( Extraits )
IV
Vie et paroles de Thoros
Je me suis longtemps interrogé sur ces paroles de Thoros, l'homme que les uns surnommaient " le chien" et les autres " le prophète":
Tarariens ! Vous avez été massacrés parce que vous étiez déjà morts.
Aujourd'hui survivants, vous êtes plus morts que jamais.
Et le plus mort parmi vos morts est votre pape. Un homme du bas, voilà ce que vous avez fait de lui. Chaque jour il substitue à l'éternité de Dieu l'éternité de la Tararie .
A propos du poète Sèv Kavès, alors au faîte de sa gloire, il déclara :
Il finira statue. Une rue portera son nom. Ainsi, il figurera sur des enveloppes ou des documents administratifs.Glorifié par les Tarariens, il sera le symbole d'une humanité figée.
Puis, s'adressant aux jeunes écrivains du moment, il ajouta :
Vous tous qui écrivez aujourd'hui sur le peuple, pour le peuple et par le peuple, vous êtes aujourd'hui les tombes du peuple. Mais vous le serez davantage demain.
Dans quel sens faut-il
entendre ces " aboiements" de Thoros ?
Vous donnez votre vie, toute votre vie, à la conquête de vos
frontières perdues.
A ce qui fuit comme l'eau entre les doigts de vos mains.
Or votre vie vous a été offerte comme un bien précieux.
Et vous dilapidez ce bien pour assouvir vos obsessions .
Cette vie. Votre vie. Occasion unique.
L'unique occasion de pousser plus loin les frontières de votre conscience.
D'approcher du centre.
C'est la leçon du Tarara.
Vous l'avez sous les yeux, aveuglés que vous êtes par vos idolâtries.
La Tararie n'existe pas ! Le Tarara n'est à personne !
Le Tarara n'est qu'un signe.
Mais c'est la Voie .
A son voisin qui s'étonnait
qu'il ne levât pas le poing comme la foule silencieuse pour approuver
les paroles d'un orateur politique, Thoros dit : Moi, je parle là
où vous êtes muets .
Thoros encore :
Puisse, Tarariens ! la richesse ne jamais vous abandonner ! Levez-vous
chaque matin en vous demandant comment vous allez mystifier votre frère,
comment vous allez écraser l'un, voler l'autre... Votre pauvreté
n'en sera que plus visible .
Thoros : Tarariens,
je vous aime. Mais plutôt obéir à l'homme qu'à
vous.
Nous étions un jour en train de contempler le Tarara. Lumineux muscle de pierre. Il dit : Le jour où les Tarariens pourront danser autour du Tarara marquera le moment le plus bas de leur humanité .Puis il ajouta : Leur fétichisme de la terre, leur ferveur politique sont pour les Tarariens leur divertissement absolu et leur abîme absolu. Qu'un peuple dure s'il témoigne de Dieu ; cesse de durer s'il travaille seulement à sa propre pérennité.
Ne leur parlez pas de se perfectionner : ils sont parfaits. Que dis-je ? Ce sont des dieux. ( D'après John Kakabagsi )
Malheureux Tarariens, embarqués dans un tunnel de feu, de fer et de sang . ( Selon Silva Narintchakan, la poétesse, autrement appelée "l'orangeade").
Paroles de Thoros rapportées
et transcrites par Chirose, poète :
Les pères ont fait leurs fils à leur image pour se prolonger
en eux et qu'en eux s'éternise la terre de Tararie. Ainsi les Tarariens
se répètent et récidivent, alors que chaque homme qui
vient au monde est unique et que seule la diversité des hommes témoigne
de la vie. Dieu a horreur des clones et des robots ; cela ne Lui ressemble
pas.
Quand vous aurez libéré le pays, vous ne serez pas pour autant libérés de l'histoire. De toutes vos histoires. ( Victoran Partsoum rapporte ce mot de Thoros dont il avait reçu la visite au moment où il faisait une grève de la faim pour attirer l'attention du monde entier sur le sort de la Tararie).
Ma façon de résoudre la guerre c'est d'abord de me transformer. Commencer d'abord par résoudre ses conflits. La paix que je cherche au-dehors est en moi . ( Victoran Partsoum dans les mêmes circonstances).
Un jour de Pâques, on présenta à Thoros des ufs dans un panier. Les coquilles, comme c'est la coutume chez les Tarariens ce jour-là, avaient été coloriées au préalable selon trois couleurs : le rouge vif, le rouge pâle, tirant sur l'orange, et le bleu. Voici le peuple tararien, dit Thoros en tenant un de ces ufs au bout des doigts. Un uf hermétiquement clos pour un peuple encoquillé. Avec cet uf, je vous présente tous les Tarariens. Le commencement de la vie ; mais ce commencement dure depuis si longtemps que l'uf est demeuré un uf et qu'il a vieilli. Derrière cette coquille des milliers de Tarariens s'entredévorent. Ne le cassez pas, cet uf ! Qu'il continue d'offrir au monde le visage lisse de l'innocence. Si vous le cassez, nul doute qu'il puera. Oui, il puera .
Le 24 Avril 1969, j'étais avec Thoros sur la Colline des Hirondelles. Des foules défilaient devant le Monument aux Martyrs. Il me dit, sur le ton d'un homme libéré, d'une voix profonde qui me fit tressaillir : Une fois, je fis un vu. A mon père et à ma mère, je fis la promesse secrète de consacrer ma vie, toute ma vie à détruire nos assassins. A réveiller chez mes frères le même désir, un désir logique de vengeance, un désir si longtemps endormi que nous étions dans la vie comme des morts . Je fis des discours, j'étais intransigeant, je ne ménageais pas ma peine. Pendant des années j'ai vécu pour cette idée. Tout est changé à présent. Je ne souhaite anéantir personne. Je ne suis plus intéressé par l'aversion aveugle et systématique. L'homme brise son semblable plus faible de la même manière que le plus faible écrase l'insecte gratuitement. Les "autres", je ne veux pas les nommer, car les nommer c'est déjà les maudire, et les maudire c'est engager un processus de destruction. Nous avons toujours mille raisons pour tuer nos ennemis, pour faire des morts. Quant à tuer une à une ces raisons, cela suppose un long travail. J'ai appris que toutes les vies sont comme des routes et que toutes ces routes sont pareilles. A la fin, oppresseurs et opprimés se retrouvent sur la même voie. La seule chose qui reste , c'est que pour les uns et pour les autres la vie a été trop courte. Aujourd'hui je suis triste non pas à cause de tous mes frères qui sont morts assassinés sans raison, ni à cause de la manière dont ils sont morts. Je suis triste à cause de la tristesse des survivants. Je me sens triste parce que mon père, ma mère et les autres étaient Tarariens. Ils vécurent comme des Tarariens et ils moururent comme des Tarariens. Et ils n'auront jamais su qu'ils étaient avant tout des hommes .
Je lui demandai alors quel était ce long travail qui lui permit une telle conversion. Il dit : Surveille soigneusement tout ce que tu fais, tout ce que tu vois. Ce qui pourrait t'aider à développer cette transformation se trouve parmi toutes les petites choses que tu fais, les choses que tu vois, tout ce qui vient à ta rencontre- Et c'est pour cela que vous avez cessé votre lutte ?- Mes discours politiques, c'était du bavardage. Un bavardage que je me faisais à moi-même, mais aussi aux autres. Or chaque fois que nous bavardons, nous maintenons notre monde, tel qu'il est dans notre tête et dans nos désirs. Nous tournons en rond comme de vieux derviches dans le cercle de nos choix sans cesse répétés jusqu'au jour où nous sommes surpris par notre mort. Le monde changera quand nous cesserons nos bavardages, quand nous marierons nos yeux et nos oreilles, quand nous entendrons les choses comme des sons, quand nous verrons les sons comme des choses, quand le silence éclatera en nous comme une formidable secousse lumineuse .
L'homme Thoros était de petite taille, un homme ramassé, avec une voix qui n'éclatait jamais et qui se faisait toujours entendre, une voix de prière, même dans la révolte. Ses cheveux, qu'il avait épais, s'évasaient à partir d'une ligne assez basse sur le front, en plusieurs vagues régulières, blanches sur la tête avec des filets bruns qui s'intensifiaient sur les côtés, embroussaillées même et qui rejoignaient une barbe très fournie, également sombre, comme du charbon, sauf aux extrémités. Il possèdait de gros sourcils, des yeux foncés et luisants comme l'obsidienne, grands ouverts, qui absorbaient totalement la réalité, je veux dire sans demi-mesure.
Un jour, comme nous passions
devant l'Eglise Saint-Sauveur, il dit :
Les Tarariens sont voués à la dispersion. Un peuple qui a
failli à sa mission de première nation chrétienne, en
faisant de la terre son veau d'or, peut-il encore survivre ? Certes, tout
concourt à sa disparition, mais le premier facteur qui le détruira,
c'est lui-même .
C'était un mois après le terrible tremblement de terre. Nous visitions les ruines de Blanche, ville du nord. Des milliers de frères ensevelis. Un spectacle à faire pleurer. Il eut ces mots qu'il dit avec des larmes, comme s'ils étaient durs à dire et qu'ils devaient être dits : Ils ont tellement aimé leur terre qu'à présent ils couchent dedans comme c'était leur vu le plus fort. Après tout, ce tremblement de terre, c'est le désir collectif qui l'a provoqué . Puis se tournant vers moi, les yeux tristes mais éclairés tout à coup par une intuition : Notre mort n'est que le reflet de notre désir le plus intime. C'est lui qui nous emportera et c'est lui qui nous définira. Et nous verrons si c'était ça qu'il fallait être. Oui, cela nous le verrons... en musique .
Personne n'a su me dire à quelle date Thoros avait mis en place son uvre de bienfaisance. Ni selon quelles motivations. Certains affirment que le grand tremblement de terre avait brisé net sa parole. D'autres pensent qu'il traversa déserts et mers rouges pour sauver ceux des Tarariens qui habitaient le Kakabag assiégé et ceux qui furent chassés de leurs terres. Il dépensa et renouvela sa foi à cette tâche tandis que le gouvernement central se contentait de gérer sa propre passivité. Il parcourait le pays dans un camion douteux avec une poignée d'illuminés, pour apporter le vivre aux frères les plus démunis. Un jour, il embarqua sur son camion toute une famille qui s'égrenait le long de la route en se traînant vers la frontière.Un homme, une femme, des enfants. Tous Zazéris. Le père dit qu'ils avaient été à deux doigts de mourir lapidés sur le seuil de leur maison par les Tarariens du village, hystérisés à blanc comme des diables. Thoros n'avait montré aucun étonnement. Par ailleurs, c'est lui qui fit fermer la centrale nucléaire du site " La Grande Mort" ( un nom venu à nous de la profondeur des âges et qui n'était peut-être pas très loin de rencontrer sa propre réalité ) : on l'avait construite sur le dos du dragon qui agite la Tararie, lieu où se baisent deux grandes plaques continentales.
Entre son plus vieil ami Zacharia ( qu'il appelait Zac ) et lui-même, il existait un pacte tacite : celui de ne pas épiloguer sur la nature supposée des Tarariens. Ils craignaient pour leur amitié. Ce qui n'empêchait pas Thoros de tenir pour candides les propos de Zac quand il s'obstinait à défendre les Tarariens par des considérations qu'il voulait plus objectives et plus mesurées que les siennes. La preuve qu'il existe des Tarariens honnêtes, c'est toi-même, disait Zac. Tu souffres de les voir se tromper mutuellement et tes colères sont une façon de les aimer certainement plus saine que la nôtre, je l'avoue. Et si tu es une exception à la règle pessimiste que tu invoques chaque fois que nous parlons d'eux, c'est bien que ta règle est fausse.
- Je suis Tararien , non une exception, protestait Thoros. Nous portons tous en nous des gestes de trahison. Ne rien faire pour la survie du peuple en est une, même si je doute que la survie d'un peuple soit une chose nécessaire au monde.
- Mais en quoi serions-nous moins honnêtes que tout autre peuple ?Je te le demande.
- Si nous prenons la survie historique des Tarariens comme valeur absolue et comme cadre de notre existence, je constate que tout Tararien qui fait un geste pour cette survie, en commet deux en faveur du suicide. Je dis suicide car nous portons en nous comme un plaisir de nuire à nos frères ou de les détruire. Tout acte de générosité ou de dévouement patriotique devient alors une manière de couvrir ces nuisances ou ces destructions par le sentiment du devoir accompli.
- Tu parles de suicide, et pourtant nous existons depuis trente siècles.
- Quel exploit ! Les mauvaises herbes ne meurent pas facilement non plus. Mais nous sommes plus fragiles que les mauvaises herbes. Et si nous n'avons pas de pays où nous soyons tous rassemblés, c'est bien la preuve que nos comportements suicidaires dépassent en nombre et en portée nos actes de survie.
Thoros se tut un instant comme si l'évidence de cette révélation avait frappé de plein fouet sa propre conscience. Il poursuivit.
- Tous les Tarariens auxquels j'ai eu affaire dans ma vie étaient de fervents défenseurs de la Tararie. Tous, d'une manière ou d'une autre, auront assassiné un frère au nom de cette ferveur. Ils l'auront trompé, l'auront trahi, l'auront tué. Des histoires! Elles abondent. Et chaque Tararien en connaît au moins une où il a joué le rôle de victime. Mais il se gardera bien de raconter celle où il a fait le Judas. Notre malheur est là. Et là notre vérité. Je n'ai pas le goût de notre survie. Je travaille seulement à soulager les peines présentes. Je n'ai pas d'autre idéal que celui d'une action sans recherche de résultat.
A Stepan qui le suivait dans tous ses déplacements et qui lui demanda un jour ce qu'il pensait de cette phrase trouvée dans le dernier livre de Vartan Grig : " La voix du peuple est la voix de Dieu ", Thoros répondit que Vartan Grig avait été fort impertinent pour loger Dieu dans les caves de l'humanité.
Thoros faisait feu de tout bois ; tout lui était matière à réflexion. Il cherchait partout le visage des Tarariens, acharné comme un enquêteur. C'est ainsi qu'un jour, alors qu'il se rendait chez son ami Archi, il se figea au pied de l'escalier, la main collée sur la rampe, comme s'il voulait donner tout son temps à une idée qui venait de poindre dans sa tête pour qu'elle s'épanouisse. Archi habitait un immeuble collectif, construit il y a une vingtaine d'années. Thoros se retourna et vint se planter au fond, dos au mur en face de l'entrée, laquelle, semblait-il, avait été fournie sans les portes. Dans cette position, on avait devant soi une carte postale bien vivante, délimitée par le cadre et représentant le Tarara. Les yeux de Thoros faisaient des va-et-vient de la montagne à la rampe, avec une telle rapidité qu'on était en droit de penser qu'une parole lumineuse allait nous être servie. Ensuite, il se concentra sur l'escalier, caressa le fer de la rambarde, réduite à un squelette, s'attarda longuement sur les marches. Puis, il évalua les différences de déclivité, cherchant à saisir l'exacte sensation qu'un habitant de ces lieux aurait pu éprouver s'il eût été tout à coup attentif à la géométrie d'un objet architectural aussi élémentaire. Malheur à celui qui a construit ça ! dit Thoros. Il a témoigné par là un véritable mépris pour ses frères. En vérité, cet escalier montre notre incapacité à finir les choses. Pragmatiques, les Tarariens vont au plus pressé, au fonctionnel, et négligent le bien-faire. Ils vivent trop vite. Pour eux, ces marches ne servent qu'à monter ou à descendre. Ils ignorent que celui qui construit un escalier peut monter ou descendre dans sa propre vie selon qu'il aura compris ou non qu'il s'agit là d'un exercice intime d'accomplissement. L'art du temps, du long temps, nous manque. L'objet à réaliser est un inconnu auquel il faut s'adapter. On a calculé que la durée de vie des chaussures produites chez nous battait tous les records de fragilité dans toutes les républiques : deux jours. Nous sommes un peuple sans cesse agité par toutes sortes de chimères. Nous n'avons pas appris à aimer la perfection comme le Tarara est parfait. Seules nos églises ont montré à quelle hauteur spirituelle nous étions parvenus, mais il y a si longtemps. Aujourd'hui, nous jouons aux échecs.
Djanov, le cinéaste, mourut au cur de l'été. Thoros l'avait connu après ses prisons et ses grands films. Il l'avait rencontré chez lui. Il faisait grimacer le monstre pour qu'il accouche, dit-il à celui qui l'interrogeait.C'étaient alors de magnifiques absurdités. D'ailleurs, il jouait tout le temps. Il jouait dans la vie et il jouait la vie. C'était un infatigable artiste joueur. Il ne s'arrêtait pas d'enfermer des objets hétéroclites dans une harmonie périlleuse, en leur donnant une vie tout à fait nouvelle. Mais il ne savait pas manger. Il ne mangeait pas en esthète , il dévorait de manière pantagruélique, à pleine bouche. Je crois que sa tête était le lieu où se métamorphosait le monde à une très grande vistesse. C'était un cuisinier alchimiste.
Les Tarariens ont beau avoir le nez collé sur le Tarara, ils n'ont appris de lui ni le sens de l'immobilité ni celui du silence. Le jour où ils sauront être immobiles et silencieux, ils " verront" le Tarara. Ils "verront". (Thoros )
Je crois qu'être Tararien, dit Thoros, je veux dire s'affirmer comme Tararien à la face des "autres", c'est pour beaucoup une manière de rendre leur vie intéressante, en se donnant la possiblité de rencontrer de fortes émotions. Ils ont ainsi jeté un voile noir sur leur humanité, pour se préserver de penser et de voir vivre l'homme en eux qui se situe au-delà du local, du contingent, du particulier. Ceux-là, qu'auraient-ils fait de leur vie s'ils n'avaient été Tarariens ? Leur humanité , qu'ils ont habillée d'un drapeau, les met à l'abri du vertige dans lequel ils seraient entraînés s'ils avaient à se libérer de leurs démons et à construire leur vie en faisant table rase des mensonges qu'ils tiennent pour des vérités indiscutables. Ce qui les rend au demeurant fort comiques. Ils ont pris l'habitude de se distraire de cette façon, en considérant l'éphémère comme essentiel, le douteux comme immortel, le transitoire comme aliment absolu. Il faut les plaindre car cette vie ne leur aura servi ni à comprendre qui ils sont ni à se dépouiller des discours de leurs parents .
Il dit un jour ( c'était un de ces 24 Avril qui fleurissent chaque année chez les Tarariens ) : Les Tarariens revendiquent le droit à la mémoire. Ils récitent une leçon. Ils ne vivent que de ça, leur mémoire... Ils n'ont même plus la mémoire de leur humanité. A force de vivre en Tarariens, ils ont oublié qu'ils étaient des hommes.
On prétend que l'écrivain Kertôr n'a jamais rencontré Thoros. De fait, il lui avait rendu visite dans des circonstances fort pénibles. Thoros venait d'échapper à une première lapidation. Kertôr dit avoir été frappé par la sérénité qui habitait alors Thoros. C'est moi qui lui ai demandé ce qu'il avait retenu de cette rencontre. Mais il m'a été fort difficile de déterminer si les réflexions suivantes étaient de Thoros ou de Kertôr ( ou de moi-même, car je les avais notées sur mon carnet noir, à une date qui me paraît être celle où j'ai rencontré Kertôr, sans que soient mentionnés les noms de l'un ni de l'autre ) :
Que les Tarariens aient été injustement massacrés ne leur donne pas le droit de se considérer comme des victimes oubliées du monde et de Dieu. Ils ne sont pas autorisés à croire non plus qu'ils n'ont jamais été des tueurs, qu'ils ne seront jamais avec le fléau. Prises d'otages, populations déplacées, civils bombardés, maisons pillées et détruites, prisonniers maltraités voire exécutés...
De fait, ils ne sont pas morts pour leur foi. Tout simplement, ils gênaient leurs maîtres comme des quilles gênent le passage d'une boule.
Aujourd'hui, la vraie victime, c'est Dieu. Dans cette histoire, c'est Dieu l'oublié.
Moi, on me haïra. Je mourrai sous les poings de mes frères devenus cannibales. Ou bien on me lapidera comme une prostituée. Il faut que chaque peuple ait son empêcheur de vivre et de parler narcissiquement. Le nôtre ne comprendra pas que je sois devenu son démon pour préserver son honneur, l'honneur de rendre à l'homme sa virginité devant le monde. Je veux dire sa disponibilité la plus simple.
Tout de même, ces Tarariens de l'extérieur, qui sont-ils en vérité ? me dit-il un jour. Ils vivent comme des Américains en Amérique, des Anglais en Angleterre, des Suisses en Suisse et pourtant, ils ne cessent de penser à un autre pays, un pays qu'ils n'habitent pas, qu'ils n'habiteront probablement jamais, qu'ils aiment sans y avoir mis les pieds, sinon en passant, une fois ou deux dans leur existence. Ils vivent dans le mal-être là où ils sont mais ne songent pas à s'installer au pays dont ils rêvent comme des écorchés . Ce sont des fous. Aussi fous que celui qui se prenait pour Napoléon, ils se prennent pour des Tarariens, alors qu'en vérité, ils sont prisonniers de leur propre exil, qu'ils aiment et qu'ils n'aiment pas.
Ils ont perdu le sens du symbolique. Ils sont tombés dans le diabolique sacré le plus aveugle . ( Ce mot de Thoros m'a été rapporté par deux témoins directs, l'un d'eux l'ayant formulé comme suit : Ils diabolisent dans le sacré. Ils ne symbolisent plus ).
C'était un 24 Avril, un Mercredi. Une journée chaude après une semaine inhabituellement glaciale. J'étais avec Thoros. Tout à coup son regard s'est porté vers le ciel. Il venait d'entendre trisser des hirondelles, les premières de l'année en cet endroit. Il avait du bonheur dans les yeux. Il dit seulement : Il faut que je note ça. Je note chaque année l'apparition des premières hirondelles dans notre ciel, et aussi la date de leur départ, mais c'est plus difficile. J'allais parler, il m'interrompit : N'ajoutons rien qui puisse troubler la joie de nos yeux.
Le Tarara, un chant populaire venu des profondeurs de la Tararie, un regard de Tararien... voilà ce qui peut encore, de ce côté-là, me tirer des larmes. On affirme que ces mots sont de Thoros.
Le chant atroce des nationalités. ( D'après Thoros)
S'adressant à moi, au terme d'une longue soirée au café Arguichti - celui d'où le regard plonge sur toute la ville et se redresse à l'horizon avec le Tarara -, Thoros me dit d'un air assez dramatique : Nous sommes comme celui dont parle le Coran. Il érige en divinité sa passion, un sceau sur l'ouïe et sur le cur , une taie sur les yeux. Notre passion à nous, c'est la terre, le peuple... Voilà tout l'objet de notre connaissance et tout l'objet de notre méditation. Et voilà pourquoi nous sommes morts.
Sibérie des jours parisiens
J'appartiens aux gens du fond, aux populations souterraines, aux foules des couloirs, des labyrinthes et des boyaux. Impossible d'échapper aux astres électriques, aux soleils de néon. Notre existence obligée. Les stars qui vivent à l'air libre ne se mêlent pas à nos pérégrinations en sous-sol. Les acropolitains circulent toute l'année en surface sans avoir à voyager une seule fois à l'intérieur de la terre où grouillent les sans-nom. Si d'aventure, un homme du supérieur se laissait entraîner dans les entrailles de la capitale, rien que pour "voir" ou pour quelque autre raison, il serait aussitôt reconnu, happé par des yeux et encore des yeux, et sans doute déchu dans les curs, même si les privilégiés qui l'auraient rencontré, racontant aux autres l'histoire de cette fabuleuse coïncidence, eussent éprouvé, en même temps qu'une fierté, le sentiment d'une certaine différence, d'une distinction désormais attachée à leur personne. Non ! La seule façon pour une star de rester ce qu'elle est, c'est de laisser à la multitude des intermédiaires à son service le soin de promener son image dans notre monde, notre monde noir, monde de lombrics. Ces parcelles d'éclat, de bonheur et de réussite, multipliées à des milliers d'exemplaires, disséminées sur tous les murs, suspendues à tous les plafonds, éclairées en permanence, les hommes des galeries s'en nourrissent comme d'un véritable aliment électrisant et métaphysique. Sans elle, la société ne fonctionnerait pas, forcément. Elles donnent le goût de la surface, entretiennent l'amour du ciel, fondent le mythe d'un temps définitivement et absolument libre. Les hommes sont comme ça, que voulez-vous ! Il leur faut des dieux. Mais gare aux sceptiques de tout poil, aux obscurs anarchistes qui, forts de leur incroyance, grimpent, au matin, les escaliers vers la sortie avec la certitude inquiète, absolue et fatale que, le soir venu, ils auront à faire le chemin inverse, qu'ils s'enfonceront de nouveau dans les profondeurs, avec la nostalgie du ciel, ce même ciel où, le temps de traverser une rue, ils auront trempé leur tête. Leur lucidité les assassine à petit feu, leurs pas s'alourdissent de marche en marche, leur esprit s'imprègne de ténèbres. Et pourtant, ils ont leurs fous pour les distraire. Par exemple, entre Bastille et République - révolutionnaire, non ! Bastille et République - de 7 à 9 heures du matin, aux heures de plus grande indulgence, où la pitié et l'amour de la musique sont encore frais, un guitariste chante. Il chante le bonheur, chante des chansons qu'il n'a pas composées, des chansons de star avec une voix de fond, aux intonations souterraines... Au début, il faisait même travailler sa jeune femme. Face à face, lui, chantait l'amour, elle, soufflait dans une clarinette. Bucolique, en somme. Elle travaillait par tous les temps, la femme. Même enceinte. Je devrais dire surtout, car vue de profil, elle suscitait l'attendrissement et rapportait de plus en plus gros. Maintenant, le guitariste chante seul et ses bretelles à fleurs se tendent de plus en plus. Forcément, il a pris du ventre. Mais sur le même trajet, il y a plus bas que nous, il y a ceux qui sortent de prison, ceux qui sont sans travail, qui veulent rester propres, qui ont un enfant à nourrir ( ils viennent souvent avec, forcément ). Ils parlent bien, clair et net, et leur discours fait mouche, vu qu'ils sortent rarement les mains vides. Enfin, plus bas encore, les vrais fous : le vieux qui joue de l'harmonica comme un tuberculeux, la folle qui chante comme une folle, la noire qui voyage avec des cartons bien ficelés et des valises également bien ficelées, tellement de cartons et tellement de valises qu'on est parfois obligé de l'aider à tout sortir ou à tout rentrer de crainte que les portes ne coupent la totalité en deux, une partie à rester sur le quai, l'autre emportée par la rame. D'ailleurs, moi aussi je suis fou. Je suis capable de courir dans les couloirs comme un forcené pour attraper mon train, un train nommé "Bali", qui me procure la sensation de voyager vraiment, sans oublier, surgie on ne sait d'où, l'idée que le terminus sera une île avec de jeunes femmes aux seins nus. Forcément !
De père en
fille
"A présent je suis toi ". ( Ce qu'elle se disait en prenant place sur le fauteuil où son propre père... Vieux siège de scribe à accotoirs qu'elle remplissait largement aujourd'hui. Araksi, la fille d' Ara Sarksi, fondateur, directeur et unique journaliste du quotidien " Tarara" (qui veut dire Tarara ), chaque matin, à neuf heures précises, faisait " venir" son père en elle rien qu'en se répétant cette formule magique : " A présent je suis toi ". Et effectivement... Elle dépliait le quotidien français déposé la veille sur le coin gauche de sa table. Même geste grave, curieux. J'ouvre le monde, lui avait-il dit un jour. D'abord elle n'avait pas compris. Puis , peu à peu, elle éprouva elle-même cette jouissance particulière qui surgissait au moment d'ouvrir sa fenêtre de papier imprimé. A son tour maintenant elle lisait " le monde". L'il doit être ton crayon rouge . Gros traits sous les titres sélectionnés, lignes, mots, accolades ( par pans entiers ), approbations ou rages, elle raturait, elle fléchait, elle préparait ses légumes, épluchant, coupant, rapant, jetant les morceaux morts, les membres pourris, les parties incomestibles... avant la grande tambouille. Retiens du monde ce qui nous intéresse. Nous, il voulait dire le peuple. Pense à ceux qui n'ont plus que cette langue pour se reconnaître. Il importait de défendre la forteresse. De tenir pour eux, les compatriotes finissants, le dernier carré, grognards dressés autour de leur langue, qui refusaient de pactiser avec l'exil, avec le français, l'ennemi courtois, leur deuxième catastrophe. C'est pour eux qu'Araksi recomposait le monde. Pour eux, pour lui, elle avait épousé le journal : parfum âpre du papier, bruit noir des machines, les bras de son siège. Tu es prête. Je t'ai faite pour ça. Le père, il l'avait rabotée son âme de fille, retouchée discrètement, remodelée tant et si bien jusqu'au jour où il tomba malade. Tu leur appartiens maintenant. Comme je leur ai appartenu . Un chef-d'uvre. Et maintenant elle était saisie à la taille par les accoudoirs, cage où elle pénétrait chaque matin, la peur au ventre, pour rencontrer son lion affamé. Et en effet, qui la dérangeait dans ces moments-là agaçait un fauve. Araksi brisait d'un silence toute conversation, vous repoussant vers la porte par son seul regard. Car c'était l'Heure, l'Heure sacrée, l'Heure alchimique. L'Heure de la grande cuisine. Elle jouait les recettes de son père, interprétait la musique d'un autre écrite sur le monde, traduisant les morceaux de colonnes sélectionnés, y ajoutant du sien, un rien, lui en elle... Paraphrase orientale. Car déjà, dans une autre pièce, elle entendait trépigner les machines. Deux ouvriers à peine... Nos enfants, il faut qu'ils nous ressemblent et qu'ils nous perpétuent. Qu'ils n'aient pas d'autre voie que celle de nous ressembler et de nous perpétuer.- Pas d'autre voie, père !
El Hor
Le désert a mangé tous les chemins. Des kilomètres et des siècles sans ombres. Qu'on en perd la tête. Ne sachant à la longue d'où l'on vient, où l'on va, qui pourrait apparaître. On marche forcé jusqu'à l'achèvement. Ombre de nous que dévorent la chaleur et la lumière. Jusqu'à tomber dans notre ombre même, ce trou, qui a forme de nous, la bouche d'un agonisant.
Le père Karékine se rend ici chaque année, à l'époque où, ailleurs, en d'autres pays, le printemps flotte rouge, bleu et orange. Et là venu, il se tient droit et noir, au bord de la fosse qui ressemble à son propre abîme. Il est le fils de cette histoire. Et son officiant. Présent chaque année et sans faille. Au jour même, à l'heure près, où en d'autres pays, des foules, frères et surs, tournent autour de lui, axe en ce désert. Il psalmodie, livre en mains. Le Livre : "L'Eternel a donné, et l'Eternel a ôté ". Des tas d'enfants sur d'autres enfants faméliques jetés, puis brûlés. " Que le nom de l'Eternel soit béni !"
Er me dit : Nous étions des centaines, à demi-nus et sans chaussures, squelettiques, enchaînés les uns aux autres et traînés, les yeux bandés, des jours et des nuits, tant de jours et tant de nuits que nous ne savions plus à la longue qui nous avions été. Et puis on nous a engouffrés dans cette fosse, les morts entassés au centre, le reste poussé au fond des galeries, jambes et cou entravés, la tête dans le noir, les yeux collés à la paroi, de sorte que nous ne pouvions pas regarder derrière nous et à peine sur les côtés. Et chaque jour, on arrachait à leur paroi les plus affaiblis des enfants pour les précipiter au centre où ils agonisaient. Ou bien on leur lançait du pain pour que les plus faibles achèvent de mourir dans la mêlée. Des puanteurs, des cris ou des lamentations, et des silhouettes qui passaient et repassaient sous mes yeux comme si elles portaient des choses ( car, par le trou oblique, incliné vers l'Ouest, il entrait de la lumière ) : c'était notre vie, toute ma vie. Un jour, le mur devint rouge, progressivement d'un rouge pâle à un rouge plus violent, comme un fruit qui mûrit à vive allure, un fruit gorgé de sang, une marée de sang qui embrasait le mur, à laquelle il était impossible d'échapper ( j'ai su plus tard qu'il s'agissait d'un coucher de soleil ), et j'étais moi-même une tache noire immobile, tandis que d'autres défilaient sous mes yeux, me traversaient librement, qui allaient et venaient, les unes parlant, les autres non... De terrifantes et froides paroles. Ainsi, plus faible de jour en jour, je sentais ma vie m'abandonner ; à peine si je distinguais encore les ombres, mes chères ombres, pour moi les seules formes vivantes. Et je perdis connaissance une première fois. Quand je repris conscience, j'étais sur le monceau de morts, sous l'échancrure bleue. On avait accumulé sur les cadavres et sur le reste toutes sortes de choses qui brûlaient. Plaintes lourdes, impuissantes, et si lointaines, mêlées à des crépitements... Les piqûres du feu me harcelaient et finirent par me réveiller. Une fumée âcre... J'allais mourir dans ce trou comme un rat. Englué dans ma propre faiblesse, je parvins toutefois à me glisser loin des flammes et à me rouler dans le sable pour apaiser mes brûlures. Je suffoquais, mes yeux blessés par le feu. A mesure que les flammes grandissaient, se révélait le monde de ma prison souterraine. Je vis mes compagnons comme incrustés aux parois et je vis mon ombre qui bougeait avec mon corps. Je fus alors la proie d'une douleur si épouvantable que je m'évanouis pour la seconde fois. Une chute dans une autre révélation, une tout autre histoire. En vérité, j'avais été mort, passagèrement mort, et j'ai revu le jour. Une odeur froide de viande brûlée remplissait la grotte. La lumière orangée qui tombait du trou glissait sur un enchevêtrement de petits cadavres. Je n'entendais plus parler. J'avais faim, j'avais peur, et je me suis mis à manger la chair grillée du premier corps venu. Je m'étais tellement accoutumé à mon simulacre de vie que je redoutais d'affronter une autre réalité, fût-elle plus réelle que la première. Mais en même temps, je craignais d'être pris une seconde fois, d'avoir à souffrir la condamnation obscure que j'avais subie et dans laquelle mes compagnons étaient encore plongés. En optant pour l'inconnu vers la lumière immense qui affleurait au-dessus du trou, j'étais persuadé d'aller au-devant de mille souffrances. Un jour, j'essayai de gravir la pente, en y enfonçant les mains, mais le sable se mit aussitôt à couler sous moi. A peine avais-je progressé de quelques centimètres que je me retrouvais tout en bas, comme si le poids de la lumière me refoulait vers mon origine, malgré tous les efforts que je déployais contre elle, comme de vouloir échapper au destin de mes semblables enfermés dans l'ivresse de leurs habitudes ou la fausseté de leur sens. Mais je me réjouis bientôt en rencontrant un sol plus dur, presque des marches ; mon ascension en fut facilitée, et je me hissai jusqu'au bord du trou, en pleine lumière, une lumière douce ( c'était la première heure de l'aube ), mais dont mes yeux pour ainsi dire nouveau-nés supportaient mal la présence infinie. Autour de moi, à perte de vue, c'étaient la terre vide, le ciel vide. Rien sur rien. J'étais là comme pour la première fois. Et pourtant ! Au deuxième jour, je vis s'approcher un homme sur un cheval. Une étrange figure, tracée de rêve et de réalité. Il me prit avec lui et m'enveloppa d'une couverture. Notre ombre coulait sur les pierres. Je n'osais pas lever les yeux au ciel, craignant de mesurer l'ampleur de ma naïveté et de mon égarement en voyant dans ce feu la cause unique de tout ce que j'avais pris pour la vie, de tout ce que croyaient encore mes amis enterrés. Nous avons atteint une vallée, puis traversé un village pour rejoindre le campement où étaient dressées les bidanes. Des moutons étaient parqués dans un enclos. On me plaça dans un abri fait de branchages et d'oripeaux. Je n'éprouvais aucune joie, plutôt un trouble, une souffrance au spectacle de ces mille choses nouvelles. Les taches sombres se multipliaient sur le sol. Je mis des semaines avant de me rétablir ; mes yeux pleuraient constamment ; il me fallut des mois pour m'habituer aux visages des hommes et des arbres, aux objets divers, puis aux astres et au ciel lui-même. Et plus je comprenais ces formes, plus je me réjouissais du changement, plus je plaignais les prisonniers de la terre que j'avais laissés là-bas et que je souhaitais rendre à la lumière du jour. Daher, mon maître, avait fait de moi son berger. C'est lui qui me donna ce nom, Bilal, pour marquer que je lui appartenais, alors qu'on m'avait toujours appelé Er ; je le savais car c'était le seul souvenir qui me restait de mon passé avant qu'on me jette dans la fosse. D'ailleurs, je n'avais pas de vrai passé, je n'avais jamais eu de famille et j'ignorais mes origines. Daher m'avait sauvé, mais il me traitait comme un chien. Il me battait, me nourrissait mal, m'accordait rarement du repos." Si tu perds un seul de mes moutons , tu passeras la nuit dans le désert à le chercher, me disait-il. Et dans le désert, il y a des hyènes et des serpents, on se blesse les pieds sur les pierres coupantes". Ces menaces me terrorisaient, mais ne m'empêchaient pas de penser qu'un jour je quitterais mon propriétaire pour partir à la recherche du trou afin de rejoindre les enfants - qui seraient devenus de petits hommes - dans leur obscurité. Et effectivement ce jour arriva ; le désir de rendre mes frères à la lumière dont je jouissais l'emporta sur les pièges du désert, sur la peur de ne pas retrouver la fosse et sur la hantise d'être rattrapé (Daher m'ayant promis qu'il m'égorgerait comme un mouton). Je m'étais préparé à cette fuite et je finis par retrouver la grande plaie sombre qui creusait le sol. Cette fois, mes yeux me faisaient mal à mesure que je m'immergeais dans le noir, dans le noir absolu de mon enfance, si mal que j'avais peine à les ouvrir, à distinguer les ombres qui m'avaient terrifié d'abord, puis à la longue m'avaient séduit, à reconnaître mes compagnons d'infortune, eux que j'avais aimés dans le malheur et l'idéal, pour lesquels j'espérais trouver des mots capables de les arracher à leurs illusions. Je parvins à me traîner jusqu'à l'endroit où j'avais été moi-même enchaîné. Je criai : " Ashot ! Lévon ! Papken! c'est moi Er ! Je suis venu vous délivrer. Vous êtes des victimes de la terre. Il faut sortir. Vos yeux, votre cur vous trompent. Ils se nourrissent de choses qui n'existent pas. Ce n'est qu'un trou, ici. Je vais vous conduire plus haut, sur la terre, là où votre corps baignera dans la clarté, l'origine de tout..." Ils rirent de mes paroles. Malgré la confusion où j'étais, je réussis à ôter leurs liens. Alors ils me frappèrent. "Tes yeux sont devenus fous, dirent-ils. Ce que tu as vu t'a rendu insensé. Cesse de nous harceler avec tes balivernes. C'est là qu'est notre vie. La terre qui nous entoure est la seule chose qui nous laisse vivants. Eloigne-toi de nous, traître !". Ils ne cessaient pas de me frapper ; certains essayèrent même me tuer , mais je réussis à leur échapper comme j'avais échappé à mon maître. Mais qui peut prétendre échapper à son maître ? Cette fois, mes larmes étaient des larmes d'impuissance .
Le père Karékine me fait visiter les lieux. Nous descendons par une échelle. Le trou avait été nettoyé de ses ossements, recueillis comme reliques et transportés dans une église, entassés sous l'autel, à quelques kilomètres. Le père Karékine plante un cierge dans le sable. La flamme, mélange de rouge orangé et de bleu, se tient droite, si pure, pas même un vacillement. Elle dessine nos trois ombres. Le silence remplit la grotte comme une eau. Le père Karékine me montre des traces sur la paroi. Je comprends. Il nous arriva ce jour-là de trouver un crâne enfoui dans le sable. Et c'est en avançant que nous avons effrayé une colombe, autrement appelée "wakinyela". Emme, emme, emme... cria-t-elle pour indiquer la présence d'un spectre. Elle nous évita adroitement et se lança à corps perdu vers le désert. Le lumineux désert.
Oh ! les frères
!
" Le père Barkèv, à première vue, comme il fait noir : il, cheveu, costume ! Mais comme il parle ! Comme il sait faire passer la lumière à travers son corps et par sa bouche ! Il dit : Agissons de façon juste, sinon nous deviendrons tous des corps sans vie. Il construit sa parole sur le deuil, il édifie sur la secousse tellurique. Tient bon, et droit. La lumière passe à travers son corps. Seulement voilà, il y a une faille. Où est notre mission ? Il s'interroge. C'est la lumière qui est en lui qui interroge. S'il y a eu faille... Mais quelle faille ? Des souffrances depuis deux siècles. Depuis le jour où nous avons failli à notre mission. Massacres sur massacres, tremblements de terre sur années d'oppression, pogroms sur exodes, exils sur exils... Depuis le jour où le politique a orienté les vies. Depuis que fut oublié le plus important , quoi ! Mais quoi ? Il s'interroge... Etre Tararien, c'est du politique ou du spirituel ? Toute cette masse de souffrances à la queue leu leu depuis deux siècles, chaque fois nous amenuisant, et chaque fois nous rabotant et nous diminuant et nous affaiblissant, qu'est-ce ? On ne peut servir deux maîtres à la fois : Dieu et autre chose, quelle que soit cette chose. Et voilà ce qu'il dit, le père Barkèv. Vous le croirez si voulez, mais il le dit. Quelle que soit cette chose. Il le dit. C'est la lumière qui lui traverse le corps qui le dit par sa bouche. Et il n'y va pas de main morte. Etre Tararien, c'est vivre pour la réalisation des buts du peuple tararien, buts qui se confondent avec sa renaissance spirituelle. Et la voie vers ce but, c'est d'être fraternel. D'ailleurs parmi les ennemis, aux moments des plus forts déchaînements de foule, il y a eu des gens pour protéger des Tarariens. C'est d'être fraternel. Mais aussi déterminé. Déterminé jusqu'à l'autodétermination contre ceux qui veulent notre extermination. Aujourd'hui les souffrances sont politiques car les circonstances politiques l'exigent.. En d'autres termes, quel est le programme ? Vaincre ou mourir. Mourir, qu'il a dit. Mourir. Mourir... ou vaincre. C'est-à-dire tuer. Mais qui tuer ? Mais qui tuera ? Qui de martyr deviendra meurtrier ? Qui sera le martyr spirituel, qui le meurtrier politique ? Comme l'exige le combat pour la survie. Mais quelle survie ? Survie politique ou survivance spirituelle ? Et la lumière ne parle plus. Et l'homme n'est plus dans la lumière. Et tout est noir. Il fait noir. Tout est démuni. "