Vie et paroles de Thoros
Je me suis longtemps interrogé sur ces paroles de
Thoros, l'homme que les uns surnommaient " le chien" et les autres
" le prophète":
Tarariens ! Vous avez été massacrés parce que vous étiez
déjà morts.
Aujourd'hui survivants, vous êtes plus morts que jamais.
Et le plus mort parmi vos morts est votre pape. Un homme du bas, voilà
ce que vous avez fait de lui. Chaque jour il substitue à l'éternité
de Dieu l'éternité de la Tararie .
A propos du poète Sèv Kavès, alors au faîte de
sa gloire, il déclara :
Il finira statue. Une rue portera son nom. Ainsi, il figurera sur des enveloppes
ou des documents administratifs.
Glorifié par les Tarariens, il sera le symbole d'une humanité
figée.
Puis, s'adressant aux jeunes écrivains du moment, il ajouta :
Vous tous qui écrivez aujourd'hui sur le peuple, pour le peuple et
par le peuple, vous êtes aujourd'hui les tombes du peuple. Mais vous
le serez davantage demain.
Dans quel sens faut-il entendre ces " aboiements" de Thoros ?
Vous donnez votre vie, toute votre vie, à la conquête de vos
frontières perdues.
A ce qui fuit comme l'eau entre les doigts de vos mains.
Or votre vie vous a été offerte comme un bien précieux.
Et vous dilapidez ce bien pour assouvir vos obsessions .
Cette vie. Votre vie. Occasion unique.
L'unique occasion de pousser plus loin les frontières de votre conscience.
D'approcher du centre.
C'est la leçon du Tarara.
Vous l'avez sous les yeux, aveuglés que vous êtes par vos idolâtries.
La Tararie n'existe pas ! Le Tarara n'est à personne !
Le Tarara n'est qu'un signe.
Mais c'est la Voie .A son voisin qui s'étonnait qu'il ne levât
pas le poing comme la foule silencieuse pour approuver les paroles d'un orateur
politique, Thoros dit : Moi, je parle là où vous êtes
muets .
Thoros encore :
Puisse, Tarariens ! la richesse ne jamais vous abandonner ! Levez-vous chaque
matin en vous demandant comment vous allez mystifier votre frère, comment
vous allez écraser l'un, voler l'autre... Votre pauvreté n'en
sera que plus visible .
Thoros : Tarariens, je vous aime. Mais plutôt obéir à
l'homme qu'à vous.
Nous étions un jour en train de contempler le Tarara. Lumineux muscle
de pierre. Il dit : Le jour où les Tarariens pourront danser autour
du Tarara marquera le moment le plus bas de leur humanité .
Puis il ajouta : Leur fétichisme de la terre, leur ferveur politique
sont pour les Tarariens leur divertissement absolu et leur abîme absolu.
Qu'un peuple dure s'il témoigne de Dieu ; cesse de durer s'il travaille
seulement à sa propre pérennité.
Ne leur parlez pas de se perfectionner : ils sont parfaits. Que dis-je ? Ce
sont des dieux. ( D'après John Kakabagsi )
Malheureux Tarariens, embarqués dans un tunnel de feu, de fer et de
sang . ( Selon Silva Narintchakan, la poétesse, autrement appelée
"l'orangeade").
Paroles de Thoros rapportées et transcrites par Chirose, poète
:
Les pères ont fait leurs fils à leur image pour se prolonger
en eux et qu'en eux s'éternise la terre de Tararie. Ainsi les Tarariens
se répètent et récidivent, alors que chaque homme qui
vient au monde est unique et que seule la diversité des hommes témoigne
de la vie. Dieu a horreur des clones et des robots ; cela ne Lui ressemble
pas. Quand vous aurez libéré le pays, vous ne serez pas pour
autant libérés de l'histoire. De toutes vos histoires. ( Victoran
Partsoum rapporte ce mot de Thoros dont il avait reçu la visite au
moment où il faisait une grève de la faim pour attirer l'attention
du monde entier sur le sort de la Tararie). Ma façon de résoudre
la guerre c'est d'abord de me transformer. Commencer d'abord par résoudre
ses conflits. La paix que je cherche au-dehors est en moi . ( Victoran Partsoum
dans les mêmes circonstances).
Un jour de Pâques, on présenta à Thoros des œufs
dans un panier. Les coquilles, comme c'est la coutume chez les Tarariens ce
jour-là, avaient été coloriées au préalable
selon trois couleurs : le rouge vif, le rouge pâle, tirant sur l'orange,
et le bleu. Voici le peuple tararien, dit Thoros en tenant un de ces œufs
au bout des doigts. Un œuf hermétiquement clos pour un peuple
encoquillé. Avec cet œuf, je vous présente tous les Tarariens.
Le commencement de la vie ; mais ce commencement dure depuis si longtemps
que l'œuf est demeuré un œuf et qu'il a vieilli. Derrière
cette coquille des milliers de Tarariens s'entredévorent. Ne le cassez
pas, cet œuf ! Qu'il continue d'offrir au monde le visage lisse de l'innocence.
Si vous le cassez, nul doute qu'il puera. Oui, il puera .
Le 24 Avril 1969, j'étais avec Thoros sur la Colline des Hirondelles.
Des foules défilaient devant le Monument aux Martyrs. Il me dit, sur
le ton d'un homme libéré, d'une voix profonde qui me fit tressaillir
: Une fois, je fis un vœu. A mon père et à ma mère,
je fis la promesse secrète de consacrer ma vie, toute ma vie à
détruire nos assassins. A réveiller chez mes frères le
même désir, un désir logique de vengeance, un désir
si longtemps endormi que nous étions dans la vie comme des morts .
Je fis des discours, j'étais intransigeant, je ne ménageais
pas ma peine. Pendant des années j'ai vécu pour cette idée.
Tout est changé à présent. Je ne souhaite anéantir
personne. Je ne suis plus intéressé par l'aversion aveugle et
systématique. L'homme brise son semblable plus faible de la même
manière que le plus faible écrase l'insecte gratuitement. Les
"autres", je ne veux pas les nommer, car les nommer c'est déjà
les maudire, et les maudire c'est engager un processus de destruction. Nous
avons toujours mille raisons pour tuer nos ennemis, pour faire des morts.
Quant à tuer une à une ces raisons, cela suppose un long travail.
J'ai appris que toutes les vies sont comme des routes et que toutes ces routes
sont pareilles. A la fin, oppresseurs et opprimés se retrouvent sur
la même voie. La seule chose qui reste , c'est que pour les uns et pour
les autres la vie a été trop courte. Aujourd'hui je suis triste
non pas à cause de tous mes frères qui sont morts assassinés
sans raison, ni à cause de la manière dont ils sont morts. Je
suis triste à cause de la tristesse des survivants. Je me sens triste
parce que mon père, ma mère et les autres étaient Tarariens.
Ils vécurent comme des Tarariens et ils moururent comme des Tarariens.
Et ils n'auront jamais su qu'ils étaient avant tout des hommes .
Je lui demandai alors quel était ce long travail qui lui permit une
telle conversion. Il dit : Surveille soigneusement tout ce que tu fais, tout
ce que tu vois. Ce qui pourrait t'aider à développer cette transformation
se trouve parmi toutes les petites choses que tu fais, les choses que tu vois,
tout ce qui vient à ta rencontre.
- Et c'est pour cela que vous avez cessé votre lutte ?
- Mes discours politiques, c'était du bavardage. Un bavardage que je
me faisais à moi-même, mais aussi aux autres. Or chaque fois
que nous bavardons, nous maintenons notre monde, tel qu'il est dans notre
tête et dans nos désirs. Nous tournons en rond comme de vieux
derviches dans le cercle de nos choix sans cesse répétés
jusqu'au jour où nous sommes surpris par notre mort. Le monde changera
quand nous cesserons nos bavardages, quand nous marierons nos yeux et nos
oreilles, quand nous entendrons les choses comme des sons, quand nous verrons
les sons comme des choses, quand le silence éclatera en nous comme
une formidable secousse lumineuse .
L'homme Thoros était de petite taille, un homme ramassé, avec
une voix qui n'éclatait jamais et qui se faisait toujours entendre,
une voix de prière, même dans la révolte. Ses cheveux,
qu'il avait épais, s'évasaient à partir d'une ligne assez
basse sur le front, en plusieurs vagues régulières, blanches
sur la tête avec des filets bruns qui s'intensifiaient sur les côtés,
embroussaillées même et qui rejoignaient une barbe très
fournie, également sombre, comme du charbon, sauf aux extrémités.
Il possèdait de gros sourcils, des yeux foncés et luisants comme
l'obsidienne, grands ouverts, qui absorbaient totalement la réalité,
je veux dire sans demi-mesure.
Un jour, comme nous passions devant l'Eglise Saint-Sauveur, il dit :
Les Tarariens sont voués à la dispersion. Un peuple qui a failli
à sa mission de première nation chrétienne, en faisant
de la terre son veau d'or, peut-il encore survivre ? Certes, tout concourt
à sa disparition, mais le premier facteur qui le détruira, c'est
lui-même .
C'était un mois après le terrible tremblement de terre. Nous
visitions les ruines de Blanche, ville du nord. Des milliers de frères
ensevelis. Un spectacle à faire pleurer. Il eut ces mots qu'il dit
avec des larmes, comme s'ils étaient durs à dire et qu'ils devaient
être dits : Ils ont tellement aimé leur terre qu'à présent
ils couchent dedans comme c'était leur vœu le plus fort. Après
tout, ce tremblement de terre, c'est le désir collectif qui l'a provoqué
. Puis se tournant vers moi, les yeux tristes mais éclairés
tout à coup par une intuition : Notre mort n'est que le reflet de notre
désir le plus intime. C'est lui qui nous emportera et c'est lui qui
nous définira. Et nous verrons si c'était ça qu'il fallait
être. Oui, cela nous le verrons... en musique .
Personne n'a su me dire à quelle date Thoros avait mis en place son
œuvre de bienfaisance. Ni selon quelles motivations. Certains affirment
que le grand tremblement de terre avait brisé net sa parole. D'autres
pensent qu'il traversa déserts et mers rouges pour sauver ceux des
Tarariens qui habitaient le Kakabag assiégé et ceux qui furent
chassés de leurs terres. Il dépensa et renouvela sa foi à
cette tâche tandis que le gouvernement central se contentait de gérer
sa propre passivité. Il parcourait le pays dans un camion douteux avec
une poignée d'illuminés, pour apporter le vivre aux frères
les plus démunis. Un jour, il embarqua sur son camion toute une famille
qui s'égrenait le long de la route en se traînant vers la frontière.Un
homme, une femme, des enfants. Tous Zazéris. Le père dit qu'ils
avaient été à deux doigts de mourir lapidés sur
le seuil de leur maison par les Tarariens du village, hystérisés
à blanc comme des diables. Thoros n'avait montré aucun étonnement.
Par ailleurs, c'est lui qui fit fermer la centrale nucléaire du site
" La Grande Mort" ( un nom venu à nous de la profondeur des
âges et qui n'était peut-être pas très loin de rencontrer
sa propre réalité ) : on l'avait construite sur le dos du dragon
qui agite la Tararie, lieu où se baisent deux grandes plaques continentales.
Entre son plus vieil ami Zacharia ( qu'il appelait Zac ) et lui-même,
il existait un pacte tacite : celui de ne pas épiloguer sur la nature
supposée des Tarariens. Ils craignaient pour leur amitié. Ce
qui n'empêchait pas Thoros de tenir pour candides les propos de Zac
quand il s'obstinait à défendre les Tarariens par des considérations
qu'il voulait plus objectives et plus mesurées que les siennes. La
preuve qu'il existe des Tarariens honnêtes, c'est toi-même, disait
Zac. Tu souffres de les voir se tromper mutuellement et tes colères
sont une façon de les aimer certainement plus saine que la nôtre,
je l'avoue. Et si tu es une exception à la règle pessimiste
que tu invoques chaque fois que nous parlons d'eux, c'est bien que ta règle
est fausse.
- Je suis Tararien , non une exception, protestait Thoros. Nous portons tous
en nous des gestes de trahison. Ne rien faire pour la survie du peuple en
est une, même si je doute que la survie d'un peuple soit une chose nécessaire
au monde.
- Mais en quoi serions-nous moins honnêtes que tout autre peuple ?Je
te le demande.
- Si nous prenons la survie historique des Tarariens comme valeur absolue
et comme cadre de notre existence, je constate que tout Tararien qui fait
un geste pour cette survie, en commet deux en faveur du suicide. Je dis suicide
car nous portons en nous comme un plaisir de nuire à nos frères
ou de les détruire. Tout acte de générosité ou
de dévouement patriotique devient alors une manière de couvrir
ces nuisances ou ces destructions par le sentiment du devoir accompli.
- Tu parles de suicide, et pourtant nous existons depuis trente siècles.
- Quel exploit ! Les mauvaises herbes ne meurent pas facilement non plus.
Mais nous sommes plus fragiles que les mauvaises herbes. Et si nous n'avons
pas de pays où nous soyons tous rassemblés, c'est bien la preuve
que nos comportements suicidaires dépassent en nombre et en portée
nos actes de survie.
Thoros se tut un instant comme si l'évidence de cette révélation
avait frappé de plein fouet sa propre conscience. Il poursuivit.
- Tous les Tarariens auxquels j'ai eu affaire dans ma vie étaient de
fervents défenseurs de la Tararie. Tous, d'une manière ou d'une
autre, auront assassiné un frère au nom de cette ferveur. Ils
l'auront trompé, l'auront trahi, l'auront tué. Des histoires!
Elles abondent. Et chaque Tararien en connaît au moins une où
il a joué le rôle de victime. Mais il se gardera bien de raconter
celle où il a fait le Judas. Notre malheur est là. Et là
notre vérité. Je n'ai pas le goût de notre survie. Je
travaille seulement à soulager les peines présentes. Je n'ai
pas d'autre idéal que celui d'une action sans recherche de résultat.
A Stepan qui le suivait dans tous ses déplacements et qui lui demanda
un jour ce qu'il pensait de cette phrase trouvée dans le dernier livre
de Vartan Grig : " La voix du peuple est la voix de Dieu ", Thoros
répondit que Vartan Grig avait été fort impertinent pour
loger Dieu dans les caves de l'humanité.
Thoros faisait feu de tout bois ; tout lui était matière à
réflexion. Il cherchait partout le visage des Tarariens, acharné
comme un enquêteur. C'est ainsi qu'un jour, alors qu'il se rendait chez
son ami Archi, il se figea au pied de l'escalier, la main collée sur
la rampe, comme s'il voulait donner tout son temps à une idée
qui venait de poindre dans sa tête pour qu'elle s'épanouisse.
Archi habitait un immeuble collectif, construit il y a une vingtaine d'années.
Thoros se retourna et vint se planter au fond, dos au mur en face de l'entrée,
laquelle, semblait-il, avait été fournie sans les portes. Dans
cette position, on avait devant soi une carte postale bien vivante, délimitée
par le cadre et représentant le Tarara. Les yeux de Thoros faisaient
des va-et-vient de la montagne à la rampe, avec une telle rapidité
qu'on était en droit de penser qu'une parole lumineuse allait nous
être servie. Ensuite, il se concentra sur l'escalier, caressa le fer
de la rambarde, réduite à un squelette, s'attarda longuement
sur les marches. Puis, il évalua les différences de déclivité,
cherchant à saisir l'exacte sensation qu'un habitant de ces lieux aurait
pu éprouver s'il eût été tout à coup attentif
à la géométrie d'un objet architectural aussi élémentaire.
Malheur à celui qui a construit ça ! dit Thoros. Il a témoigné
par là un véritable mépris pour ses frères. En
vérité, cet escalier montre notre incapacité à
finir les choses. Pragmatiques, les Tarariens vont au plus pressé,
au fonctionnel, et négligent le bien-faire. Ils vivent trop vite. Pour
eux, ces marches ne servent qu'à monter ou à descendre. Ils
ignorent que celui qui construit un escalier peut monter ou descendre dans
sa propre vie selon qu'il aura compris ou non qu'il s'agit là d'un
exercice intime d'accomplissement. L'art du temps, du long temps, nous manque.
L'objet à réaliser est un inconnu auquel il faut s'adapter.
On a calculé que la durée de vie des chaussures produites chez
nous battait tous les records de fragilité dans toutes les républiques
: deux jours. Nous sommes un peuple sans cesse agité par toutes sortes
de chimères. Nous n'avons pas appris à aimer la perfection comme
le Tarara est parfait. Seules nos églises ont montré à
quelle hauteur spirituelle nous étions parvenus, mais il y a si longtemps.
Aujourd'hui, nous jouons aux échecs.
Djanov, le cinéaste, mourut au cœur de l'été. Thoros
l'avait connu après ses prisons et ses grands films. Il l'avait rencontré
chez lui. Il faisait grimacer le monstre pour qu'il accouche, dit-il à
celui qui l'interrogeait.C'étaient alors de magnifiques absurdités.
D'ailleurs, il jouait tout le temps. Il jouait dans la vie et il jouait la
vie. C'était un infatigable artiste joueur. Il ne s'arrêtait
pas d'enfermer des objets hétéroclites dans une harmonie périlleuse,
en leur donnant une vie tout à fait nouvelle. Mais il ne savait pas
manger. Il ne mangeait pas en esthète , il dévorait de manière
pantagruélique, à pleine bouche. Je crois que sa tête
était le lieu où se métamorphosait le monde à
une très grande vistesse. C'était un cuisinier alchimiste.
Les Tarariens ont beau avoir le nez collé sur le Tarara, ils n'ont
appris de lui ni le sens de l'immobilité ni celui du silence. Le jour
où ils sauront être immobiles et silencieux, ils " verront"
le Tarara. Ils "verront". (Thoros )
Je crois qu'être Tararien, dit Thoros, je veux dire s'affirmer comme
Tararien à la face des "autres", c'est pour beaucoup une
manière de rendre leur vie intéressante, en se donnant la possiblité
de rencontrer de fortes émotions. Ils ont ainsi jeté un voile
noir sur leur humanité, pour se préserver de penser et de voir
vivre l'homme en eux qui se situe au-delà du local, du contingent,
du particulier. Ceux-là, qu'auraient-ils fait de leur vie s'ils n'avaient
été Tarariens ? Leur humanité , qu'ils ont habillée
d'un drapeau, les met à l'abri du vertige dans lequel ils seraient
entraînés s'ils avaient à se libérer de leurs démons
et à construire leur vie en faisant table rase des mensonges qu'ils
tiennent pour des vérités indiscutables. Ce qui les rend au
demeurant fort comiques. Ils ont pris l'habitude de se distraire de cette
façon, en considérant l'éphémère comme
essentiel, le douteux comme immortel, le transitoire comme aliment absolu.
Il faut les plaindre car cette vie ne leur aura servi ni à comprendre
qui ils sont ni à se dépouiller des discours de leurs parents
.
Il dit un jour ( c'était un de ces 24 Avril qui fleurissent chaque
année chez les Tarariens ) : Les Tarariens revendiquent le droit à
la mémoire. Ils récitent une leçon. Ils ne vivent que
de ça, leur mémoire... Ils n'ont même plus la mémoire
de leur humanité. A force de vivre en Tarariens, ils ont oublié
qu'ils étaient des hommes.
On prétend que l'écrivain Kertôr n'a jamais rencontré
Thoros. De fait, il lui avait rendu visite dans des circonstances fort pénibles.
Thoros venait d'échapper à une première lapidation. Kertôr
dit avoir été frappé par la sérénité
qui habitait alors Thoros. C'est moi qui lui ai demandé ce qu'il avait
retenu de cette rencontre. Mais il m'a été fort difficile de
déterminer si les réflexions suivantes étaient de Thoros
ou de Kertôr ( ou de moi-même, car je les avais notées
sur mon carnet noir, à une date qui me paraît être celle
où j'ai rencontré Kertôr, sans que soient mentionnés
les noms de l'un ni de l'autre ) :
Que les Tarariens aient été injustement massacrés ne
leur donne pas le droit de se considérer comme des victimes oubliées
du monde et de Dieu. Ils ne sont pas autorisés à croire non
plus qu'ils n'ont jamais été des tueurs, qu'ils ne seront jamais
avec le fléau. Prises d'otages, populations déplacées,
civils bombardés, maisons pillées et détruites, prisonniers
maltraités voire exécutés...
De fait, ils ne sont pas morts pour leur foi. Tout simplement, ils gênaient
leurs maîtres comme des quilles gênent le passage d'une boule.
Aujourd'hui, la vraie victime, c'est Dieu. Dans cette histoire, c'est Dieu
l'oublié.
Moi, on me haïra. Je mourrai sous les poings de mes frères devenus
cannibales. Ou bien on me lapidera comme une prostituée. Il faut que
chaque peuple ait son empêcheur de vivre et de parler narcissiquement.
Le nôtre ne comprendra pas que je sois devenu son démon pour
préserver son honneur, l'honneur de rendre à l'homme sa virginité
devant le monde. Je veux dire sa disponibilité la plus simple.
Tout de même, ces Tarariens de l'extérieur, qui sont-ils en vérité
? me dit-il un jour. Ils vivent comme des Américains en Amérique,
des Anglais en Angleterre, des Suisses en Suisse et pourtant, ils ne cessent
de penser à un autre pays, un pays qu'ils n'habitent pas, qu'ils n'habiteront
probablement jamais, qu'ils aiment sans y avoir mis les pieds, sinon en passant,
une fois ou deux dans leur existence. Ils vivent dans le mal-être là
où ils sont mais ne songent pas à s'installer au pays dont ils
rêvent comme des écorchés . Ce sont des fous. Aussi fous
que celui qui se prenait pour Napoléon, ils se prennent pour des Tarariens,
alors qu'en vérité, ils sont prisonniers de leur propre exil,
qu'ils aiment et qu'ils n'aiment pas.
Ils ont perdu le sens du symbolique. Ils sont tombés dans le diabolique
sacré le plus aveugle . ( Ce mot de Thoros m'a été rapporté
par deux témoins directs, l'un d'eux l'ayant formulé comme suit
: Ils diabolisent dans le sacré. Ils ne symbolisent plus ).C'était
un 24 Avril, un Mercredi. Une journée chaude après une semaine
inhabituellement glaciale. J'étais avec Thoros. Tout à coup
son regard s'est porté vers le ciel. Il venait d'entendre trisser des
hirondelles, les premières de l'année en cet endroit. Il avait
du bonheur dans les yeux. Il dit seulement : Il faut que je note ça.
Je note chaque année l'apparition des premières hirondelles
dans notre ciel, et aussi la date de leur départ, mais c'est plus difficile.
J'allais parler, il m'interrompit : N'ajoutons rien qui puisse troubler la
joie de nos yeux.
Le Tarara, un chant populaire venu des profondeurs de la Tararie, un regard
de Tararien... voilà ce qui peut encore, de ce côté-là,
me tirer des larmes. On affirme que ces mots sont de Thoros.
Le chant atroce des nationalités. ( D'après Thoros)
S'adressant à moi, au terme d'une longue soirée au café
Arguichti - celui d'où le regard plonge sur toute la ville et se redresse
à l'horizon avec le Tarara -, Thoros me dit d'un air assez dramatique
: Nous sommes comme celui dont parle le Coran. Il érige en divinité
sa passion, un sceau sur l'ouïe et sur le cœur , une taie sur les
yeux. Notre passion à nous, c'est la terre, le peuple... Voilà
tout l'objet de notre connaissance et tout l'objet de notre méditation.
Et voilà pourquoi nous sommes morts.
Anouch
Ecoute cette histoire, Nane. Elle est pour toi.
Cette histoire dans la vie d'Anouch, ma cousine. Mais autant dire ma sœur.
C'étaient des jours où elle était avec moi, avec moi
seul, à ma merci, Tararienne loin de toute Tararie, dans l'inconnu
du pays magique, du pays luxueux dont elle avait rêvé. Avec moi
et à ma merci. Quelques jours à peine après son installation
dans la chambre du haut, à peine quelques jours, je l'ai menée
sur ma colline. On marchait toujours plus haut sur une route qui se faisait
de plus en plus étroite. Puis nous avons pris un chemin qui sinuait
à travers des bois d'acacias et de châtaigniers. Le sentier montait
vers dix mille chants d'oiseaux de plus en plus limpides. Ainsi, nous pouvions
nous sentir débarrassés de nos rênes, déambulant
tout neufs, tantôt la tête dans le ciel, tantôt sous des
ombrages verts, ou bien embrassés par les blés mûrs de
tous côtés et à perte de vue. C'est en longeant un pareil
champ, et plus précisément en avisant un coin où les
épis avaient été couchés, sous l'ombre d'un arbuste,
que l'idée m'est venue d'inviter Anouch à se reposer. Elle s'est
assise, je me suis étendu sur le dos. J'ai voulu l'attirer, elle a
cédé en protestant. Nos yeux s'égaraient dans le ciel
. Ma main avait glissé sous son chemisier, elle lissait son ventre,
circulant sur sa taille en lents travaux d'approche et de reconnaissance.
Anouch, à ce moment-là, devait sans doute se demander de quel
côté ma sale patte poursuivrait ses explorations. Elle eut beau,
pour figer mon audace, brandir la menace de me planter là, elle convint
très vite de son incapacité à rentrer seule. Déjà,
mes attouchements faisaient monter les tours de sable, se dresser chaque excroissance.
Nous entrions l'un et l'autre dans un inconnu de nous-mêmes aux multiples
sensations, un inconnu familier et lointain. J'étais son premier homme.
Celui qui, (bien avant ce jour, des mois durant, quand j'étais encore
chez elle en Tararie ), ses regards, rêveries et désirs mêlés,
les avait libérés sur son corps plus redoutable qu'un temple
et que défendaient les gardiens intraitables de la tradition ( sa mère,
son frère, sa sœur, qui avait emmuré Anouch vivante pour
l'offrir pure, intouchée, à un homme, le mari, avec tous les
honneurs du sang ).
Elle m'a boudé plusieurs jours. Sourires froids et agacements, un jeu
qui visait à m'éprouver, ou qui signifiait un remords, l'impression
trouble d'avoir trahi, d'une destruction impossible à réparer.
Je rêvais malgré tout de m'aboucher à son corps, et, rêvant,
flottais au-dessus du livre que j'étais en train de lire au lieu de
m'assimiler totalement au discours ou aux images qui coulaient au fil des
lignes. Cependant, un jour, elle fut là, dans mon bureau. Elle s'installa
sur une chaise et se mit à feuilleter une revue. L'incident de la colline
... Il empoisonnait son corps comme il emprisonnait le mien. Multitudes d'infimes
curiosités, de besoins mûrs, qui enflent, sorte de charge explosive,
de bourdonnement dans la tête, et l'emballement organique sous lequel
s'écroule tout barrage. L'occasion nourrit le désir. J'ai quitté
ma table, je me suis agenouillé à ses pieds dans un geste de
soumission, plongeant ma tête comme un enfant dans le pli de son corps,
entre le ventre et les cuisses. D'abord elle m'a repoussé. Geste sec.
Du bluff que j'ai su correctement interpréter. Je suis revenu à
la charge. De guerre lasse, elle m'a laissé écarter son corsage
et dénuder ses seins : tabernacle, au cœur de sa poitrine, me
donne à voir ses calices. Mais elle a arrêté ma main qui
volait vers sa caresse et m'a prié de regarder d'abord, seulement regarder.
Alors ses yeux se sont fermés sur le spectacle de ma propre contemplation,
se sont fermés en emportant à l'intérieur d'elle-même
une sorte de jouissance illuminante, comme un rêve qu'on boit et qui
irradie à mesure dans tout le corps. Je recevais pour ma part l'impression
que les seins d'Anouch me comblaient la vue autant qu'ils décuplaient
ma soif. Puis Anouch s'est mise à sourire, de tout l'éclat de
son visage elle me souriait, la tête inclinée vers moi. A ce
moment-là, elle a posé une main sur ma nuque, et avec le pouce
et l'index de l'autre a pincé le bout de sa rondeur. Ainsi lentement,
presque d'une manière solennelle, elle a approché ma bouche.
Anouch m'a abandonné sa chair pour que j'y boive, toute sa chair, m'offrant
son corps, comme une sœur à son frère, le plus naturellement
du monde. Puis, comme elle a eu mal, et voyant que je souhaitais encore du
plaisir, elle m'a mis sur l'autre téton, toujours en le pinçant,
dans un geste qu'elle savait rendre maternel.
Je chevauchais des nuages élastiques... quand brusquement la porte
de la pièce attenante à mon bureau fit crier ses gonds. Mère
venait de crever l'œuf. Elle appela Anouch qui répondit avec calme
en fermant son corsage à la hâte. J'étais frappé
de plein fouet par une lame de fond, aussi brutalement qu'une décharge
électrique.
Les jours suivants, je me suis enfermé dans mon bureau, sur les lieux
mêmes de l'éblouissement. Chaque fois que je tentais de recréer
ce moment fragile, je constatais que j'avais de plus en plus de mal à
tenir fermement unies les images et les sensations qui m'avaient animé
durant quelques minutes. Je voyais s'envoler dans une lente explosion la tête
et le buste d'Anouch vers tous les coins de la pièce en mille fragments
comme des pétales de vapeur et d'ivoire.
Une nuit, tous les deux rentrés tard, toute la maisonnée endormie
au plus profond, je lui ai proposé, dans une voix fiévreuse
et chuchotée, de monter avec elle dans la chambre du haut. Son refus,
mais avec promesse de retrouvailles possibles au lendemain, me plongea dans
un épouvantable dépit . Cette nuit fut hantée par les
plus folles images. Des déserts gris tiraient vers des ciels lumineux
et lointains; des chairs molles s'accouplaient désespérément
sur des terrasses vertigineuses cernées par les mers; échappées
de plage entre deux langues de rochers ; envolées mystiques de chevaux
blancs vers des ciels chargés de nuages pulpeux; une femme debout dans
sa fenêtre, qui dédaignait le paysage, laissait saillir sa poitrine,
pleine d'une élégance spirituelle et tragiquement cernée
par les lèpres rougeâtres du mur ; cyprès ossifié
d'où s'évadait un cheval ; collines mauves derrière un
village aux toitures espagnoles. Tout un fatras pathétique, jusqu'au
lendemain, comme le portrait de ma sœur dans l'impatience.
Ce lendemain-là, après la sieste, la maison vide, et Anouch
là-haut, seule, je suis monté, les marches à peine crissantes,
jusqu'à son nid. La première porte poussée, puis la seconde,
laissée libre, à peine franchie, je me suis trouvé devant
elle, qui était couchée sans être endormie. A gauche,
son soutien-gorge, aux ailes déployées, bien en vue, au bord
d'une couverture sable. La nitescence du fleuve s'infiltrait dans la chambre,
pincée par le volet, à mesure que le soleil avançait
vers la colline, sur l'autre rive.
Je me suis allongé près d'elle. Elle a ouvert les yeux en souriant
pour me dire qu'elle m'avait attendu. Je savourais, pressais, palpais, galbais
ou câlinais ses mamelons du bout des doigts, en de longs, sinueux et
insatiables va-et-vient. Une merveille dont je n'arrivais à épuiser
ni la densité ni la profondeur. Ainsi, ma paume recueillait sur son
corps, pour la perdre aussitôt, une douceur franche et sourde qui venait
à moi à travers sa peau, frontière poreuse que je quittais
par moments, soit qu'elle m'emportait loin derrière elle, soit qu'elle
me rendait à moi-même. Puis de la même main je suis descendu
vers le ventre, j'ai dépassé le barrage du caoutchouc, et me
suis faufilé sous le triangle de soie brodée jusqu'à
la cascade de poils, là où les cuisses faisaient comme un goulot
d'étranglement, des poils qui n'avaient rien d'un duvet juvénile,
mais doux et durs à la fois, plus durs que le velours et plus doux
que le crin. Je me suis vautré dans cette litière, comme un
groin fouillant et reniflant, quêtant l'humide parfum des urines pour
qu'il réveille des sensations de paradis irrésistibles, qu'il
m'introduise au sein du puits où niche "l'état de grâce".
"J'ai donné à tes mains tout ce qu'elles souhaitaient,
n'est-ce pas ? dit-elle en s'adressant à ma raison. Et tu connais mon
corps à présent. Gardons le reste pour plus tard, si tu veux
bien " . En respectant son vœu, j'ai eu l'impression que je quittais
pour toujours un pays qui m'était étranger et fraternel, et
que toute ma vie me poursuivrait le regret d'avoir perdu l'occasion de m'y
apatrier. Néanmoins comme mon corps débordait, j'ai dû
me laver plusieurs fois.
Sibérie des jours parisiens
J'appartiens aux gens du fond, aux populations souterraines, aux foules des couloirs, des labyrinthes et des boyaux. Impossible d'échapper aux astres électriques, aux soleils de néon. Notre existence obligée. Les stars qui vivent à l'air libre ne se mêlent pas à nos pérégrinations en sous-sol. Les acropolitains circulent toute l'année en surface sans avoir à voyager une seule fois à l'intérieur de la terre où grouillent les sans-nom. Si d'aventure, un homme du supérieur se laissait entraîner dans les entrailles de la capitale, rien que pour "voir" ou pour quelque autre raison, il serait aussitôt reconnu, happé par des yeux et encore des yeux, et sans doute déchu dans les cœurs, même si les privilégiés qui l'auraient rencontré, racontant aux autres l'histoire de cette fabuleuse coïncidence, eussent éprouvé, en même temps qu'une fierté, le sentiment d'une certaine différence, d'une distinction désormais attachée à leur personne. Non ! La seule façon pour une star de rester ce qu'elle est, c'est de laisser à la multitude des intermédiaires à son service le soin de promener son image dans notre monde, notre monde noir, monde de lombrics. Ces parcelles d'éclat, de bonheur et de réussite, multipliées à des milliers d'exemplaires, disséminées sur tous les murs, suspendues à tous les plafonds, éclairées en permanence, les hommes des galeries s'en nourrissent comme d'un véritable aliment électrisant et métaphysique. Sans elle, la société ne fonctionnerait pas, forcément. Elles donnent le goût de la surface, entretiennent l'amour du ciel, fondent le mythe d'un temps définitivement et absolument libre. Les hommes sont comme ça, que voulez-vous ! Il leur faut des dieux. Mais gare aux sceptiques de tout poil, aux obscurs anarchistes qui, forts de leur incroyance, grimpent, au matin, les escaliers vers la sortie avec la certitude inquiète, absolue et fatale que, le soir venu, ils auront à faire le chemin inverse, qu'ils s'enfonceront de nouveau dans les profondeurs, avec la nostalgie du ciel, ce même ciel où, le temps de traverser une rue, ils auront trempé leur tête. Leur lucidité les assassine à petit feu, leurs pas s'alourdissent de marche en marche, leur esprit s'imprègne de ténèbres. Et pourtant, ils ont leurs fous pour les distraire. Par exemple, entre Bastille et République - révolutionnaire, non ! Bastille et République - de 7 à 9 heures du matin, aux heures de plus grande indulgence, où la pitié et l'amour de la musique sont encore frais, un guitariste chante. Il chante le bonheur, chante des chansons qu'il n'a pas composées, des chansons de star avec une voix de fond, aux intonations souterraines... Au début, il faisait même travailler sa jeune femme. Face à face, lui, chantait l'amour, elle, soufflait dans une clarinette. Bucolique, en somme. Elle travaillait par tous les temps, la femme. Même enceinte. Je devrais dire surtout, car vue de profil, elle suscitait l'attendrissement et rapportait de plus en plus gros. Maintenant, le guitariste chante seul et ses bretelles à fleurs se tendent de plus en plus. Forcément, il a pris du ventre. Mais sur le même trajet, il y a plus bas que nous, il y a ceux qui sortent de prison, ceux qui sont sans travail, qui veulent rester propres, qui ont un enfant à nourrir ( ils viennent souvent avec, forcément ). Ils parlent bien, clair et net, et leur discours fait mouche, vu qu'ils sortent rarement les mains vides. Enfin, plus bas encore, les vrais fous : le vieux qui joue de l'harmonica comme un tuberculeux, la folle qui chante comme une folle, la noire qui voyage avec des cartons bien ficelés et des valises également bien ficelées, tellement de cartons et tellement de valises qu'on est parfois obligé de l'aider à tout sortir ou à tout rentrer de crainte que les portes ne coupent la totalité en deux, une partie à rester sur le quai, l'autre emportée par la rame. D'ailleurs, moi aussi je suis fou. Je suis capable de courir dans les couloirs comme un forcené pour attraper mon train, un train nommé "Bali", qui me procure la sensation de voyager vraiment, sans oublier, surgie on ne sait d'où, l'idée que le terminus sera une île avec de jeunes femmes aux seins nus. Forcément !
De père en fille
" A présent je suis toi ". ( Ce qu'elle
se disait en prenant place sur le fauteuil où son propre
père... Vieux siège de scribe à accotoirs qu'elle remplissait
largement aujourd'hui. Araksi, la fille d' Ara Sarksi, fondateur, directeur
et unique journaliste du quotidien " Tarara" (qui veut dire Tarara
), chaque matin, à neuf heures précises, faisait " venir"
son père en elle rien qu'en se répétant cette formule
magique : " A présent je suis toi ". Et effectivement...
Elle dépliait le quotidien français déposé la
veille sur le coin gauche de sa table. Même geste grave, curieux. J'ouvre
le monde, lui avait-il dit un jour. D'abord elle n'avait pas compris. Puis
, peu à peu, elle éprouva elle-même cette jouissance particulière
qui surgissait au moment d'ouvrir sa fenêtre de papier imprimé.
A son tour maintenant elle lisait " le monde". L'œil doit être
ton crayon rouge . Gros traits sous les titres sélectionnés,
lignes, mots, accolades ( par pans entiers ), approbations ou rages, elle
raturait, elle fléchait, elle préparait ses légumes,
épluchant, coupant, rapant, jetant les morceaux morts, les membres
pourris, les parties incomestibles... avant la grande tambouille. Retiens
du monde ce qui nous intéresse. Nous, il voulait dire le peuple. Pense
à ceux qui n'ont plus que cette langue pour se reconnaître. Il
importait de défendre la forteresse. De tenir pour eux, les compatriotes
finissants, le dernier carré, grognards dressés autour de leur
langue, qui refusaient de pactiser avec l'exil, avec le français, l'ennemi
courtois, leur deuxième catastrophe. C'est pour eux qu'Araksi recomposait
le monde. Pour eux, pour lui, elle avait épousé le journal :
parfum âpre du papier, bruit noir des machines, les bras de son siège.
Tu es prête. Je t'ai faite pour ça. Le père, il l'avait
rabotée son âme de fille, retouchée discrètement,
remodelée tant et si bien jusqu'au jour où il tomba malade.
Tu leur appartiens maintenant. Comme je leur ai appartenu . Un chef-d'œuvre.
Et maintenant elle était saisie à la taille par les accoudoirs,
cage où elle pénétrait chaque matin, la peur au ventre,
pour rencontrer son lion affamé. Et en effet, qui la dérangeait
dans ces moments-là agaçait un fauve. Araksi brisait d'un silence
toute conversation, vous repoussant vers la porte par son seul regard. Car
c'était l'Heure, l'Heure sacrée, l'Heure alchimique. L'Heure
de la grande cuisine. Elle jouait les recettes de son père, interprétait
la musique d'un autre écrite sur le monde, traduisant les morceaux
de colonnes sélectionnés, y ajoutant du sien, un rien, lui en
elle... Paraphrase orientale. Car déjà, dans une autre pièce,
elle entendait trépigner les machines. Deux ouvriers à peine...
Nos enfants, il faut qu'ils nous ressemblent et qu'ils nous perpétuent.
Qu'ils n'aient pas d'autre voie que celle de nous ressembler et de nous perpétuer.
- Pas d'autre voie, père !
El Hor
Le désert a mangé tous les chemins. Des kilomètres et
des siècles sans ombres. Qu'on en perd la tête. Ne sachant à
la longue d'où l'on vient, où l'on va, qui pourrait apparaître.
On marche forcé jusqu'à l'achèvement. Ombre de nous que
dévorent la chaleur et la lumière. Jusqu'à tomber dans
notre ombre même, ce trou, qui a forme de nous, la bouche d'un agonisant.
Le père Karékine se rend ici chaque année, à l'époque
où, ailleurs, en d'autres pays, le printemps flotte rouge, bleu et
orange. Et là venu, il se tient droit et noir, au bord de la fosse
qui ressemble à son propre abîme. Il est le fils de cette histoire.
Et son officiant. Présent chaque année et sans faille. Au jour
même, à l'heure près, où en d'autres pays, des
foules, frères et sœurs, tournent autour de lui, axe en ce désert.
Il psalmodie, livre en mains. Le Livre : "L'Eternel a donné, et
l'Eternel a ôté ". Des tas d'enfants sur d'autres enfants
faméliques jetés, puis brûlés. " Que le nom
de l'Eternel soit béni !"Er me dit : Nous étions des centaines,
à demi-nus et sans chaussures, squelettiques, enchaînés
les uns aux autres et traînés, les yeux bandés, des jours
et des nuits, tant de jours et tant de nuits que nous ne savions plus à
la longue qui nous avions été. Et puis on nous a engouffrés
dans cette fosse, les morts entassés au centre, le reste poussé
au fond des galeries, jambes et cou entravés, la tête dans le
noir, les yeux collés à la paroi, de sorte que nous ne pouvions
pas regarder derrière nous et à peine sur les côtés.
Et chaque jour, on arrachait à leur paroi les plus affaiblis des enfants
pour les précipiter au centre où ils agonisaient. Ou bien on
leur lançait du pain pour que les plus faibles achèvent de mourir
dans la mêlée. Des puanteurs, des cris ou des lamentations, et
des silhouettes qui passaient et repassaient sous mes yeux comme si elles
portaient des choses ( car, par le trou oblique, incliné vers l'Ouest,
il entrait de la lumière ) : c'était notre vie, toute ma vie.
Un jour, le mur devint rouge, progressivement d'un rouge pâle à
un rouge plus violent, comme un fruit qui mûrit à vive allure,
un fruit gorgé de sang, une marée de sang qui embrasait le mur,
à laquelle il était impossible d'échapper ( j'ai su plus
tard qu'il s'agissait d'un coucher de soleil ), et j'étais moi-même
une tache noire immobile, tandis que d'autres défilaient sous mes yeux,
me traversaient librement, qui allaient et venaient, les unes parlant, les
autres non... De terrifantes et froides paroles. Ainsi, plus faible de jour
en jour, je sentais ma vie m'abandonner ; à peine si je distinguais
encore les ombres, mes chères ombres, pour moi les seules formes vivantes.
Et je perdis connaissance une première fois. Quand je repris conscience,
j'étais sur le monceau de morts, sous l'échancrure bleue. On
avait accumulé sur les cadavres et sur le reste toutes sortes de choses
qui brûlaient. Plaintes lourdes, impuissantes, et si lointaines, mêlées
à des crépitements... Les piqûres du feu me harcelaient
et finirent par me réveiller. Une fumée âcre... J'allais
mourir dans ce trou comme un rat. Englué dans ma propre faiblesse,
je parvins toutefois à me glisser loin des flammes et à me rouler
dans le sable pour apaiser mes brûlures. Je suffoquais, mes yeux blessés
par le feu. A mesure que les flammes grandissaient, se révélait
le monde de ma prison souterraine. Je vis mes compagnons comme incrustés
aux parois et je vis mon ombre qui bougeait avec mon corps. Je fus alors la
proie d'une douleur si épouvantable que je m'évanouis pour la
seconde fois. Une chute dans une autre révélation, une tout
autre histoire. En vérité, j'avais été mort, passagèrement
mort, et j'ai revu le jour. Une odeur froide de viande brûlée
remplissait la grotte. La lumière orangée qui tombait du trou
glissait sur un enchevêtrement de petits cadavres. Je n'entendais plus
parler. J'avais faim, j'avais peur, et je me suis mis à manger la chair
grillée du premier corps venu. Je m'étais tellement accoutumé
à mon simulacre de vie que je redoutais d'affronter une autre réalité,
fût-elle plus réelle que la première. Mais en même
temps, je craignais d'être pris une seconde fois, d'avoir à souffrir
la condamnation obscure que j'avais subie et dans laquelle mes compagnons
étaient encore plongés. En optant pour l'inconnu vers la lumière
immense qui affleurait au-dessus du trou, j'étais persuadé d'aller
au-devant de mille souffrances. Un jour, j'essayai de gravir la pente, en
y enfonçant les mains, mais le sable se mit aussitôt à
couler sous moi. A peine avais-je progressé de quelques centimètres
que je me retrouvais tout en bas, comme si le poids de la lumière me
refoulait vers mon origine, malgré tous les efforts que je déployais
contre elle, comme de vouloir échapper au destin de mes semblables
enfermés dans l'ivresse de leurs habitudes ou la fausseté de
leur sens. Mais je me réjouis bientôt en rencontrant un sol plus
dur, presque des marches ; mon ascension en fut facilitée, et je me
hissai jusqu'au bord du trou, en pleine lumière, une lumière
douce ( c'était la première heure de l'aube ), mais dont mes
yeux pour ainsi dire nouveau-nés supportaient mal la présence
infinie. Autour de moi, à perte de vue, c'étaient la terre vide,
le ciel vide. Rien sur rien. J'étais là comme pour la première
fois. Et pourtant ! Au deuxième jour, je vis s'approcher un homme sur
un cheval. Une étrange figure, tracée de rêve et de réalité.
Il me prit avec lui et m'enveloppa d'une couverture. Notre ombre coulait sur
les pierres. Je n'osais pas lever les yeux au ciel, craignant de mesurer l'ampleur
de ma naïveté et de mon égarement en voyant dans ce feu
la cause unique de tout ce que j'avais pris pour la vie, de tout ce que croyaient
encore mes amis enterrés. Nous avons atteint une vallée, puis
traversé un village pour rejoindre le campement où étaient
dressées les bidanes. Des moutons étaient parqués dans
un enclos. On me plaça dans un abri fait de branchages et d'oripeaux.
Je n'éprouvais aucune joie, plutôt un trouble, une souffrance
au spectacle de ces mille choses nouvelles. Les taches sombres se multipliaient
sur le sol. Je mis des semaines avant de me rétablir ; mes yeux pleuraient
constamment ; il me fallut des mois pour m'habituer aux visages des hommes
et des arbres, aux objets divers, puis aux astres et au ciel lui-même.
Et plus je comprenais ces formes, plus je me réjouissais du changement,
plus je plaignais les prisonniers de la terre que j'avais laissés là-bas
et que je souhaitais rendre à la lumière du jour. Daher, mon
maître, avait fait de moi son berger. C'est lui qui me donna ce nom,
Bilal, pour marquer que je lui appartenais, alors qu'on m'avait toujours appelé
Er ; je le savais car c'était le seul souvenir qui me restait de mon
passé avant qu'on me jette dans la fosse. D'ailleurs, je n'avais pas
de vrai passé, je n'avais jamais eu de famille et j'ignorais mes origines.
Daher m'avait sauvé, mais il me traitait comme un chien. Il me battait,
me nourrissait mal, m'accordait rarement du repos." Si tu perds un seul
de mes moutons , tu passeras la nuit dans le désert à le chercher,
me disait-il. Et dans le désert, il y a des hyènes et des serpents,
on se blesse les pieds sur les pierres coupantes". Ces menaces me terrorisaient,
mais ne m'empêchaient pas de penser qu'un jour je quitterais mon propriétaire
pour partir à la recherche du trou afin de rejoindre les enfants -
qui seraient devenus de petits hommes - dans leur obscurité. Et effectivement
ce jour arriva ; le désir de rendre mes frères à la lumière
dont je jouissais l'emporta sur les pièges du désert, sur la
peur de ne pas retrouver la fosse et sur la hantise d'être rattrapé
(Daher m'ayant promis qu'il m'égorgerait comme un mouton). Je m'étais
préparé à cette fuite et je finis par retrouver la grande
plaie sombre qui creusait le sol. Cette fois, mes yeux me faisaient mal à
mesure que je m'immergeais dans le noir, dans le noir absolu de mon enfance,
si mal que j'avais peine à les ouvrir, à distinguer les ombres
qui m'avaient terrifié d'abord, puis à la longue m'avaient séduit,
à reconnaître mes compagnons d'infortune, eux que j'avais aimés
dans le malheur et l'idéal, pour lesquels j'espérais trouver
des mots capables de les arracher à leurs illusions. Je parvins à
me traîner jusqu'à l'endroit où j'avais été
moi-même enchaîné. Je criai : " Ashot ! Lévon
! Papken! c'est moi Er ! Je suis venu vous délivrer. Vous êtes
des victimes de la terre. Il faut sortir. Vos yeux, votre cœur vous trompent.
Ils se nourrissent de choses qui n'existent pas. Ce n'est qu'un trou, ici.
Je vais vous conduire plus haut, sur la terre, là où votre corps
baignera dans la clarté, l'origine de tout..." Ils rirent de mes
paroles. Malgré la confusion où j'étais, je réussis
à ôter leurs liens. Alors ils me frappèrent. "Tes
yeux sont devenus fous, dirent-ils. Ce que tu as vu t'a rendu insensé.
Cesse de nous harceler avec tes balivernes. C'est là qu'est notre vie.
La terre qui nous entoure est la seule chose qui nous laisse vivants. Eloigne-toi
de nous, traître !". Ils ne cessaient pas de me frapper ; certains
essayèrent même me tuer , mais je réussis à leur
échapper comme j'avais échappé à mon maître.
Mais qui peut prétendre échapper à son maître ?
Cette fois, mes larmes étaient des larmes d'impuissance .Le père
Karékine me fait visiter les lieux. Nous descendons par une échelle.
Le trou avait été nettoyé de ses ossements, recueillis
comme reliques et transportés dans une église, entassés
sous l'autel, à quelques kilomètres. Le père Karékine
plante un cierge dans le sable. La flamme, mélange de rouge orangé
et de bleu, se tient droite, si pure, pas même un vacillement. Elle
dessine nos trois ombres. Le silence remplit la grotte comme une eau. Le père
Karékine me montre des traces sur la paroi. Je comprends. Il nous arriva
ce jour-là de trouver un crâne enfoui dans le sable. Et c'est
en avançant que nous avons effrayé une colombe, autrement appelée
"wakinyela". Emme, emme, emme... cria-t-elle pour indiquer la présence
d'un spectre. Elle nous évita adroitement et se lança à
corps perdu vers le désert. Le lumineux désert.
Oh ! les frères !
" Le père Barkèv, à première vue, comme il fait noir : œil, cheveu, costume ! Mais comme il parle ! Comme il sait faire passer la lumière à travers son corps et par sa bouche ! Il dit : Agissons de façon juste, sinon nous deviendrons tous des corps sans vie. Il construit sa parole sur le deuil, il édifie sur la secousse tellurique. Tient bon, et droit. La lumière passe à travers son corps. Seulement voilà, il y a une faille. Où est notre mission ? Il s'interroge. C'est la lumière qui est en lui qui interroge. S'il y a eu faille... Mais quelle faille ? Des souffrances depuis deux siècles. Depuis le jour où nous avons failli à notre mission. Massacres sur massacres, tremblements de terre sur années d'oppression, pogroms sur exodes, exils sur exils... Depuis le jour où le politique a orienté les vies. Depuis que fut oublié le plus important , quoi ! Mais quoi ? Il s'interroge... Etre Tararien, c'est du politique ou du spirituel ? Toute cette masse de souffrances à la queue leu leu depuis deux siècles, chaque fois nous amenuisant, et chaque fois nous rabotant et nous diminuant et nous affaiblissant, qu'est-ce ? On ne peut servir deux maîtres à la fois : Dieu et autre chose, quelle que soit cette chose. Et voilà ce qu'il dit, le père Barkèv. Vous le croirez si voulez, mais il le dit. Quelle que soit cette chose. Il le dit. C'est la lumière qui lui traverse le corps qui le dit par sa bouche. Et il n'y va pas de main morte. Etre Tararien, c'est vivre pour la réalisation des buts du peuple tararien, buts qui se confondent avec sa renaissance spirituelle. Et la voie vers ce but, c'est d'être fraternel. D'ailleurs parmi les ennemis, aux moments des plus forts déchaînements de foule, il y a eu des gens pour protéger des Tarariens. C'est d'être fraternel. Mais aussi déterminé. Déterminé jusqu'à l'autodétermination contre ceux qui veulent notre extermination. Aujourd'hui les souffrances sont politiques car les circonstances politiques l'exigent.. En d'autres termes, quel est le programme ? Vaincre ou mourir. Mourir, qu'il a dit. Mourir. Mourir... ou vaincre. C'est-à-dire tuer. Mais qui tuer ? Mais qui tuera ? Qui de martyr deviendra meurtrier ? Qui sera le martyr spirituel, qui le meurtrier politique ? Comme l'exige le combat pour la survie. Mais quelle survie ? Survie politique ou survivance spirituelle ? Et la lumière ne parle plus. Et l'homme n'est plus dans la lumière. Et tout est noir. Il fait noir. Tout est démuni. "
Extraits : Voyages égarés
Fragments de figures apatrides 1 2 3 4 5 6
Une année mots pour maux Octobre 1 Novembre Décembre Janvier Février Mars Avril Mai Juin Juillet Août Septembre Octobre 2 Couverture