivent dans de grands verres comme leur eau culturelle, en grimaçant d'effort, puis de soulagement, toutes sortes de légumes imprégnés de vinaigre, et j'en passe. Les Tarariens sont des mangeurs de viandes, autrement dit des tueurs. Tueurs transparents, bouchers qui opèrent sans hypocrisie puisqu'ils ne dissimulent pas aux yeux des hôtes la bête qu'ils feront mourir et qui servira au festin. D'ailleurs, elle ne meurt pas, elle " crève ". Mourir est un privilège d'homme. C'est pourquoi jamais, depuis que le Tararien existe, n'est venue à sa conscience l'idée qu'un animal puisse souffrir. Jamais un Tararien n'atteindra cette conscience-là, le sens d'une autre vie. En Tararie, le grand massacre des moutons bat son plein avec l'arrivé des beaux jours, en avril. Ainsi, aux abords des églises et des monastères, on a dû aménager des lieux consacrés à ce rite ; les pierres sont rougies par le sang et les mouches vertes s'affairent sur les poubelles, ventres de fer pour les abats. Vous parlez, quel festin sous le soleil, surtout quand, dans les jours les plus fastes, le Tarara se montre aussi blanc et acéré qu'une canine ! Le sacrifice fait partie de la religion tararienne. Peu importe le dieu du moment. Les Tarariens, ces ténébreux crépusculaires doués de mémoire trouble, aiment associer le sacré à la grande bâfre, l'adoration de l'Agneau à la dévoration du mouton. La bête est d'abord découpée en morceaux ayant la dimension d'une gloutonnante bouche humaine ; on laisse ensuite les fragments de chair s'infuser de poivre rouge et d'oignons ; le tout passe enfin à la flamme, une flamme nourrie aux sarments de vigne tararienne, comme il convient. Celui qui n'a pas vu un Tararien tirer de toutes ses dents et de tous ses doigts sur une viande rebelle, s'affairer avec la ténacité d'une ventouse, mâchonner, avec quelle délectation sauvage ! le feu des épices, puis transformer à la longue son œsophage en cheminée volcanique, n'a rien vu. Alors, le ventre dilaté par les bières successives, le toast-au-frère boursouflé de vapeurs et de comédie, la bouche crachant ensuite toutes sortes de laves et de scories verbales, le Tararien atteint son nirvana flatulent. Il lui arrive même de danser des danses gélatineuses et de chanter des chansons flasques aux sons d'un blues nostalgique fait de tambourin grêle et de clarinette nasillarde, typiques du lieu. Le Tararien tient tellement à mordre dans sa viande qu'en période de restriction son regard se tourne vers le zoo, un regard si gourmand que son œil s'exorbite et que lui vient l'eau de l'appétit. On a même vu une certaine année, des hommes aux airs de fauves rôder autour des cages. Fryda le chimpanzé et Rhoujan l'ours noir, deux exilés emblématiques de la Tararie, ont jusque-là été épargnés. Mais avec la fin du communisme et la montée des anarchies, les voilà qui tremblent à faire trembler leurs barreaux. Je les imagine pourtant comme une belle brochette, épicés au poivre rouge, parfumés d'oignons frais, d'aromates locaux, grillant à petit feu, puis amoureusement broyés par une mâchoire tararienne. En vérité, quel apaisement ce serait ! Et quelles métamorphoses digestives connaîtraient nos deux spécimens d'exposition dans le ventre d'un frère humain affamé !
Lucile
Ecoute cette histoire pour toi, Nane.
Je me souviens de Lucile. De sa voix que j'aimais. De ses yeux que j'aimais.
Ses yeux parce qu'ils étaient bleus comme la bonté. Les intonations
de sa voix parce qu'ils m'enveloppaient. J'aimais l'entendre et la regarder.
C'était infini. De tels yeux ne pouvaient avoir d'autre voix. L'entendre,
au téléphone par exemple, suffisait à imaginer son regard.
Il suffisait aussi qu'elle vous regarde pour imaginer le son de sa voix, et
le son supposé de sa voix embaumait votre blessure .
La Sainte Vierge d'une peinture à dominante bleue ( c'était
sa tunique) qui figurait au-dessus du tabernacle, dans la chapelle de mon
pensionnat où je venais prier, me remplir de sa présence maternelle,
avait trouvé plus tard avec Lucile sa voix et son regard, une voix
et un regard qui n'avaient rien de physique, mais dépendaient d'une
subtile atmosphère. Et dans le fond, s'il m'arrivait de rendre visite
à Lucile, à une époque de singulier désœuvrement
moral, c'était pour voir se réaliser la superposition du tableau
et de la personne, pour "mettre" sur la personne peinte le regard
et la voix d'une personne vivante, lesquelles s'appariaient magnifiquement.
Ainsi, durant des heures, je m'offrais le spectacle de cette coïncidence,
que Lucile jouait malgré elle, sans que j'aie à parler... Il
me suffisait de m'asseoir pour être à ma contemplation. Le reste
n'était qu'un tricotage d'histoires pour moi sans importance.
Mais voilà qu'un jour, au moment de nous séparer, elle se met
à m'embrasser autrement qu'à l'ordinaire, c'est-à-dire
en s'attardant un peu plus. "Tiens ! Tiens ! " dis-je intrigué.
Mais la fois suivante, le contact fut plus précis. Lèvres sur
lèvres. "Ca me fait plaisir", dit-elle. Et je sortis, pas
fâché d'avoir été tiré de mon sommeil esthétique
et de me réveiller en homme. Cette image de nous, préfigurant
par nos lèvres une nudité à venir plus grande, je me
la suis "passée" mille fois après coup. Des années
que j'attendais cet instant d'ouverture, où les désirs profonds
se dévoilent en un éclair, des années que j'espérais
contre tout espoir. En effet, toutes les portes avaient été
fermées le jour où - son anniversaire ou je ne sais quel autre
événement - je la surpris souriante, bras dessus, bras dessous
avec un jeune homme assidu, qui allait devenir, quelques mois plus tard, son
mari. Mais quand je revins à elle pour ces rencontres dont j'ai parlé
, après un égarement de plusieurs années, son mariage
naufrageait dans un feu de révoltes et de mensonges. Je l'écoutais...
et je souffrais au spectacle de ses yeux traversés de fureurs vulgaires,
de sa voix blessée par le dégoût. Elle mettait en scène
ses propres déchirements, puis sa décision d'en finir, malgré
deux enfants en bas âge. Libre, sans être encore divorcée,
elle en vint, discrètement d'abord, ensuite avec plus de franchise,
à me parler des hommes qui la visitaient à l'occasion, des hommes
qui l'élargissaient , qui inondaient sa blessure et sa solitude de
leurs débordements. Agacé, angoissé, torturé,
je la regardais s'éloigner de plus en plus de mes propres désirs
au point que je me résignai à les taire, et à les tuer
à mesure. Elle supportait mal son échec, prenait du poids, finit
par détester son corps. J'étais là, toujours là,
présent autour d'elle et le plus effacé qu'il m'était
possible. Car, à mes yeux, elle ne cessait de représenter la
Vierge d'amour de mon adolescence. Même si on peut considérer
cette assiduité comme la marque d'une amitié ambiguë. Mais
sa voix, ses yeux, l'au-delà de sa voix, l'au-delà de ses yeux
étaient tout ce qui m'intéressait alors, je l'ai dit. Pour le
reste... Voilà en tout cas, ce qui me valut les faveurs d'un après-midi,
que je ne devais plus jamais retrouver.
Les chambres se situaient au premier étage ; nos conversations avaient
lieu dans le salon d'où partait l'escalier. Elle avait beau choisir,
pour me recevoir, un jour où elle n'espérait aucune inopportune
visite, ses enfants passaient et repassaient, devenaient agaçants,
m'empêchaient de savourer mon bonheur. Plus tard, je m'arrangeai pour
être disponible seulement les jours d'école, histoire de jouir
d'au moins deux heures sans crainte d'être interrompu. Régulièrement,
je prenais place sur le canapé, cloué à lui comme à
une croix tant je me sentais abandonné, tant me paraissait inaccessible
le paradis des chambres. J'étais damné, oui ! car me contenter
de la regarder et de l'écouter, depuis le jour où elle m'avait
embrassé, m'était un purgatoire où j'attendais de baiser
sa bouche, de baiser ses yeux. Elle me confiait ses histoires avec d'autres
hommes, sans soupçonner que moi, plus que ces hommes, je brûlais
d'accomplir mes propres dévotions. A chaque occasion, lorsque, au moment
de la quitter, elle m'assurait de son amitié par un détestable
baiser sur les joues, j'avais l'impression d'être un pestiféré,
petit et pitoyable, qu'elle oubliait que j'étais un homme, que ses
histoires assez folles pouvaient mettre le feu à mon esprit. Rien ne
m'exaspérait plus que ces hommes qui la regardaient comme un femme
à prendre, c'est-à-dire qui outrepassaient leur rôle ou
leur fonction - d'ami, de médecin ou d'employeur - d'un simple geste
( comme une manière particulière de serrer la main ), d'une
simple question ( Etes-vous sexuellement satisfaite ? ) ou d'une proposition
plus franche ( Si nous couchions ensemble ? Nous discuterons du reste après.
Qu'en pensez-vous ?) car j'étais incapable de le faire moi-même.
Mais un jour... Béni soit-il ! Oui. Et pareillement maudit car il n'eut
aucune suite et que ce fut pour moi le début d'une torture secrète,
plus forte, plus insensée qu'auparavant.
( Pour être plus exact - j'y pense tout à coup - une autre occasion
s'était déjà présentée avant cette épreuve.
Je volais comme une flèche. Droit au but. Un coup sûr. L'aubaine.
Elle m'avait proposé de randonner en montagne ; nous logerions dans
une studio appartenant à des amis. Il suffisait de passer chez eux
pour retirer les clés. Mais une fois là, on nous offrit le café,
puis la femme nous fit visiter sa demeure, s'attardant sur chaque tableau,
chaque meuble. Après quoi, Lucile me demanda si ça me gênerait
de déjeuner ici, comme on nous y invitait. Que s'était-il passé
? Le résultat sans doute d'un conciliabule secret. Nous avons joué
dans l'herbe, il faisait chaud, les femmes ont découvert leur poitrine.
Je refusai d'ôter mon chandail. En guise de promenade en montagne, je
m'ennuyais sur une colline avec des inconnus qui volontairement ou non avaient
détourné Lucile de son projet alors que la journée, au
moment du départ, s'annonçait idéale ).
Derrière elle, tout près, dans l'escalier de bois. A hauteur
de mes yeux, ronde, offerte, appelante, sa croupe, enfermée dans un
pantalon de toile bleue, forteresse hermétique à boutons ou
simple écrin qu'on ouvre religieusement pour y découvrir la
petite perle. La jambe droite se soulevait, prenait appui, puis la gauche...
une mécanique lente, un déplacement souple, une ascension noble.
Elle parlait, me parlait... "Tu me diras si nos chambres sont réussies...C'était
très vieux... Si tu savais tout le mal qu'on a eu..." En vérité,
je ne l'écoutais plus, j'étais aspiré vers le haut par
mon guide, dans cet escalier d'amour, d'un degré à l'autre vers
les chambres, je quittais mon purgatoire, suivant du regard et du désir,
à bout portant, cet hémisphère de Lucile que l'éclat
lunaire de ses yeux et la délicatesse de sa voix m'avaient dérobée,
rondeur fendue par une dépression à peine perceptible, que j'imaginais
capable d'enfermer cette divinité que son visage me suggérait.
( Et je sais que des années durant, ce morceau de temps où je
montais derrière elle vers les chambres, fin, dense, renaîtra
dans ma tête comme un éclair terrifiant. Je le décris
si mal. Sans doute, me reviendra-t-il encore, chargé cette fois de
sa vérité, en me disant qui j'étais alors et où
j'allais).
Dans la chambre d'amis, au fond, devant la cheminée, nous étions
l'un en face de l'autre. Et tandis qu'elle me parlait, je m'enhardis à
caresser la toile céleste de son pantalon, entre ses jambes. Elle ne
recula pas, me donna même l'impression d'avoir longtemps espéré
ce geste ; son attitude, son corps, tout en elle m'y encourageait. "Faisons
vite, dit-elle aussitôt. Et elle courut fermer les volets pour atténuer
la lumière. Quelqu'un pourrait venir à tout moment". Couchée
sur le lit, elle retira son pantalon, le reste avec. "Je garde mon chandail
pour me rhabiller plus vite, au cas où..." D'abord, je baisai
son front par petites touches, en dégageant ses cheveux de la main,
le caressant comme pour effacer une douleur, délicatement lissant le
sable pour retrouver son front quand elle était plus jeune, dégager
cette jeune fille que j'avais connue, avant la vie maussade. Puis ses yeux,
autour desquels j'appliquai mes lèvres, suivant la délicate
vénule sous l'œil droit, sentant au-dessous la douce rondeur du
globe, et passant le bout de ma langue sur ses cils pour que remonte le rideau
de la paupière, que je boive le cœur bleu du regard, le fond bleu
de sa personne. Puis ses lèvres, et sa voix au-delà de ses lèvres,
sa voix que je voulais à moi, pour l'absorber, pour l'entendre vibrer
dans mon propre corps... Je baisai ses seins, l'un puis l'autre et retour
et encore, et tout autour, de la base au téton, les suçant,
léchant la peau fine qui enveloppait les petites mottes de chair.
Je glissai sur son ventre, lentement et plus bas, mes mains saisissant les
hanches, puis se faufilant dessous, se frayant un passage pour tenir embrassés
avec appétit ces deux muscles massifs, enfin là, enfin en ma
possession, puis avec mes lèvres plus bas encore, suivant le lit élastique
de la peau, me laissant couler... C'était une large plaie rose, taillée
au couteau, creusée dans le corps, un cratère qui cracha le
sang noir, l'inconnu mis au jour, qui recracha l'amour brûlant, l'amour
devenu chair, petit corps nu, quatre membres et une tête, par une nuit
de travail, expulsé à grands cris. Je baisai la blessure, cette
blessure qui était mienne, lèvres contre lèvres, moi
devant ce puits béant, moi collé à mon cul-de-sac, au
fond de mon entonnoir qui m'empêchait de passer la tête. Je me
vautrai dans la toison comme un animal.
Alors je remontai vers la tête, vers l'amont jusqu'à ses lèvres.
Il fallait aller vite, cesser de faire l'école buissonnière.
Je n'eus pas à chercher trop longtemps l'embouchure. Je filai droit
et dru, muscle tendu par l'appel obscur vers le passage. Tout nu dans les
eaux, je désirais la confrontation excitante, j'espérais le
rétrécissement des rives, me frotter les flancs et le museau
aux rochers de chair, me laisser pénétrer par la folie. En vain.
Je nageais au sein de vastes eaux molles comme si l'on avait creusé
le lit de tous côtés, un lit de graisse et de glaires où
l'on va et où l'on vient sans pouvoir s'engloutir dans l'extase d'avoir
touché aux limites.
Après quoi, Lucile disparut un court instant. J'entendis l'eau couler
dans une cuvette. Alors, j'ai vu le lit et j'ai vu la chambre. Elle revint
ensuite pour ouvrir les volets. Ils grincèrent piteusement.. "Tiens,
fit-elle, il a plu. Oh ! pas grand chose. Qu'une petite averse". Je vis
l'asphalte mouillé de la petite rue. Entends-tu, Nane, qu'une petite
averse.
Sibérie des jours parisiens
Quand le wagon qui se présenta devant lui ouvrit ses portes, la gueule
ouverte comme un lion, Arouna Saoud prit peur et hésita à engager
le pas. Mais voyant que d'autres hommes s'y précipitaient sans l'ombre
d'un flottement, il saisit ses bagages et monta dans la voiture. Il entendit
une sonnerie, puis les portes claquèrent l'une contre l'autre, en glissant
sur leurs rails à la manière d'un couperet. Et là, ce
qu'il vit le consterna. D'abord son visage s'assombrit malgré lui par
le simple fait qu'il se sentit tout à coup encerclé par des
têtes toutes aussi morbides les unes que les autres. Et il comprit très
vite qu'il lui serait impossible de remonter ses propres traits par un sourire
tant pesaient sur lui, et de tout leur poids, ces masques gelés par
une sorte d'attente triste ou peut-être d'insatisfaction. Voilà
bien ta chance, Arouna , se dit-il. Te voici tombé au milieu d'un convoi
mortuaire. Il chercha des yeux le défunt qu'on pleurait et ne trouva
personne. L'homme qu'il interrogea le toisa froidement. Le mort ? Vous cherchez
le mort ! Je vois. Vous n'êtes pas d'ici, vous ! lui répondit-il.
Mais vous ne voyez pas ? Le mort, c'est moi, c'est lui, c'est nous tous. Si
vous restez assez longtemps avec nous, vous aussi vous serez mort. Bienvenue
dans la compagnie ! La rame s'arrêta, l'homme fit un pas de côté
pour éviter Arouna et sortit. Arouna fut alors obligé de se
déplacer car d'autres personnes vinrent occuper la plate-forme. La
sonnerie retentit, puis les portes s'embrassèrent bord à bord,
et le train s'ébranla. Aussitôt après, Arouna entendit
une musique. Un jeune guitariste, adossé à une portière,
se mit à jouer un air mélancolique, les yeux noyés dans
sa mélodie. Arouna pensa qu'il accompagnait le cortège et qu'il
allait de wagon en wagon pour célébrer le mort en musique. Il
constata que les visages, loin de se déplier, se frippaient davantage
sous le charme des sons magnifiquement tissés qui traversaient les
têtes en s'infiltrant dans les oreilles pour les enfiler comme des perles.
Puis le guitariste, son morceau de musique terminé, se déplaça
dans l'assistance la main tendue et se trouva bientôt devant lui. Arouna
lui demanda ce qu'il devait faire. Une petite pièce pour la musique,
s'il vous plaît ? supplia le jeune homme. Mais Arouna, inquiet, lui
reservit la question qu'il avait posée à l'autre homme.
- Le mort ? Où est le mort ?
- Il n'y a pas de mort , elle est partout.
Arouna sortit à la station suivante, prit place sur un siège.
Il regarda longuement les hommes marcher dans les tunnels et se mit à
penser au soleil de son Afrique, à Cabanaturan, son village, où
il avait vu pour la première fois l'image de sa face dans l'eau ronde
du puits.
le livre de mon père
A la date du 19 Mai 19..., peu avant minuit, j'étais encore en possession
d'une bibliothèque riche d'environ 2000 volumes. Je ne l'avais héritée
de personne. Elle s'était constituée au fil des années
selon une courbe de croissance irrégulière mais constante, qui
épousait exactement mes poussées d'enthousiasme pour tel auteur
ou tel autre, mes études à l'université, les variations
de mes salaires ou les opportunités du moment.
En fuyant son pays mis à feu et à sang, mon père avait
cru bon d'emporter avec lui, non pas le " Livre des Prières"
, dans une édition des Mékhitaristes de Venise, qui appartenait
à la famille depuis des générations, mais le "Nasr
Eddin", recueil d'aventures et de sagesses humoristiques survenues à
un personnage dont les sottises donnaient au lecteur une agréable impression
d'intelligence, un livre traduit et publié au " pays" , qui
datait de 191O, cinq ans avant la grande Catastrophe, malmené par les
intempéries, écorné, jauni, avec une couverture de fortune,
offert par sa propre sœur Araxie, boiteuse comme lui, mariée à
un presque sourd, et surnommée " la religieuse" à
cause de sa manie de prier. Je suppose que ce livre qu'il sauva des flammes
tempéra la brutalité de son dépaysement. Il n'avait rien
du livre ancien qu'on collectionne, mais pour moi, il était précieux
car il avait accompagné les années noires que mes parents avait
connues. Il me donnait à lire mon père, sa philosophie souriante,
le parfum qui régnait autour de ces années-là. Il symbolisait
dans mon esprit le noyau de toute ma bibliothèque.
Comme je disposais de deux pièces au premier étage d'une aile
qui prolongeait vers le jardin le corps de la maison familiale, j'y avais
aménagé mon bureau et concentré tous mes livres. Dans
la première pièce, six meubles vitrés identiques, de
couleur acajou, couvraient les murs est et nord et montaient presque au plafond.
Dans l'autre, confectionnée par moi-même, la bibliothèque
cachait, sur un mètre de hauteur, le bas des murs est et nord également.
Une petite fenêtre me permettait de plonger le regard dans le jardin
jusqu'à sa limite orientale où s'élevait le talus de
la voie ferrée.
Dire que j'avais procédé à un classement rationnel serait
excessif. Si la philosophie occupait deux fois trois mètres de la seconde
bibliothèque, la littérature étrangère deux meubles
de la première pièce, le reste s'organisait en archipel où
les beaux-arts côtoyaient l'entomologie, où la botanique n'était
qu'à quelques volumes de l'histoire, où la poésie, en
grande partie cachée derrière une série richement reliée
d'auteurs classiques, tantôt ici, tantôt là, était
pour ainsi dire partout, comme la mer entre les îles.
Mon bureau se trouvait au-dessus d'un garage qui faisait office d'atelier.
Une nuit, celle du 19 Mai 19..., un court-circuit mit le feu à des
cartons tachés d'huile, puis à un bidon d'essence. Toute la
maisonnée dormait ; les flammes s'engagèrent librement vers
le premier étage. Il était déjà trop tard quand
les pompiers arrivèrent sur les lieux. La petite dépendance
s'était transformée en torche ; des pages noircies aux franges
ignescentes, projetées vers le ciel, dansaient en planant au-dessus
du brasier, comme des lambeaux de ténèbres. Au beau milieu des
ruines, se dressaient deux poutrelles en forme de croix renversée,
qui marquaient le lieu et le moment. J'ai encore devant les yeux cette croix
oblique, portée par un dieu calciné. C'était la page
d'une histoire que m'avait racontée mon père survenue durant
la grande Catastrophe. Comme on les pourchassait, les nôtres s'étaient
réfugiés dans leur église ; les autres y mirent le feu
en y jetant nos livres, tous les livres qu'ils trouvèrent dans les
maisons de leurs victimes, avec une rage folle, une volonté de nous
détruire jusqu'à la racine de notre existence. Et mon père
prolongeait cette histoire par une autre à laquelle je croyais aussi
fermement : tandis que hommes et livres se laissaient dévorer par l'incendie,
les auteurs de ces mêmes livres, quant à eux, moines historiens
du Vème siècle, prêtres-poètes du Xème,
chanteurs de cour et autres, buvaient du thé à l'ombre fraîche
du vieux sossi qui se dressait dans le village. Le plus vieux de tous les
arbres du monde, s'empressait-il d'ajouter. Ils avaient la paix avec eux,
car ils savaient qu'ils étaient devenus, au fil des siècles,
non pas des livres de papier mais des mots indestructibles qui logeaient dans
les bouches comme une nourriture faite de louange à Dieu et au monde,
merveille qu'Il avait faite. Or mon père avait choisi un autre livre,
un livre qui ne figurait pas parmi ceux qu'on avait brûlés, le
livre des autres. J'avais même l'impression qu'il tuait en lui l'histoire
la plus criante et ses légendes en emportant le "Nasr Eddin"
dans son exil.
Curieusement, le spectacle des décombres n'éveillait en moi
aucune réelle tristesse. En somme, j'avais toujours eu le sentiment
obscur d'être prisonnier de ma bibliothèque. Chaque livre était
un barreau de prison qui partait en fumée. Tous m'avaient empêché
de vivre, m'obligeant à revenir à eux par faiblesse ou par habitude,
nourriture qui me dévorait, m'enfumait l'esprit au lieu de me rendre
la réalité plus transparente. Désormais, j'aurais la
possibilité de les oublier. Je me mis alors à penser à
mon père, homme d'un seul livre, et quel livre ! d'un livre sauvé
des flammes et que les flammes en ce moment martyrisaient, comme la fin d'un
sursis.
Les jets d'eau qui tombaient en pluie de plomb eurent raison des derniers
souffles du brasier. Portes et poutres consumées, pierres couvertes
de suie, cendres... De ce chaos, je parvins à dégager un seul
volume, unique rescapé du massacre. Il était gonflé d'eau,
taché de boue. Le titre se lisait encore sur la couverture : "
Mémoires du Feu ".
Je ne l'avais pas encore lu. Je le tendis à mon fils Samuel, spectateur
halluciné du désastre, en disant : Un livre, c'est le commencement
d'une bibliothèque , le commencement d'une vie. Il ne savait pas encore
lire, mais l'objet miraculé qu'il tenait fermement dans ses petites
mains blanches suffit à l'apaiser. Il leva vers moi son visage. Il
me souriait.
De père en fils
C'était un colosse à grosse barbe, mafflu et
ventre fort, l'Evêque, étincelant de pied en cap(e), avec une
voix de chêne qui inondait la nef d'une grave solennité. On lui
tendit le bébé, un garçon gras aux cheveux noirs. Le
religieux se mit à le déshabiller, religieusement comme il se
doit. Le père, la mère, les cousins, les amis, debout en demi-cercle,
les yeux collés au centre de la scène, attentifs au dévoilement,
tous, regards mystiques, guettaient l'apparition du petit jésus. Le
géant mitré en vint au dernier linge qu'il ôta avec délicatesse,
dans un geste pudique et théâtral. Alors les yeux gourmands s'emplirent
de la merveille, tous les yeux s'engouffrant là, tous étant
ça tout à coup, les mères, les filles, les hommes, ce
subtil morceau de chair promis aux extases, aux hautes fonctions d'engendrement,
de perpétuation de la race. Les enfants se hissaient sur les chaises
ou tentaient de se faire porter par les adultes pour être à la
hauteur de la situation. Eux aussi, déjà ! voulaient voir. Chantées
à pleine bouche ou parlées de même, les formules magiques
accompagnèrent la première immersion, dans une bassine pleine
d'eau, du dernier-né des Sarion, le fils de Saro Sarion, cet homme
au petit front, nez osseux et regard cassé, mélange de rapace
et de chien battu, qui se tenait en face de l'officiant. Oui, dans les yeux
du père étaient incrustés de vieux cauchemars : mère
violée, père emporté par les soldats, longues traînées
d'orphelins squelettiques sauvés in extremis par la Mission. Des yeux
de larmes et d'acier. L'enfant fut plongé pour la seconde fois avec
les mêmes formules. A mesure que le bambin surgissait hors de l'eau
baptismale, Sarion se revoyait échappant à la noyade, se débattant
comme un désespéré dans le fleuve où l'avaient
jeté des Crutes. Le père Drô, un pêcheur, homme
d'un seul bras, l'avait saisi par les cheveux et tiré sur la berge.
La troisième fois, le grand célébrant fut frappé
net dans sa psalmodie, brusquement coupé dans son élan liturgique
par un trou de mémoire.
Comment doit-on l'appeler ? demanda-t-il.
- Vréj ! répondit Saro, légèrement agacé
par cette cassure dans le sublime. Il répéta : Vréj .
L'Evêque, une seconde fois, marqua un temps d'arrêt, l'air stupide.
Vous avez bien dit ... Vréj ?
- Oui, fit l'autre, sur un ton plutôt agressif, comme s'il s'adressait
à son propre ennemi. J'ai dit Vréj .
Et le disque incantatoire se remit en marche. Seigneur de vérité
! Daigne poser ta lumière sur Vréj, ta lumière sur ton
fils etc...
Alors, Sara Sarion, petite fille à robe rose, se tourna vers sa mère
pour lui demander le sens de ce prénom. Ca veut dire vengeance , fit
sa mère.Vengeance, tout simplement !
On sécha le baigneur.
Cordillère
J'étais la proie des profondeurs, je chevauchais la terre, à la croisée des horizons. Une terre de vent. Les murs de l'hacienda avaient disparu, je m'étais perdu au gré du galop, je souhaitais me perdre plus encore, encore plus loin, jusqu'à trouer l'obstacle des peurs et des nostalgies. Et maintenant, finies les houles des troupeaux, de pâturage en pâturage, les journées brûlantes dans la poussière rouge. Mon cheval et moi ( mon cheval sanglé de près comme avant chaque bataille ) nous allions, sur une terre sans chemin, sans autre désir que la sensation physique du monde. A vrai dire, je m'attendais à être recherché par les gens de Ked Zadek, mon maître. Mais où chercheraient-ils ? L'espace poussait dans tous les sens. J'étais moi-même avalé par cette absence irrésistible. Bientôt les hommes de la forteresse lâcheraient leurs chiens, ils liraient nos traces, ils scruteraient la naissance d'un point noir vibrant sur la pampa. Mais cette fois, le soleil serait avec nous, nous serions dilués dans sa lumière, dans l'or de l'air et des herbes, sans cesse nous infiltrant plus avant vers le fond du paysage. Ma grande croix d'or, souvenir de mon passage à la Mission, qui étincelait sur ma poitrine, devint trop lourde tout à coup. Je l'arrachai pour la jeter au sol. Puis je me rappelai les paroles du père Duarte, le vieux caporal. Quand on a beaucoup chevauché, des jours et des jours, qu'on a cessé d'être terrifié par l'espace, qu'on a vaincu le soleil et la faim, ou le désir de se retrouver chez les hommes, qu'on s'est allégé de ses souvenirs, ainsi devenu plus maigre, après des jours et des jours de selle, alors, alors seulement on peut voir naître au fond la Cordillère, la Vierge Blanche... Oui, je désirais aller jusque-là, et, jour après jour, écouter les nuages se chevaucher sur les pics, au-dessus du grand lac calme et grave de Nawal Wapi.
Vue sur le Tarara San
Kavès, le grand Sèv Kavès, qu'on appelait le poète
nègre, sortit du lit où Anni dormait encore. ( " Barque
assoupie sur la grève "). Nu, simiesque, le corps ombré
d'une toison, casqué de cheveux drus et noirs, lippu, narines béantes,
œil d'obsidienne, il s'approcha de la fenêtre que le jour naissant
argentait. Il alluma une cigarette. Un arbre vieillissait dans la cour, les
pattes en l'air comme un insecte sur le dos. Arbre humain sans écorce
et sans feuilles. Je suis cet arbre, se dit-il. Dans le fond, je suis cet
arbre. Et il fixa le tronc avec une application désespérée,
d'un amour fraternel, avec l'étrange pitié de celui qui voit.
( " Les choses ne cessent de nous parler ").
Frémissement des couvertures... Anni se tourna vers lui.
Tu fumes déjà ! dit-elle.
( " Je voudrais expulser de moi cette névrotique cupidité
comme cette fumée de cigarette " )
- Mais je ne fume pas. Je pars en fumée, répondit-il d'une voix
douce. Comme sa voix intérieure.
-Et moi, je suis une fumée peut-être ! dit Anni, feignant l'indignation.
Il s'approcha. Puis, étouffant le bout igné de sa cigarette
dans le cendrier, il déclara, solennel :
- Toi ? Tu es réelle. Réelle comme le parfum de la terre, du
concombre, de l'herbe, du crayon . Et il pénétra sous la couverture
pour se coller contre la jeune femme. Ses mains allèrent au plus doux,
au plus chaud, au plus mœlleux de l'autre corps. Ma femme a peu de sein.
Si peu, autant dire rien, qu'il m'arrive de la prendre pour un adolescent.
Des nuits, je rêve de poitrines, comme on peut désirer un fruit
exotique. Je rêve... ou je revois les poitrines que j'ai connues dans
ma jeunesse. Tout ça parce que maman avait des seins abondants, des
seins de vache laitière comme disait son mari. Une femme mal dotée
ne peut s'imaginer quel vide cela creuse dans nos mains.
Anni se laissa faire. Elle s'engloutit dans les flots : mille brassements,
dix mille gestes graves. Puis les muscles s'échauffèrent, une
odeur fauve se collait aux toisons. La bouche gardait son éternel parfum
de cigarette. Barattée, pétrie, puis le coin qui fait irruption
dans le corps au plus profond.
...
Elle ouvrit les yeux. L'aube en silence laissait fleurir le froid sur les
vitres.
Tu es malade d'incertitude. Ce mal terrible. Le robinet du lavabo donnait
l'illusion d'un dégel. Je suis venue. Venue comme une guérison.
C'étaient ses mots dans le poème. La première fois...
à la bibliothèque de l'Université. Pouchkine en plus
sauvage. On le regardait passer comme une curiosité. "Si laid
et écrire des choses si belles ! " s'étonnaient les filles.
Moi j'ai vu. Un singe traqué par les chasseurs. Ses admirateurs et
surtout les autres. "Nous sommes entourés d'assassins", m'avait-il
déclaré. A moi seule. Sans doute parce que j'avais des yeux
autrement. "Tout est fait pour nous tuer. Nous tous et d'abord les artistes.
Ces mille regards contre moi... Des couteaux, des lances, des flèches".
Nous sommes sortis ensemble. J'étais très fière. On nous
a même pris en photo sur les marches, près des bassins. C'est
vrai qu'il est laid. Mais à la longue on s'y habitue. Et même
on n'y fait plus attention quand on voit en lui. Il était si malheureux.
Je pensais que je n'aurais jamais assez de force pour l'immerger dans mes
caresses comme il disait..." Nous mâchons le mensonge comme du
chewing gum. Mais ils ne m'auront pas. Je suis un cadavre imputrescible..."
J'avais protesté. Il a des mains si intelligentes quand il les fait
glisser sur mon corps. Je lui ai donné ma fleur, ma petite goutte de
sang. Et maintenant, plus aucun homme ne voudra de moi pour femme, quand il
saura. Mais que m'importe !
Elle laissa aller ses yeux, très loin, au-delà des immeubles
roses, et n'eut aucun mal à rencontrer le mur du grand Tarara, sa cime
flamboyante, muscles galbés, avec sa fente sur le flanc est, le seul
flanc qu'il donne à voir en sa totalité. Comme une immense cloche
félée, au centre du pays et suspendue au ciel... Kavès
se tourna dans son lit et se mit à fixer la femme. Elle était
là, debout dans quelque champ concave, et prolongeait de son corps
l'axe de la terre. Il alluma une cigarette. Anni se recoucha.
Tu as vu des types dans la cour ? demanda-t-il.
- Quels types ? fit-elle étonnée.
- Ils m'attendent pour inscrire dans leur rapport l'heure à laquelle
je sortirai de l'immeuble. Ils m'obsèdent jour et nuit.
- Je n'ai vu personne. Tu penses bien par ce froid !
- Ils étaient donc dans une voiture ?
- Ca ne change rien. Le froid les aurait tout de même tués tes
chasseurs.
- Tu te trompes. Ces types-là ont de quoi se vêtir. Il fit une
pause, puis il reprit après une bouffée. Et l'arbre ? As-tu
remarqué l'arbre qui se dresse dans la cour ?
- Mes yeux sont allés plus loin. Ce matin le Tarara est magnifique.
Avec l'autre, on dirait les deux cornes d'un rhinocéros. Fais comme
moi. Au lieu de rester parqué dans ton complexe de persécution.
Cette sourde attaque exaspéra Kavès.
- Me plonger dans le Tarara ? Il se tut un instant. Pourquoi pas après
tout, si c'est notre seule distraction. Notre cinéma du pauvre, le
Tarara. Je suis d'ailleurs devenu un spécialiste de l'observation passive.
Je m'entraîne à oublier les mots... Mais hélas! chaque
fois on me rappelle à l'ordre. L'ordre! Sais-tu bien ce que c'est ?
Autre bouffée... Il se radoucit, pensant que dans le fond... Donc tu
n'as pas vu l'arbre dans la cour. Il ressemble à un gibet, à
une croix avec plusieurs branches... Nous sommes tous des pendus, tous cloués
à des arbres comme lui. Nous ne sommes plus les fruits de nos arbres.
Tandis qu'il parlait, Anni laissait sa main aller et venir sur sa poitrine,
sa paume écoutant les sensations variées qu'elle éprouvait
à glisser sur les poils, profonds comme une fourrure .
- Et moi, dit-elle, d'une voix presque murmurée, ne suis-je pas pour
toi un fruit ? Puis, sans attendre sa réponse : Tu es beau, Sèv!
Tu es si beau quand tu parles. Elle aimait sa voix noire, sa voix d'ombre,
dense, épaisse, qui ressemblait à sa toison, à ses cheveux,
à ses lèvres.
- Les gens se retournent sur moi dans la rue, dit Sèv. Il était
devenu grave tout à coup. Ce qu'ils regardent, c'est le nom. C'est
le nègre. Ils regardent et ils me font. Et moi, je suis fait. Comme
un rat. Fait !
Il écrasa sa cigarette dans le cendrier de cristal rempli de mégots.
Sans attendre, il en ralluma une autre. Il réfléchit un court
instant, puis déclara, mi-souriant, mi-solennel :
-En réalité, je suis un sorcier africain.
A ces mots Anni dressa la tête.
- Docteur Sèv Kavès, je ne vous comprends pas! fit-elle, comme
l'étudiante embarrassée qui demande à son professeur
un éclaircissement. Vous, un sorcier africain ?
- Eh bien ! je vais m'expliquer, dit Sèv. L'axe de l'explication, c'est
lui. Il tendit le bras et pointa l'index vers la fenêtre. Il prit un
ton comique. Le Tarara ! L'axe de notre univers ! L'axe de notre tribu ! C'est
arrivé comme ça, un jour, tandis que je fouillais le terrain,
dans les collines de Kharnakhtchi, à une cinquantaine de kilomètres
de là, à chercher des fossiles. Deux jours durant, un Tarara
magnifique ! Avec cette merveille comme décor pendant deux jours. J'étais
imprégné de sa présence. Il était dans ma tête
à me harceler, à me titiller l'esprit. A la fin, j'ai dû
rendre les armes. J'ai cessé de casser du caillou et rangé mon
marteau. Puis, je me suis assis en tailleur sur une hauteur bien dégagée.
Face à lui. Que me veux-tu ? ai-je dit. Et j'ai attendu sa réponse.
Offert à lui. Poreux. Au début, il brillait comme du cristal.
Une goutte de pluie suspendue à une fine branche sur fond de bleu infini.
Puis peu à peu, à force de maintenir mon attention, je le vis
grandir, s'étendre, venir à moi. Je fus pris de vomissement.
Ma tête enflait. Elle se remplissait d'un bruit lourd ; la terre craquait
en profondeur et dans tous les sens. Mon ventre me brûlait. Les veines
d'ombre qui marquaient les reliefs vibraient ; la neige ressemblait à
une moire vivante. Je fus incapable de supporter cette confrontation. Je me
suis jeté à terre pour y enfouir ma vision et m'en libérer.
L'air et le sol fraîchirent. Ainsi vint l'apaisement. J'avais retrouvé
mes esprits. Pendant une semaine, je réfléchis à ce qui
m'était arrivé. Je décidai alors de revenir sur les lieux,
de me coller une fois de plus à l'endroit précis où j'avais
connu ce fantastique remue-ménage. J'étais persuadé d'avoir
été la proie d'une hallucination. Le soleil, le dur soleil des
hauteurs, m'avait sans doute joué un mauvais tour. Mais comment m'empêcher
de tenir ce petit mouchoir de terre où je m'étais assis pour
un lieu chargé de pouvoir ? La seconde fois, l'air me parut plus doux
et le ciel aussi pur que la semaine précédente. Des minutes,
des heures s'écoulèrent. Je fixai mon attention sur le Tarara
enneigé. Des taches de lumière étincelaient en dix mille
gouttes de mica. Un moment, je compris que nous étions lui et moi comme
deux choses vivantes. Je m'imprégnais de son pouvoir et lui, me semblait-il,
s'imprégnait de moi. Sporadiquement je me sentais coupé du monde
sonore. Mes pensées, dans ces fulgurations qui frappaient ma conscience,
mes pensées ne parlaient plus. J'avais arrêté les mots,
dissous le monde. C'étaient des vides dans lesquels le Tarara perdait
son nom. Des trous où j'éprouvais le pouvoir d'être libre,
libre absolument, au cœur du calme, assis dans le secret du lieu, à
vagabonder dans le cœur du silence. Au sens littéral du terme,
j'étais bouleversé. J'ose dire " converti", mais il
est encore trop tôt pour l'affirmer. Et converti à quoi ? Je
quittai cet endroit, plus fort que je ne l'étais en y venant, plus
amoureux de l'impossible. En descendant de mes collines vers la capitale,
je me suis senti habité par l'inattingible montagne. Présence
divine et fraternelle. Je ne la regardais plus avec mes yeux, avec les yeux
de tous les autres, mes yeux de la tribu, mais comme un chien ayant conscience
humaine. Or, chaque fois que je souhaitais renouveler mon expérience,
reprendre contact pour ainsi dire, les mots, le nom même de Tarara venaient
perturber le bon déroulement du processus. L'éclosion du vide
absolu maintenait si rarement son état que j'en éprouvais le
goût, à peine la perfection. Je payais cher mes frénétiques
besoins de cigarette. Ou nos viandes épicées, tous nos mets
les plus durs dont ne voudrait pas un chien. Des vagues d'excitation déréglaient
mes fonctions et m'empêchaient d'entrer... Je veux dire de franchir
le pas.
- De franchir le pas ? répéta Anni, intriguée. Elle suivait
de plus en plus difficilement les mystères de son maître.
- De franchir le pas, renchérit Sèv sur un ton marquant l'évidence.
En d'autres termes, d'être branché en permanence. Pour voir,
il faut de la lumière. Et pour que la lumière soit, les branchements
entre soi et le monde ne doivent subir aucune perturbation. Mes diverses tentatives
m'ont appris à me méfier des poisons alimentaires et intellectuels
dont on nous gave malgré nous. Celui qui regarde ne voit pas. Il vit
les yeux ouverts dans le noir absolu et prend son accoutumance à l'obscurité
pour la lumière réelle. Eh bien ! notre Tarara, nous le regardons
avec les yeux du sang, du ressentiment, de l'inquiétude... Ou que sais-je
encore ? Pour qui sait faire la différence, pour qui sait voir vraiment,
ce regard fait de la montagne un monstre repoussant, avec cette gueule ouverte
qui creuse son flanc oriental, celui-là même auquel nous sommes
condamnés depuis bientôt un siècle. Mais avant cela, pendant
des siècles, nous avons tourné autour de lui dans la plaine,
comme l'axe de nos pérégrinations. Depuis, le Tarara s'est imprégné
de nos regards. Nous sommes empoisonnés par la monstruosité.
Nous lui avons donné un nom, une appellation humaine qui enlaidit la
montagne au lieu de nous la présenter en sa totalité, dans son
ici et son ailleurs. Nous sommes prisonniers de ce nom. Nous sommes devenus
ce nom-là. Rien que ce nom-là. L'absurde convention ! Mais le
vrai pouvoir de la montagne, celui qui vous hante comme un accès à
l'endroit des choses, qui donne l'impression de n'être jamais abandonné,
ce pouvoir-là, je le sais, il se conquiert en neutralisant le monde
dans son esprit, en vomissant l'histoire de son esprit, en habitant l'origine
.
Kavès s'arrêta net ; il avait eu tout à coup l'impression
que sa voix se répercutait sur les murs, devenue celle de sa propre
conscience, comme s'il se parlait à lui-même. Anni s'était
tournée et s'était endormie. ( "Tu gardes le silence à
mes côtés comme une belette habitant la forêt ").
Kavès enfila sa robe de chambre, fit quelques pas et dégagea
une vitre de son rideau de tulle. Au fond, le Tarara. Obsession blanche...Mon
église, songea-t-il, quand j'étais étudiant à
Moscou, et qu'il voyait de sa fenêtre, l'autre côté de
la petite place, à l'abandon durant les années noires d'intempéries
politiques et qu'on avait blanchie, "innocentée" comme il
disait alors, ses pierres et ses sculptures, décrassées jusqu'à
leur rendre leur albescence originelle.
Dans la rue, des gens frêles, harcelés par l'hiver, marchaient
à petits pas rapides. Comme des Japonais, pensa-t-il. Et lui , figé
sur place, contemplait l'estampe.
Ah ! les frères !
C'était le Chef, notre Chef, celui de nos vingt ans.
Ghaï. Il gouvernait nos âmes, il orientait nos vies, nous étions
ses fils, inconditionnels et disciplinés, soldats à ses ordres...
Un visage en croc, ce Ghaï. Un œil pointé noir, une bouche
caoutchouteuse qui pouvait façonner aussi bien le sourire marchand
que la charge de mots féroces. Mais chaque fois qu' il nous racontait
sa Tararie, passionnément, il m'agaçait le regard à cause
de ses deux incisives artificielles, placées au centre de la mâchoire
supérieure, trop blanches, mal appariées aux dents voisines,
et qui lui donnaient l'air d'un Bug's Bunny, le rusé mangeur de carottes.
Il nous mettait dans sa poche ; il nous enchaînait à vie au rocher
de la terre tararienne, ensuite il nous dévorait au ventre. Tous, un
par un, il nous a vidés. Si pur, ce Ghaï, qu'il était immoral
de penser autrement que lui. C'était folie que de chercher à
le dévier de lui-même, à le chatouiller à l'endroit
de ses obsessions. Notre pensée, c'étaient les miettes qu'il
nous accordait, le résultat de sa censure. D'ailleurs, il se vantait
d'avoir éliminé une première fournée de jeunes
sympathisants pour ces raisons. Je suis entouré de fous. Ils ont tous
quelque chose. Je dois m'arranger pour renouveler régulièrement
les stocks , m'avait-il avoué un jour. En vérité, tous
ces naïfs en mal de père n'étaient que jeunes têtes
à la dérive. Il gonflait les esprits comme des baudruches, ensuite
il les piquait : nous éclations, abasourdis d'apprendre que nous étions
des traîtres, des espions, des fous. En somme des renégats.
A vingt ans, j'avais radicalisé ma vie. Par lui, j'ai vu mon père
comme un pauvre homme. Pour lui, j'ai durci mon cœur contre un amour
de jeunesse, Diana, qu'il jugeait non conforme à la vie qu'il m'avait
choisie. Pour lui, j'ai renié un ami d'enfance ; j'ai cassé
des liens amoureux. Tout ça, au nom du père, de la terre et
du saint peuple tararien...
Tout devint si fort, qu'un jour je me rendis chez lui avec un camarade, et
pour lui prouver mon dévouement ( car c'était un grand dévoyeur
de jeunesse ), j'avais en tête une proposition à lui faire...
"Pour la Cause".
Il habitait sur les hauteurs, à une heure de Beyrouth, un pavillon
retiré, au fond d'un jardin laissé à l'abandon. Le camarade
qui m'accompagnait n'était pas au fait de mon projet. Nous nous sommes
installés dans le salon, Ghaï assis en face de moi. Il n'arrêtait
pas de parler. Il reprenait telle ou telle histoire de tel ou tel congrès
sur un tel et un tel. Il nous assenait ses leçons, il nous formait.
A onze heures du soir Ghaï parlait sa vie, sa vie amère et sa
vie rêvée. A peine si j'avais réussi à formuler
quelques mots. Vers onze heures trente, j'ai réussi à placer
ma proposition en prenant au vol une réflexion par laquelle il donnait
libre cours à son ressentiment : Nous sommes d'incorrigibles porcs.
Un peuple vieilli. Voilà tout. Alors qu'il y a tant à faire.
Les jeunes doivent prendre la relève. Puis avec sa voix d'illuminé
: Le temps presse ! dit-il.
- Justement, répliquai-je aussitôt, je suis venu dans ce but.
Je suis venu me mettre à la disposition de l'Organisation pour une
période de douze mois .
Aurait-il l'audace d'esquiver mon avance ? Sa réponse révélerait
le degré de confiance qu'il m'accordait dans sa pensée. Il avait
jeté sa ligne dans nos âmes, il lui suffisait de ferrer, nous
avions mordu à sa folie des origines. Pris de court, il bredouilla
des mots incohérents. Mais l'homme, s'il savait vendre ses idées,
connaissait aussi quel type de personne était capable de les rendre
dures et réelles. Il amorça un nouveau monologue entrecoupé
de diatribes et de plaintes, se lança sur des chemins vertigineux si
éloignés de ma proposition que je mesurai très vite mon
erreur et mon ridicule. Un acte terroriste supposait une efficacité
à long terme ; personne dans l'Organisation n'était assez mûr
pour faire du mal sans se laisser impressionner par sa conscience. De plus,
il convenait d'orchestrer le fonctionnement de tous les activistes... Nous
avons quitté Ghaï tard dans la nuit, la tête chaude, mais
tourmentés par une forte envie de dormir. J'étais sorti de cette
nuit égaré et l'esprit confus.
Je me suis dit par la suite que si Ghaï n'avait pas répondu à
mes vœux d'engagement total, c'était qu'il avait sans doute des
raisons plus profondes à leur opposer que celles qu'il avait invoquées
devant nous ce soir-là, qu'il voyait loin, plus loin que nous tous,
et que de notre soumission inconditionnelle dépendait l'efficacité
de notre travail. Nous devions être prêts à tout, capables
de tout. Il nous testait. Un jour, il me demanda de fouiller dans le sac d'une
camarade ; une suspicion tenace pesait sur son passé. N'avait-elle
pas vécu en Allemagne ? Mais rien, il n'y avait rien dans le sac. Pourtant
la conviction de Ghaï n'en était pas pour autant entamée.
On n'a rien trouvé aujourd'hui. Qu'est-ce que ça prouve ? Ne
désespérons pas. Je n'étais pas horrifié par mon
geste ; mes mains avaient plongé dans l'inviolable intimité
d'une personne et je n'en éprouvais aucun dégoût. J'étais
devenu sa créature.
Mais un jour, ses soupçons se portèrent sur un nouvel adhérent
qui avait téléphoné d'une cabine en plein congrès.
Ensuite, ce fut le tour de David qui méritait une surveillance rapprochée
et qu'on soupçonnait d'être franc-maçon. Gary n'était
pas très fiable non plus : il fréquentait une non-tararienne.
Paul était incapable de mettre deux arguments rationnels bout à
bout. Quant à Dan', il gardait des rossignols japonais dans une cage
: trop poète pour la ligne.
C'est comme ça qu'il nous descendait. Ghaï faisait la pluie et
le beau temps. Il piétinait nos enthousiasmes, massacrait ses frères
sans merci. Il lui suffisait de jeter l'anathème sur quelqu'un, de
s'acharner sur lui, d'orchestrer sa disgrâce pour que le carré
des incorruptibles regarde le pauvre excommunié comme un galeux. Je
me suis rappelé ses paroles : Je suis entouré de fous.
Vingt ans après, je l'entends encore dire ces mots.
Depuis vingt ans, je suis malade. J'ai fait de longs voyages pour me guérir.
A peine si j'ai pu effacer de moi quelques intolérances. Ghaï
m'a enfermé dans ses idées. Certains trouvent le maître
qui les éveille à la grande vie. Le mien était un démon
et c'est mon âme qu'il a affectée. J'écris chaque jour
pour me laver des voix qui ont contaminé mes nuits. Je me demande si
elles se tairont jamais.
Extraits : Voyages égarés
Fragments de figures apatrides 1 2 3 4 5 6
Une année mots pour maux Octobre 1 Novembre Décembre Janvier Février Mars Avril Mai Juin Juillet Août Septembre Octobre 2 Couverture