Ce livre a été publié avec le concours
du Prix littéraire ARMENIE 1994
de la Fondation Léa et Napoléon BULLUKIAN

Au Tarara,
dernier rhinocéros.

(Extraits)

I

Nativité
Tout à coup, surgit de son corps, boule parfaite, parfaitement lisse, si douce à regarder, à peine poussée, qui émergeait des chairs rougies de sang, irradiant dans toutes les directions, amoureusement suivie des yeux par Anahit, mère souriante, dont le seul sourire faisait progresser la sphère hors d'elle, majestueusement, tandis que le cercle de lumière inondait peu à peu la chambre, se répercutait sur les carreaux bleu ciel au fur et à mesure de son élévation, au-dessus des barres de fer verticales, sur la mère ravie par le spectacle de ce soleil libre, absolu comme une orange, debout en un point de la pièce, par la grâce duquel tous les objets semblaient bénéficier d'une voluptueuse apesanteur...

De père en fils
Ma vie, toute ma vie, à mon peuple et à son Eglise.
Dès que j'ai su marcher, me tenir tranquille sur une chaise, entrer sans effroi dans une foule, j'ai eu droit aux riches heures de l'église Saint Grégoire. Chaque Dimanche, on s'habillait avec soin pour se présenter à Dieu dans une tenue impeccable. Mon père ne prenait jamais place avec nous, il disparaissait . Un jour, je le reconnus à son dos. Il était là, devant nous, dans un lieu de fleurs, d'or et de feu. Il portait une robe de couleur mauve avec des parties rouges, et deux croix brodées d'or sur la poitrine ( détail que je remarquai au moment où il se tourna vers nous en projetant et ramenant à lui, dans un va-et-vient subtil et mécanique, un étrange récipient à chaînettes qui lâchait de petits nuages parfumés ). Il était magnifique. Tantôt droit, un peu raide, tantôt plié en signe de soumission, attentif au monsieur barbu situé à sa droite, qui étant, quant à lui, recouvert d'une cape et d'un chapeau pointu avec des croix brodées également. Il parlait, il chantait ou parlait en chantant. Ma mère aussi chantait, un chant suave qui coulait en moi comme du lait. (Oui, elle-même, ma mère, qui, dans la semaine, me réprimandait à m'en déchirer les oreilles ). De fait, ses yeux ne se détachaient pas de mon père ; je le sus le jour où je fus capable de comprendre le regard des autres. Elle ne chantait que pour lui, elle l'embrassait , elle le caressait , elle le léchait de ses modulations. Je faisais des bêtises ou je tirais sur sa jupe rien que pour attirer ses regards, pour l'obliger à quitter son monde et à revenir à moi.C'était merveille que cette petite flamme fragile qui se maintenait dans une dignité verticale chaque fois que j'inclinais le corps long et fin de mon cierge pour éviter que ses larmes ne me brûlent les doigts. Car en elle, sœur de toutes les autres flammes en équilibre sur les autres cierges tenus par les autres membres de l'assemblée - mon père compris, mais à l'exception du monsieur à cape et chapeau qui, lui, serrait dans sa main droite, un crucifix d'or - se concentraient les chants enlacés de mon père et de ma mère, enveloppés par les autres voix. Nous baignions dans une lumière d'or, les croix et les chandeliers scintillaient, les colonnes de marbre noir vacillaient, striées d'éclat, les chants fusaient des corps et mon père agitait son bras comme un métronome en faisant clignoter sa machine à produire les nuages .

Mes parents m'ont appelé Grégoire, de Grégoire l'Illuminant qui fit présent de mille souffrances à Dieu et de Dieu à son peuple. C'est du moins ce que j'ai cru longtemps, imaginant que ce Grégoire-là me venait de notre église. En vérité, il s'agissait d'un Grégoire ami de mon père, rencontré une fois l'an, en Avril, sur les places et les boulevards des commémorations. La première fois, puis d'autres par la suite, à cheval sur les épaules de mon père, j'eus l'impression de dominer la foule, un fleuve de têtes, devant nous, derrière nous, avec des voiles marquées de lettres rouges pour moi inconnues. On défilait en silence dans une obstination d'année en année plus grandissante, jeunes et vieux, tous confondus, ceux nés après, dans le récit noir, et les témoins, les martyrs. Parfois, nous brandissions le poing, criant, réclamant justice et renaissance. J'imitais mon père, j'étais lui, lui prolongé, la branche sortie de son corps, le fruit né de sa mémoire. De fait, j'oubliais que j'étais là, porté par lui, mais plutôt sur les épaules de tous, le fils de toutes ces têtes et de toutes ces voix sur lesquelles je naviguais. On s'arrêtait devant les croix de bronze enchevêtrées. Puis venaient les discours auxquels je ne comprenais rien. Ensuite on se dispersait, on s'éloignait, on rentrait chez soi lentement.Voilà où est né mon esprit.

Maintenant mon père est devenu vieux et je l'ai peu à peu remplacé car je trouve mon plaisir dans ce qu'il m'a donné. A mon tour je porte la robe aux croix brodées d'or et je suis une tête dans le fleuve. J'ai servi les messes les plus belles et même, un certain temps, dans le plus haut lieu de notre chrétienté, les offices dominicaux de Sa Sainteté, notre pape. Mon père, avant de mourir, pourra considérer son œuvre avec orgueil. Je suis sa chair et je suis son esprit. Il m'a transmis sa leçon, je l'ai retenue sans faillir, et même, je l'ai portée plus loin qu'il ne l'espérait.Ma vie, ma respiration, mes pensées à mon peuple et à son Eglise.

 

À propos de l'arbre élu

Le père Gaspar, un jour que nous étions assis sous un vieux marronnier, que nous mordions dans le casse-croûte préparé pour moi par ma mère et que je dus partager à sa demande, un petit homme chauve, béret en pointe, et peau couleur de tabac brun, tout en récits, tout en racines profondes, amoureux fervent de ces bois, un jour qu'il me servait de guide en la forêt géante, vers les coins riches en châtaignes, m'apprenant comment briser leurs bogues aussi redoutables que des dragons, me dit : Tu sais Samuel, tu sais que si tu aimes un arbre, ton arbre, si tu le lui demandes avec force, avec beaucoup de force, hein petit ! tu le verras comme j'ai vu le mien, changer ses couleurs, de vert devenir rouge, rouge comme le feu et comme le sang. Ce miracle, tu le vois un jour de tes propres yeux, il est là, debout, au bout de ta patience. Alors, toutes tes vies, les actes et les désirs de tes années passées se mettent tout à coup à ressembler aux branches de ton arbre harmonieusement réparties autour de leur tronc. Un tronc dressé comme une colonne de la terre. Ce jour-là tu vois ton innocence s'unir à la pureté vivante de son visage. Mais tu voudrais savoir comment on rencontre son arbre, hein petit ! Laisse-le faire. Il marche vers toi, il t'appelle déjà, en silence , c'est avec toutes ses branches qu'il t'appelle. Il est là, quelque part. D'un seul coup, il surgit devant tes yeux, au cours d'une promenade, dans une forêt ou dans un parc, dans une rue verte plantée de marronniers par exemple, ou au milieu d'une place publique comme dans certains villages grecs où règne toujours un vieux platane. Tu le rencontreras, tu le reconnaîtras, il sera là en train de t'attendre. Et quand tu l'auras trouvé, tu ne le lâcheras plus. Tu seras plein de lui durant tout le trajet jusqu'au lieu où il a pris racine. Plein de lui encore durant les heures passées ensemble à vous émerveiller mutuellement, dans un silence éclatant, je veux dire lourd de la plus étrange réalité. Le reste du temps, le temps ordinaire de la vie, ton arbre te nourrira, il t'ouvrira mille portes. Imagine ta joie ! Sa cime perce les brumes ; le vent fait houle dans sa frondaison ; le soleil le remplit d'or... Tu l'aimeras, tu le défendras, tu veilleras à ce qu'il croisse librement. Tu enquêteras au besoin pour savoir sur le terrain de quel propriétaire il habite pour prévenir toute mutilation, tout déracinement. Pour éviter aussi qu'il ne serve de potence, de poteau d'exécution, que son bois n'alimente aucun bûcher. Car ce n'est pas sa vocation, la mort. Ni de finir en livre, armoire ou cercueil... Hein petit ! Mon sossi, quand je l'ai rencontré, j'avais ton âge, et c'était un 19 mai. J'avais poussé si loin mes moutons, au-delà d'un désert de pierres, que je me retrouvai sur une montagne qui dominait un coin de méditerrannée. Là, j'entends des croassements ; j'ai cru qu'ils sortaient d'un trou vertical ouvert dans un rocher. Je lève la tête, mon regard est tout à coup renversé par un vaste ciel vert. C'était lui. Mille peuples de feuilles équitablement réparties sur ses branches, et le rocher, en réalité, c'était son tronc. Mais de l'autre côté, je vois des oiseaux noirs descendre dans le feuillage, et d'autres, aux couleurs plus vives, en remonter. Je m'approche, j'aperçois deux pendus, deux corps puants, comme deux gros poissons aux yeux crevés, deux frères de sang, devenus pour tous les oiseaux une proie et une gourmandise. Et sur le tronc du sossi, de petits trous ronds avec du sang séché autour de chacun. C'est par le Père Karékine que j'ai tout appris. Il s'installait au pied du sossi et il parlait aux enfants du village. De notre histoire, des premiers massacres, de l'acharnement meurtrier des autres contre nous. Je me souviens qu'il avait dit : " Leur feu ne s'éteindra jamais ". Tu vois, le sossi du village connaissait notre histoire. Un patriarche. Son tronc était creux, mais si largement que les jours ordinaires on tenait un café à l'intérieur avec de vraies chaises. Et si vieux qu'on disait qu'il avait commencé sa vie avec le Christ. Tu imagines, hein petit ! tous les hommes qu'il a dû voir passer sous ses branches. Et maintenant que ces hommes étaient morts, lui se tenait encore parmi nous. Les goliaths de l'histoire, il en avait triomphé à la longue, en douceur, en suivant sa paix naturelle en quelque sorte. Les césars et les grands khans, tous balayés, effacés de la terre à jamais. Et lui, si beau, comment te dire ? beau comme une juste balance, aussi beau qu'une petite éternité. Et moi je grandissais auprès de lui. Chaque matin je courais me blottir dans ses branches, il m'arrivait même d'y rester des jours et des nuits car j'y avais construit une cabane qui me servait aussi d'observatoire. Et je montais et je descendais dans ses ramures comme à une échelle dressée sur la terre, dont la cime touchait le ciel et sur laquelle se déplaçaient des oiseaux multicolores. Le rêve ! Tu imagines, hein petit ! des journées entières au-dessus des hommes, avec la mer en bas, toujours au bout du regard, plus loin, la mer à n'en plus finir. Et là, je vivais dans l'œuvre du vent, du soleil, de la pluie qui pénétraient de tous côtés dans son feuillage. A force, j'étais devenu lui. Et puis un jour, j'ai eu droit à mon signe : sans crier gare, mon sossi prend feu, s'illumine, un incendie vert et puis chaque feuille qui devient une flamme. J'ai cru aussitôt qu'il brûlait comme le jour où le feu avait commencé à dévorer son tronc. Cette fois-ci, au contraire, rien. Intact et pur, un grand soleil végétal avec en filigrane comme un visage d'amour, intégral et unique. Je n'en croyais pas mes yeux, tu imagines la chose, hein petit ! Je veux faire un détour pour voir quel est ce spectacle extraordinaire et pourquoi mon sossi ne se consume pas. Mais à vrai dire, je n'ose plus marcher, il est si beau dans cette lumière, j'ai l'impression que mes pieds foulent une terre sainte, si beau, plus beau que ma vie propre, que toutes nos vies humaines, plus beau que la vie de notre peuple, qui n'était que misère.

Misère, oui, tandis que débordait le fléau. Je me présentai un matin devant lui, je m'en souviens encore, un 24 février, de chaque côté de l'ouverture, deux des nôtres, recroquevillés sur le pieu de fer qui leur traversait le corps avant de pénétrer dans le tronc. Les lambeaux gris de l'écorce étaient rouges comme la braise, l'herbe ressemblait à des flammes de sang. Je pleurai, mais sans comprendre, persuadé que ce sang-là n'était pas seulement celui des deux hommes. Les autres avaient fait ça dans la nuit. Pour nous dire : " Vous finirez tous comme ces deux-là ". En fait pour venger deux des leurs, morts de nos mains. Du moins, c'est ce qu'ils croyaient. Les jours suivants, des rumeurs noires montèrent jusqu'au village, portées par ceux d'en bas venus se réfugier chez nous. Que les autres opéraient toujours de nuit, en foule déchaînée, pillant les magasins, violant les femmes, brûlant les uns, jetant les autres par les fenêtres. Qu'ils avaient même fait irruption dans une maternité pour éventrer les femmes enceintes. Une nuée de sauterelles poussant contre nous des cris de meurtre et de joie. Maintenant, nous étions emprisonnés dans notre propre pays, car les autres monteraient de l'Est, du Nord et de l'Ouest et nous pousseraient à la mer. Ils chercheraient à nous affamer, mais nous avions de quoi survivre. Dans ce pays coulaient le lait et le miel. Une petite Californie. Nous pouvions tenir. Nous devions tenir. Je me plaçai aux avant-postes. C'est pour lui que je me suis battu. Mais au quarantième jour, nous avons reçu le coup décisif, avec la foudre, cette parole de Dieu, tombée en nous, au cœur du sossi, le même feu qui dévore tout arbre vert et tout arbre sec, avec des flammes si fortes que mon regard en est resté marqué. Alors, nous avons descendu le sentier jusqu'aux bateaux français venus achever l'œuvre des autres. Mon sossi brûlait encore. Il ne s'éteindra jamais

LE PEUPLE HAÏ - I

Extraits : Voyages égarés

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