J'ai fait quelques voyages. Des pieux, des imbéciles. Guerre, désert,
ou nuits unanimistes.
A présent me voici dans l'étroit paysage
d'une fenêtre ridée d'arbres noirs, transparents comme des barreaux.
Mes chemins se sont arrêtés là, dans ce lieu vautré,
une ville ! amolli à vomir.
Si je cherche, c'est des états situés en deçà
de mon oeil.
On ne s'habitue guère aux démons nécessaires à
notre économie. Mystification qui égare.
Mais pour l'instant, je suis cloué, et je remplis ma chaise
d'une vide agonie, abandonné aux hurlements des souvenirs
tandis que le monde fermente, que ses images font dégueulasse atrocement.
Déboutonnant mes yeux, des dénonceurs impénitents croisent
mon immobilité.
Et je marche ! Je suis sans voix. Avec ceux, sur leur corde raide,
qui font crier leurs mains dans mon intimité,
mon vice, à baigner dans le vague repu du calcul fétichiste,
m'est devenu énervant.
J'ai pour guide en enfer le regard cru du photographe. Impressionnant.
( Il sait trouer nos yeux avec son noir sadique, son blanc mystique ou son
gris épuisant.)
Avec lui je me rends, de pays en pays, là où font des croix
les méridiens,
secrétaire des enregistrements muets,
pour dire ceux qui ont faim dans leur corps jusqu'à la moelle.
Ensemble vers le tout monde
lui-l'oeil et moi-la voix
nous allons voir
4 J'écris vers
vers l'or des hommes et le sec
merde vit et sable meurt
.
..mais nous,
les survivants, nous ne serons jamais libérés d'Auschwitz.
Lui, c'est le photographe hurlant, spécialiste des guets-apens cataclysmiques, qui sait vous dénicher une détresse muette, une guerre où ça meurt par milliers, sans armes, ni visibles ennemis, et si loin qu'elle semble abîmée dans le silence. Mais lui vous jette une image de ça sur votre table, en noir et blanc au doux moment du café, corsé, sucré, nature, à votre goût. Lui vous dit que ces disettes à la Corne d'Afrique, aggravées de guerres civiles et de déplacements forcés des populations, résulte d'un jeu d'intérêts. Les pays riches de l'Occident y font la manne ou la famine selon qu'ils veulent bénéficier des faveurs d'un camp ou de l'autre qui se disputent la suprématie.
Je
suis,
je suis tous ceux qui nous entourent,
aussi loin que se perd leur voix,
les calamités, les catastrophés, les génocidés.
Calamités et catastrophes, moi je sais d'où je viens ;
même si j'ignore,
j'ignore aussi, si j'ignore
où, pour qui je suis né...
...jusqu'au ciel tout est gris.
Il parle, le photographe, et je suis à Korem, dans l'Ethiopie de 1984. Chaque jour, une centaine de morts parmi les réfugiés du Tigré. Voilà pourquoi appeler ça une guerre, sale, aux vu et su de tout le monde, mais pas une guerre de libertés, pas une déglinguerie patriotique, non, une guerre clandestine, honteuse, sans soldat sur le terrain.
5 les trous humains du temps
Et nous sommes arrivés jusque-là,
un coin de forêt éthiopique.
Tous accroupis des réfugiés,
enfants, vieillards, femmes,
au pied d'arbres géants, troncs tortillés dans tous les sens.
Du bois mort est prêt pour le feu, des guenilles sèchent.
Des corps pliés couverts à peine.
Il pleut des rais de lumière, des fumées montent.
Depuis des jours, ils marchent vers le Soudan.
Un petit vieux gagné par la paralysie
est sans mot dans sa chair.
Une adolescente fixe quoi d'un oeil sec ?
La lumière en tombant fait des striures obliques
et des taches jaunes sur le sol.
Que va-t-il m'arriver ? On ne savait pas si ça allait nous arriver. Mais ça pouvait arriver à tout moment.
PHOTO : Une mère
( visage hors cadre ), deux enfants rachitiques accrochés à
ses seins épuisés. On se tait. On regarde. On regarde... Et
puis, on ne regarde plus.
Dans leur
couverture, ils sont 8,
accroupis sur la terre noire, leur pays,
si noire qu'elle ne veut plus nourrir personne.
Devant eux,
un paquet ficelé long
6 vers tout être qui plie
qu'ils regardent tristes ;
c'est une natte tressée serré qui enveloppe la chose.
Et derrière eux, la terre,
noire comme je l'ai dit,
la terre qui touche au fond la grande clarté.
Toujours affamés,
toujours éreintés, les hommes finissaient par se ressembler,
le crâne rasé, le visage gris, le regard douloureux et l'uniforme
sale.
PHOTO : C'est un enfant qui va mourir. Il a eu faim tellement que son corps est trop faible pour absorber quoi que ce soit. On lui colle un tuyau sur le crâne, qu'on fait entrer dans la narine. Comme ça on peut lui introduire un peu de lait dans le corps avec une seringue à l'autre bout. L'enfant fait de grands yeux effrayés. Trente minutes et il est mort.
Extraits : Voyages égarés
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