Octobre.Harnais noir carnet monstre

1 Harnais noir carnet monstre


Ce "voilà", je peux le prononcer à présent. Au terme de mon année programmatique, après avoir noirci plus noir que nature quelques embastillés du moderne et rampé, mots pour maux, avec les assombris du monde. Sans jamais oublier que cet enfer-là, du lupanar généralisé, c'était ma rage autant que la chose à désigner absolument comme loi de l'ombre. L'échappée par le fantastique, pouah ! À moins que ça malmène les impunités et que ça dépouille les vertueux de leur farine. Dante ! Les enfers sont chez nous, je les vois surréalisés tellement ils mordent. Et ce n'est pas fini. Je voudrais bien fariboler avec les farceurs, mais non. Trop de paquets morbides à déligoter encore ! Trop de fausses notes que ça devient l'invasion. Douze mois, j'ai voulu m'enfermer dans la camisole des autres, sans oublier que j'y étais comme un niais prétentieux. Parfois, il me fallait bien respirer. S'enferrer c'est aussi dangereux pour soi. Il me fallait du rire pour l'oreille et de temps en temps idolâtrer mon appétit des choses à odeur poétique, du genre à faire pâmer. Sans quoi l'avalanche m'aurait emporté loin et le lecteur, qui m'aurait accordé sa patience, aurait fini écrasé sous les coups du catastrophique à tout va. Il s'agissait pour moi d'enfiler des jours comme on fait griller des viandes en morceaux sur une tige de fer, donner aux choses et la couleur du feu et le goût de cuisson, empaler des réalités quotidiennes, les tourner et retourner sur la flamme afin de les rendre comestibles. Le cru, on hésite à y mordre, il empêche qu'on le voie tant il envoie vers nous d'émotions fortes en accumulation trop puissante, émasculante et frisant l'imposture.

2 Noir incarné monstre

Je voudrais bien ne plus m'avarier l'esprit avec mon obsession de lessive. Ni agacer l'hôte qui promènerait son œil sur mes lignes où bourdonnent les mouches affairées à sucer des chiasses et des blessures. Si je désire échapper aux sombreries de caveau, c'est pour sortir un jour vers de la vraie louange. Pour parvenir à une infinie reconnaissance par laquelle l'œil rencontrerait la grâce. Seulement voilà : l'horrible ressassé donne impression qu'on ne ment pas. Et le pire, tant qu'il révolte, vous oblige à la crasse, et tant que vous parlez dedans, au nom de ceux que leur sous-vie fait grimacer, vous vous réveillez moins avili. On peut aimer couver son livre dans la chaleur, le cul fiévreux posé sur sa lisse peau de femme, rien que du rose, marivaudage et pâtisserie, à peine un zeste d'énervement bourgeois, un contrarié du corps dans ses prurits, on le peut, mais à la longue l'œuf pourrit, et le chaud pris pour fin, fait de la mort partout. Au lieu d'écrire baigné dans la tiédeur tout confort, tout bonheur et le tout électrique, voler nouveau c'est mettre des maux en mots afin qu'ils germent et poussent. Les déglingués veulent un avenir et croient que les œufs d'or en ont un.


3 Art est monstre noir

Les voix qu'on écoute, bribées, venues comme ça, et rendues comme on peut, au plus près du catastrophé, c'est du chant creux qui balbutie dans la gêne et dans l'asphyxie. On se dit que ces gens voués aux séismes, avec leur quotidien crevassé, leurs nuits où s'oublier est impossible, il ne faudrait pas qu'ils se momifient par la force des choses, empapillottés dans leurs secrets. Ce seraient des silences qui montreraient l'économique en version souriante, et non fauteur d'abominations. Il y a les radoteurs d'émotions, et les autres, fatras des authentiques, ceux que la vie, telle qu'on nous l'a organisée, a eunuqués ou recrachés stériles. Des jeunes mâchonnés à tout va, au gré des égoïsteries et des abrutissements pervers du travail, qu'on oblige à s'émasculer ou se faire amoureux de leur salopée existence. On les voue à la mécanique du pire et du pitoyable, coincés dans leurs croyances au gigantesque jusqu'à trop tard. Mais beaucoup râlent de rage après le train qui roule têtu en charbonnant les passagers et les brûlant à mesure dans sa gueule. J'écoute les dégraissés qui n'ont pu s'accrocher. C'est de l'enfer vagissant plus infernal que les chatouillements de plume que j'avais lus naïf chez un écrilibriste, jeune et grand, perdant mystique, quand j'avais l'âge des croyances poétiques et pas mal d'oisivetés. Mes voix d'un théâtre miné par l'abrutissement, ça parle en vérité, dans les balbutiements de la destruction. C'est à ne pas y croire. Mais nécessaire de recueillir ces fragments-là, crus et nus, qui appellent une oreille pour s'y nicher, une bouche pour qu'elle vomisse leur catastrophe.

 

4 Car il n'est monstre que noir

Ces voix, c'est du cri sans visage, étranglées sous les bandelettes, proférant du mot dur, si dur que cet inouï-là fait croire vraiment aux dictatures des farces modernes. C'est du raté partout, du vivant rythmé comme du chaos vagissant. On pleure si fort qu'on veut tuer pour que cette vacherie qui submerge cesse d'un coup. Et ça appelle autant qu'on peut en ivrognes traqués, jetés au fond par le crapuleux qui rigole en surface. Le traquenard, tellement actif, qu'il vous casse en moins de deux n'importe quel enthousiaste ne faisant plus l'affaire. On essore jusqu'à plus soif les plus fanatiques, on les rince à l'eau sale, on exsude le paradis qu'ils portaient dans leur tête. On ne fait plus de l'homme un homme, mais une chiure d'entreprise.

 

5 Voir est en carnet

La vie tellement banale que c'est pour tous le même billard et le même tracé de boule. J'accumulais chaque jour des platitudes. Mais comment rendre ces lentes fadeurs dont on ne peut se dépêtrer et qui donnent un sentiment d'engluement et d'imbécile mise en cage ? Avec ses petites joies calfeutrées dans le permis, ses misères réduites en miettes, et tout le fatras diluvien des minuscules activités qui vous débauchent en permanence ? J'avais à dire tout bêtement ces riens qui vous avachissent, sans concession, quitte à déballer du bavardage bourbeux, scabreux, obscène, de quoi malaiser son lecteur à la vue de ces déjections, tout ce festoiement du bonheur, atmosphère de vulgaire clapier, les va-et-vient sans réelle échappée hors du piège où l'on est comme du veau avant l'abattage. Chaque fin de journée, on se demandait comment la dire. Rien ne venait à l'esprit, qu'un vaporeux inconsistant d'abord, et peu à peu, selon que l'énervait la méthode, le temps passé du jour montrait ses obscurités, ses abrutissements, ses petits défis à l'horreur ordinaire. Décrire ça, puis ça, ainsi jusqu'aux dix petites vertèbres sur quoi s'était articulé le quotidien, sans jamais dire autrement que le dur dans sa dureté, le mou avec son onctueux de graisse, comme si c'étaient les choses qu'on faisait parler. N'importe qui peut faire ça : recenser les objets avec du commentaire, de sorte qu'on s'y voie vivre à croupetons, banalisé.

 

6 Mon naître est voir

J'ai fait un voyage, vrai sur une île, intégralement dans le souvenir et dans le quotidien tragi-comique. Et puis, vite devenu bien trop charmant pour moi, il m'a fallu le connaître à son drame, ce lieu mal situé, aux convergences d'idées, désirs, beautés contradictoires et divinités ennemies. Trois rochers si arrogants que toutes les mers venues d'orient ou déferlant du nord, crachant depuis la Tunisie, houlant dans le goulot de Gibraltar, courent se poudroyer sur leurs côtes. C'est dire l'espèce d'animosité qui circule autour, une jalousie de diable aux quatre coins de sa forteresse. Des courants qui tournent ou frappent, qu'il faut à ces gens mettre en bouche, au risque de farcissure cocasse ou candide vulgarité. Quel toupet j'ai eu peut-être de les croire marchant sur un fil, magnétisés par leur besoin de fantaisie et ventousés au spirituel. Mais dans le fond, c'est moi-même que je ruminais. Et j'ai voulu m'interroger au miroir des horloges, me rendre exprès impertinent pour mieux réussir mon vaudeville. En permanence dans le balancement, je me décris à découvert, me nourrissant du paysage et du pays marin pour comprendre mon infection, détresse des sentiments, souillante jouissance et spirituelle raideur. Vraie salle obscure durant toute la projection.

 

7 Art qui ne montre noir n'est voir

Pourquoi lui, le type qui surgit devant moi main tendue, dans le wagon du métro où je viens de m'asseoir, lui et pas un autre, pour me donner l'idée de le rabattre et l'introduire à mon train d'écriture ? C'est que ce jour-là, mon esprit traquait. Pourquoi pas après tout l'inventer tout neuf à partir de sa débâcle ? Puisque j'avais l'enfer sans falbalas à mettre en scène, l'idiot, il servirait ma cause, il m'aiderait à faire entendre les vociférations muettes, avec abois, grincements et tout et tout. J'en avais vu pourtant de ces moujifs bibliques et péripathétiques qui faisaient du métro leur lieu de chasse et leur trottoir. Ça faisait dans ma tête une terrible accumulation de discours suppliants et de faces piteusement fouettées par le manque et l'irréfutable pression d'un désastre. Les autres, assis dans leur content de farce, ne seraient pas en reste. Réunis en consistoire involontaire, ils échoueraient contre lui, le piteux prophète sans paroles, qui les obligerait tous à se reconnaître dans le miroir de sa main. Des flous, tous bourreaux de lui-même et tous bourrés par plus filous et plus forts qu'eux. Et ce serait une telle confrontation que mes mots pousseraient leur graisse à dégorger le gris qu'elle contenait. Je voulais tous les mettre à contribution pour qu'ils dégainent leurs sottises obsessionnelles au moment où l'autre viendrait les titiller. Ça donnerait quelques plongées dans le grand guignol moderne, chacun représenté, aux yeux du vilain mendigot, en épouvantail récalcitrant.

 

8 N'est noir qu'art né monstre

Qu'est-ce que j'ai voulu faire avec cette narration d'Avril, rapportée à un jeu de lumière et d'ombres, dans un escalier en spirale ? C'était peut-être pénétrer au plus près un mystère torturant. Ensemble de signes faisant émotions, lesquelles rencontraient leurs obstacles et provoquaient ainsi de telles contrariétés qu'on vivait ça comme de l'enfer. 0n peut tout me dire contre mes exagérations, que, non, tout de même, on n'a pas le droit d'écrire ça par égard pour les vrais fourvoyés, les infernalisés profonds. Pourtant, le désir résiste à tout raisonnement, il est là et le reste ne peut rien contre lui ; on marche en suivant sa soif, et tant qu'on n'a pas bu, le sec vous casse et vous prend à la gorge et vous rend gris avec passages de grande et brûlante obscurité. Ça fait mal. Et ce manque-là, royaume qui ne vient pas, qui aspire et qui pousse, cette distance temporelle intense, c'est du complot sans comploteur. Avec le sentiment qu'on vous presse à agir selon la loi des sens, dans un seul sens, dérangé, mais un œil sur la joie.

 

9 Mon voir est monstre-né


Il y a des jours où l'on perd la voie, comme aujourd'hui, des jours avec mille cordes qui retiennent, au point qu'il est difficile de se lever. Le cœur n'est plus au travail. S'y mettre c'est à coup sür écrire tiré vers le bas, faire du rajout, loin de l'idée qu'on avait, du fil tenu dans la main comme un souffle. Ce sont des jours de lutte et de pesanteur. Rien ne vous lie à rien, c'est dire. Sans oublier cette impression de tentatives mille fois avortées pour entrer dans le travail du texte. Ce jour-là, effrité et destructeur, vous aurez beau faire, vous ne pénétrerez pas dans la trame que vous avez vous-même tissée. Ça vous refuse, ça ne veut pas vous absorber. Déçu, vous essuyez des rebuffades sans explications. Il a suffi, quoi ? d'une contrariété, d'un mal physique, d'une paresse qui ne veut pas passer, et c'est la glissade vers le fond. Vous pédalez dans le vide. Vous cherchez désespérément la main de l'ange qui fera de votre poids un envol. Insidieuses, les ténèbres souterraines continuent à rendre insensées vos forces, vous dominent par les doutes où elles vous plongent, et vous vous demandez si tout cela en vaut la peine, dans le fond. Alors, les ennemis poussent de tous côtés, la pression écrase, gêne, déprime. Ceux qui pourraient vous aimer d'un mot, d'un regard, d'un seul coup de fil, autant d'aides merveilleuses, ne vous accompagnent pas. Et ce qui était bon, croire au vif du chemin, loin de toute approbation, devient implacable de sévérité.

 

10 Art monstre voir ton nez

Ton gros paquet de mots sous le bras, tu as frappé aux portes. Trop longtemps resté le terrible serviteur de ta prison, tu appelles des hommes pour qu'ils t'ouvrent. Mais tes mots, personne ne les lit. Ce genre-là, il est en pleine déconfiture. Les derniers publicateurs qui ont encore un œil dessus, justement n'y appliquent qu'un seul œil, bel œil de verre, en prenant soin de fermer l'autre. Tu demandes à leur parler, tu mendies un entretien, tu es pris pour une peste. Tu écrivais pour répandre du rire et t'ingénier au neuf, tu n'intéresses personne. Chaque éditeur veut sa poire calibrée pour qu'elle entre bien, morceau par morceau, dans la bouche en cul de poule des esthètes. Et gare à l'écrivailleur qui n'aura pas lu les obligatoires auteurs qui font tourner le monde ! C'est à cette aune-là qu'on le juge. Va donc faire voir ailleurs tes acrimonies ! Ailleurs, on te regarde par-dessous. Ecrire pareil c'est si bas. C'est qu'on a mis aux oubliettes un an ton manuscrit, un an tu as dû piétiner des salles de gare et traverser mille souterrains, et voilà qu'on fait jou-jou avec tes nerfs en te magnifiant tel putois, plat de style et minimaliste, soucieux du sec et surtout exigeant, ah oui, très exigeant ! On te renvoie à un autre éditeur, qui est une éditrice, tellement assoiffée de lubies que ton écrit elle l'évapore. Tu attendais du fraternel, du parler franc, du rapport humaniste. On te jette à la gueule queues de rats et renvois de poubelles, sous prétexte que tu n'écris pas génial, que tu n'as rien pour réveiller un porte-monnaie. C'est tellement vrai que si tu viens avec l'oseille d'un prix dont on a gratifié tes histoires, on t'aime en deux jours, et on t'édite en trois, sans te donner le temps de brosser et rebrosser ta bête. Quant à ce manuscrit dis-moi qui en voudra ? Ecrit contre le temps, quel éditeur aura la force de poursuivre avec lui le chemin vers du jamais-vu ?

 

11 Noir et carné mon art

J'ai déposé mon or en certaines mains. Par chance, les meilleurs parmi les fins limiers de choses écrites. Mais voilà : des suiveurs qui font tourner leur goût en rond. Des gelés de l'imaginaire pérorisant dans leur marais, amoureux du raisonnable, du mesurable et du maigre en écriture. L'un se fendit de quelques mots pour résumer le seul premier chapitre, l'autre fit sa fine bouche, le dernier s'est perdu en échos. Forcément je n'étais pas de leur sillon. Moi baroqueux, je n'allais pas m'esclavager en mille courbettes, ni me ruiner l'esprit pour les intéresser à ma matière. Ces amateurs savent humer le beau style, le bien frappé, l'image irréfutable, l'accord parfait du mot et de l'éther, le faux cri ventriloque, la crise bourgeoise, les valeurs concentrées du monde et de la culture... Et tout le bataclan du rachitique riche, hiératique et doré... J'écris contre eux désormais, cloué à ma confiance, dans le vacarme de mon système nerveux, me créant mon propre épuisement à force de fouiller du labyrinthe et de crier profond avec les étripés. Le poétique c'est pur ébats de grenouilles. L'impraticable n'y est pas. Epuisés les ronrons qui miment le siècle et tous ces jeux subtils de langue qui divertissent les angoisses. Laissons tous ces comptables à leurs impitoyables éditeurs. Reste l'autre part dont ne parle personne. L'âme à vif, le bonheur du banal, le désaccord parfait du corps en son désir. Et le vide puissant qui creuse aux tripes. Et le travail créateur de trous, de tristesses, de transis. Seul fait vie l'impoétique.

 

12 Harnais noir carnet monstre

La bruine fait griser le jour. J'ai eu des amis que mes cuculibrations ont rendus jaunes. D'abord frais fanatiques, élaborés par le sortilège du souvenir et l'implacable du désastreux communautaire, ils n'ont pas supporté mes gausseries, ayant trop chevillé au corps leur noir charabia fétichiste. Ça aime son peuple tellement qu'on ne voudrait pas qu'on y touche. Ça aime son esprit chiffonné. Quel drame plus haut qu'un génocide, hein ! On préfère s'embarrasser de ça plutôt que vivre contemporain de l'intime hors du temps. Heureusement, ces fourvoyés ont leurs pourvoyeurs, qui attisent au nom de l'Histoire les renvois parfaitement cauchemardesques. Et gare au mirlitoneux qui voudrait culbuter ces fantasmes. Halte là ! J'avais des amis noirs, qui vivaient noir la vie, si noir que j'ai écrit contre ça. Mais les prêtres du protocole : écrivain prétendu, poète rationaliste, artiste chauve, psychiatre suisse, libraire inculte, éditeur noir, historien obsédé, traducteur en retraite, directrice de journal moribond, divorcée catholique, fille célibataire, épouse pantalonnée, tous ont vite fait le vide autour de mes histoires. Personne n'en voulait. Du ravageur à ne pas ébruiter. Comme une plaie qu'on aseptise, comme un sang qu'on voudrait pur, alors que celui-ci, mes aïeux, faisait aller et venir, à pompe que veux-tu, textuellement et dans tous les sens, mille cochonneries contre nous. Bah !

 

13 Harnais noir carnet monstre

Mais tu as des amis, des incomparables, qui t'ont donné leur temps pour que tes rêves et tes férocités fassent livre. Tu as mis à contribution leur goût et leur sagesse pour que tu crées dans l'incisif tes berlues énormes et tes écartelés grimaçants. Tandis que d'autres, professeurs d'amitié ou onanistes de la déconfiture, te proposaient leur catapulte industrieuse. C'est normal d'aider les artistes, main dans la main avec les entreprises, commerce au service du beau texte ! Seulement voilà : on préfère un illustre mort à l'inconnu vivant, quitte à désespérer le désespéré, à rendre sourd l'absolu, en réponse aux appels lancés pour associer l'amitié d'un homme aux folles échappées d'un autre.

 

14 Harnais noir carnet monstre

J'ai frappé à des portes ou écrit. Mon admiré quasiment absolu, grand maître avec plein de clients, un solennel, aristoclassieux, ayant villa sur la presqu'île, coulait des jours cadavéreux sous les chaleurs de méditerranée. Je tombais mal. Le mégalithe était couché, comme un abattu saccagé par l'insolent soleil des sueurs et des siestes. Son épouse accueillit l'insolite admirateur avec tous les égards dus aux obsédés du beau. Quant à l'homme, il n'avait pas la tête à ça. Trop écrasé, ayant trop mal, et peut-être insupportable aux jeunes regards tant il était corps délirant dans ses respirations. Je garde en mémoire un masque d'or, intense et grand, dans un hall ample à lumière blanche, et qui m'invite encore à honorer l'aliénation par l'onirique. Mais, au retour, je rentrais pauvre d'avoir raté un homme, un fécondant, qui donnait aux jours nègres fraîcheur et virginité. L'autre, c'était un méticuleux baroque, vu deux jours dans une géorgie de geôle. Et tout à coup un frère qui met à nu sa création là sous mes yeux, dans ses mains, à même la rue, heureux d'une liberté de plomb, riant de grâce et falstaffant sans retenue. Plus tard, j'ai écrit à un poète intelligent. Aidez-moi, vous avez bien aidé les autres, je suis au trou dans ma tranchée, à tam-tamer, bêler, me dépraver l'esprit avec du cri de singe. Des années que je me serre le cul. Aidez mes écumes d'idiot ! L'intelligent qui fait ses mots avec sa barbe, expert en concoctage pontifiant, ayant tout lu en horlogeant du rocking-chair, regardé du pays pour l'embroussailler d'écritures, l'interrogeant d'auteurs énormes, vous pensez bien, n'aurait pas la faiblesse de me répondre. Donc, pas un mot de trop, pas un mot de moins, zéro. Je n'étais qu'un cloporte, un resquilleur qui voulait truander Monsieur. Et moi j'ai attendu dans le bonheur de mon idée, espérant conduire mon dessein, j'ai attendu, je n'attends plus... Noir et rancune.

 

15 Né canard et monstre

Mon air persécuté, bousillé par l'effort du texte, c'est immonde à penser tant c'est pire, et sauvage, écœurant chez d'autres gens. Mon désert est volubile, et mes mots c'est du sable. Là je marche. Bien sûr, je m'en veux de pousser l'écriture jusqu'au martyre à prétention, mais ce malaxage des mots pour arriver à dire les contrariétés de l'intime reste autant que possible dans le propre. Je ne crois guère aux gommeux qui font carrière dans l'inconnu transcendant. Je vibre plutôt avec les infernés irréfutables. Ecrire c'est pour aller vers eux. Sinon, à foncer haut, à nuager sur le monde pour jouir dans sa petite histoire, on désapprend le vivre. Les priapiques qui s'ingénient à s'encaver profond n'arrivent pas à me dire. Ils triomphent avares et raides alors que j'en bave autrement de rester économiquement heureux en regardant les cruautés. À moins, faute de les vivre, de les décrire. Mais bien sûr, elles sont là derrière la peau à attendre. Il suffirait de peu pour qu'elles s'échauffent dans l'imminence d'une dévoration. Auquel cas, impossible de résister. Et c'est théâtre ouvert chaque fois que vient exubérer l'imaginaire à mon insu.

 

16 Harnais noir carnet monstre

C'est à se demander, avec tout ça, si je dois m'inventer des saladeries à longueur d'année, une fois de plus. Repartir pour rencontrer du mal, celui qu'on fait autant que l'autre qui vous attend au coin d'une journée ordinaire, pour vous happer au moment qu'il aura choisi. J'ai en tête du roman, du débité sans chichi, du clair comme eau de rivière avec passages bourbeux, cascades, goulets et précipitations des rythmes. Mais j'ai du mal encore à me voir bouffé cru par des images inventées pour faire bien, répondre aux appétits des uns et des autres, éditeurs, lecteurs et moi-même. Alors que mon idée c'est d'avancer dans l'indéterminé, donnant à la vie même le soin d'inventer sa parole et la manière de la susciter. Quitte à mourir sous les quolibets et l'indifférence, ou le respect distant, recroquevillé sur mes mots ou verminé par eux, trop de mots, beaucoup trop, pourrissant dans leur cahier noir.

 

17 Harnais noir carnet monstre

Je vis cerné de robots sans dessein. Seuls témoins de mon obstination, les arbres devant ma fenêtre. Ces nuages aussi, qui sait ? Mais comment croire qu'ils vous prêtent attention à les voir transhumer toujours, poussés par l'idée fixe d'aller pisser ailleurs, sur des forêts, des pâturages, des toits, des têtes. Les feuilles tombent jaunes au moindre petit vent. Depuis un an que j'accumule des mots, il serait temps de m'en tenir là. Penser qu'un livre ça jaunit, victime d'une monstrueuse conspiration qui fait systématiquement se dégrader et mourir les pages les plus capiteuses. Mais voilà ! Impossible de décoller. Si je m'englue dans ce glaireux, verbiage incontinent, énergie non salariée, qui met en grand danger mon avenir économique, c'est pour garder un peu du jour qui passe dans la détresse. Surtout pour me porter vers mes révolutions, pour me gifler la gueule, me dire à moi-même que non. Sachant que toute cette queue leu leu de mots, torrentielle, obscure, minée par la gangrène et le pourrissement des choses, n'est que chiure de mon sang. Quel homme au pilori du temps vaudrait moins que ce temps consacré à l'écrire ?

 

18 Octobre 1998 Harnais noir carnet monstre

Je voudrais bien m'arrêter. Mais qu'est-ce que j'en ferais, après ? Jusque-là je me suis empoisonné la vie avec cette incontinence verbeuse rien que pour me donner des sueurs à courir après un défi, et développer si possible des étonnements. C'était chaque jour écrire sans savoir quoi ni où aller avec ces mots qu'il me fallait faire, au plus près de ma substance. Continuer sans vergogne, à mimer ou chercher des grimaces, pourquoi pas si je parviens à m'abrutir méthodiquement par ce créé d'un monde, de manière qu'à la fin, malheurs et aspirations s'en trouvent apaisés. Entreprise qu'on n'aura pas osée, partie obscurément dans le grotesque, selon la pulsation du jour, évoluant vers le concerté, le hanté et le juste, au gré des iniquités rencontrées, des figures resucées, des vides et des pleins. Ce serait bel idéal que produire le désordre, intime ou collectif, dans l'accomplissement en mots de ses propres rythmes. Qu'est-ce qui aujourd'hui pourrait me détourner de ça, cet écrire-là que d'autres prendraient pour leur obsession absolue ?

 

 

 

 

 

Extraits : Voyages égarés

Fragments de figures apatrides 1 2 3 4 5 6

Le Peuple Haï 1 2 3 4 5 6 7

Une année mots pour maux Octobre 1 Novembre Décembre Janvier Février Mars Avril Mai Juin Juillet Août Septembre Octobre 2 Couverture

 

Accueil

Aide et téléchargements

 

 

Une année mots pour maux — Octobre 2