VI
(Extraits)
les Haïs
Il y a une quinzaine
d'années, je m'étais installée sur le flanc est du Tarara
dans le but d'étudier les derniers Haïs de montagne. Le professeur
Mâh, anthropologue à l'université de Yale, spécialiste
des ethnies en voie d'extinction, estimait leur nombre à une centaine
d'individus. De l'ancienne forêt qui couvrait jadis les premiers contreforts
de la montagne ne subsistaient que des lambeaux ; quelques pins isolés
tentaient encore de gravir les pentes, mais la calotte glacière, ancrée
en permanence sur le sommet, l'hiver, descendait si bas, qu'elle avait toujours
raison de leur voeu d'altitude. Des vents cinglants, souvent proches de la
tempête, balayant sans arrêt ces zones blanches, dissuadent toute
vie d'y prendre racine. Mais pour les Haïs, c'était le sommet
du monde, le bout du monde. Le lieu absolu. Si fanatiques de leur Tarara qu'ils
s'en croyaient les fils et s'étaient toujours fait appeler Tarariens.
J'avais dressé ma tente à mille mètres environ, sur un
plateau dégagé qui constituait un excellent observatoire. Dans
la plaine était Navéreï, l'ancienne capitale des Haïs,
vaste corps de pierre en décomposition, le ventre éclaté
en mille plaies où grouillait une vermine humaine, depuis qu'un tremblement
de terre, le plus terrible que les Haïs avaient connu après celui
XXème siècle, l'avait détruite et avait englouti un grand
nombre de ses habitants. De larges brèches s'offrirent aux invasions
des peuples voisins, trop heureux d'avoir la faveur d'Allah pour l'accomplissement
de convoitises territoriales longtemps contenues, trop heureux d'entrer dans
la ville déchue en dansant de joie, pillant ou massacrant les restes
avec le même entrain. D'ici, je pouvais reconnaître à la
jumelle les ruines roses, blanches ou grises des églises ou des édifices
nationaux, en particulier le monument au génocide sur la " Colline
des pipistrelles ", le cercle écroulé de ses douze murs
en prière, sa flèche amputée de plusieurs mètres.
Le parfum de la terre, celui des années vivantes, qui précède
les sécheresses âcres du plein été, de la terre
grasse et des vignes, se mêlait aux puanteurs de cadavres. Les ruines
étincelaient, percées à jour par un soleil qui fut mille
fois chanté. Il passait de nouveau sur la terre des Haïs une lumière
de tabac blond tombant net, sans l'obstacle de la nappe nuageuse qui avait
stagné des années durant sur la ville quand les usines, battant
leur plein, crachaient leur poison dans les bouches, tuant ainsi sans discrimination,
en douceur.
Navéreï, à présent, les Zazéris l'occupaient
en maîtres, de la même manière qu'ils avaient envahi les
villages, les campagnes, les plaines, les vallées. Ils assiégeaient
le Mont Tarara sur lequel des Haïs de montagne s'étaient réfugiés
et qu'on appelait pour cette raison les Haïs-d'en-Haut, farouches et
sans cesse harcelés, plus soucieux de survie que d'autres Haïs,
restés dans la plaine, qui avaient droit à l'existence que les
Zazéris leur mesuraient et leur accordaient jusqu'à la prochaine
traque. En m'installant sur ces contrées magiques, mon objectif avait
été d'entrer en contact avec les Haïs-d'en-Haut et d'oeuvrer,
dans la mesure de mes faibles moyens, pour leur reconnaissance et leur survie,
sachant que leur extinction définitive signifierait pour ces terres,
dans l'esprit du professeur Mâh comme dans le mien, la désolation
totale, c'est-à-dire la perte de leur ferment d'origine, tant il semblait
inconcevable de les dissocier de leurs habitants naturels et mythiques. Pour
nous, la mort du dernier Haï signifierait notre complicité avec
le fléau.
J'ai passé mes premiers jours à circuler dans la montagne afin
d'établir avec les Haïs-d'en-Haut un premier contact visuel et
percer leur système de surveillance. Ma zone de recherche incluait
une très large bande de terrain qui commençait à mille
mètres d'altitude et dont la limite supérieure se situait en
contrebas de la calotte glacière. Les cartes aériennes ne procuraient
qu'une idée approximative du relief ; il me fallait visiter les moindres
anfractuosités en prenant soin au préalable d'examiner les abords
d'éventuelles cavernes où les Haïs auraient pu oublier
des indices de leur présence ou de leur passage. Je dis bien "
auraient pu oublier" car je les savais assez scrupuleux dans l'art de
brouiller les pistes ou de les effacer pour que je puisse compter sur une
aussi grave négligence. Leur méfiance atavique à l'égard
de l'homme rendait ma tâche extrêmement difficile, de sorte que,
au terme de mes premières investigations, cinq semaines de marche infructueuses,
j'en étais venu à me demander si les Haïs habitaient encore
le Tarara. Cependant, j'avais du mal à croire qu'ils pourraient quitter
ce qu'ils avaient de plus cher au monde pour se risquer ailleurs, et j'en
conclus que, au cours de mes enquêtes, ils avaient dû me suivre
de loin dans le but de produire le vide absolu autour de mes pas, de me signifier
la vanité de mon entreprise ou la nécessité d'abandonner
la partie. Je surmontai mes doutes en mettant au point un stratagème
que je jugeai assez astucieux pour me permettre de parvenir à mes fins.
Une nuit, je désertai ma tente et me réfugiai cinq cents mètres
plus haut, derrière un gros rocher, dans un pli du terrain. Au lever
du soleil, tandis qu'un voile de brume planait sur Navéreï, je
grimpai sur mon rocher et observai les alentours à la jumelle. Ils
étaient là, au pied d'un bouquet d'arbres, les petits jouant
dans les ombres, le mâle, figé, l'oeil sur ma tente, à
l'affût du moindre mouvement.
Dès ce moment, tous mes gestes furent soigneusement mesurés
pour n'éveiller aucun soupçon. Collée à mon rocher,
je m'efforçais de rester immobile, le plus longtemps possible, les
yeux plongés dans mes jumelles. J'essayais de saisir la magnifique
tête de mâle et notais mentalement mes observations. " Cheveux
sur le sommet du crâne, extrêmement denses... Forment trois vagues
transversales blanches avec de minces filets noirs... S'évasent régulièrement
à partir d'un point central situé assez bas sur le front, lui-même
traversé par trois plis bien marqués et dessinant deux légères
courbures au-dessus des arcades sourcilières. Sur les tempes, ces cheveux
mêlent leurs volutes d'écume à des masses charbonneuses...
Celles-ci entourent la partie inférieure du visage - une sorte de barbe
bien fournie et rayonnante qui prend naissance au milieu des joues et immédiatement
sous les narines pour se terminer en une frange nettement blanche, constituée
par les extrémités des poils. Peau sombre, des yeux comme l'obsidienne,
grands ouverts, surmontés de gros sourcils, du même noir que
la barbe. Ses vêtements - un composé de peaux et de hâillons.
Ses bras, le dos de ses mains et ses jambes, couverts d'une toison épaisse.
Le système pileux des petits est plus dense, plus répandu sur
le corps. A moins que ce ne soit une illusion optique due à la proximité
des arbres où ils jouent..."
Un bruit net tout à coup pénétra le silence. Branche
qui casse, coup de fusil ou pierre qui claque contre une autre... Aussitôt,
le mâle poussa un grognement, en proie à une soudaine agitation.
C'était un signal de retraite, la troupe s'enfonça dans l'épaisseur
des arbres. Le mâle fut le dernier à disparaître et je
remarquai qu'il avait posé ses deux poings sur le sol pour se déplacer
plus vite.
Djohar ! Djohar !
Nous sommes pendues à
l'identique, comme des jumelles noires, pincées sur un fil, humides
après avoir perdu nos eaux, soeurs misérables, poches vidées
de leur substance... Puis, le soleil et la brise aidant , l'ardeur parcourt
les entrelacs de nos fibres et nous voici gonflées, habitées
de nouveau par le souffle. C'est alors qu'intervient Djohar, notre maîtresse.
C'est alors que nous allons vivre, remplir ensemble notre vocation.
Djohar nous porte jusqu'à sa chambre, aussi légères dans
ses mains qu'un nuage. Nous flattons ses doigts, nous flottons dans sa paume.
Vapeur palpable, soupir d'un soir... Elle prend position sur son siège
tendu de velours, entrouvre son déshabillé de satin rose, puis
laisse jaillir ses jambes, éclair d'anges qui se baisent, ventre de
l'une sur le dos de l'autre. Ensuite, celle qui est dessus se tend légèrement,
et Djohar suit avec ses doigts le fil galbé de ses muscles, de la cheville
jusqu'au haut de la cuisse, y fait en quelque sorte ses gammes, histoire de
prendre la mesure de ses formes, de puiser, dans ce contact matinal, une curiosité
voluptueuse qui se vérifie et conjointement se satisfait.
Alors, dès ce moment-là, chacune de nous attend son tour, sa
grâce comme le larron, attend, dans une fraternité concurrente,
ne sachant qui des deux obtiendra la première le plaisir du fourreau,
un fourreau tapissé de lèvres et de langues, quand la lame de
chair, aussi moelleuse qu'une liqueur, s'introduira en elle jusqu'à
la garde. L'élue, délicatement ramassée dans les doigts
de Djohar, réduite à un nid, accueillera la pointe de son pied,
magnifiquement souple, dont elle couvrira la blancheur comme un voile de tulle
noir le visage d'une Espagnole. Alors, Djohar laissera se développer
autour de sa jambe la marée de nos petites mailles en folie, la chambre
obscure sur l'écran de sa peau, cette mince pellicule qui, millimètre
par millimètre, recevra l'impression sensuelle d'une main dans une
chevelure, d'un doigt glissant sur la robe d'un cheval.
Nous aimons la montée qui s'enfle progressivement avec le mollet, le
moment où nous collons parfaitement au volume, puis, ouvrant plus largement
notre bouche, laissant tout notre corps disponible, quand, dépassé
le cap du genou, nous circonscrivons la cuisse, la frôlant d'abord,
la humant, nous la récitant comme notre obsession la plus souple, et,
au fur et à mesure de notre ascension, tirant toujours plus haut son
filet - disons vers les profondeurs les plus cachées de Djohar - nous
captons les moindres vibrations de sa chair, les insignes reconnaissances
d'une mise en cage provisoire puisque Djohar accepte d'enfermer ses jambes
pour mieux savourer par la suite leur dévoilement auquel succèderont
les caresses, les caresses lentes et lubrifiantes de l'homme. De l'homme...
notre ennemi, celui que nous sommes destinées à piéger
pour qu'il tombe dans nos fils, et qui, la séduction achevée,
nous rejettera comme un vulgaire emballage. Alors, à l'abandon sur
le lit, ou aveuglées par un vêtement, ou bien écrasées
sous les corps, nous sombrerons sous le triomphe de Djohar. Les hommes de
Djohar... Leurs doigts fiévreux nous défigurent ( nous sommes
littéralement défaites ) d'une main hâtive qui nous force
au repli, tantôt avec la retenue d'un sculpteur aveugle qui éprouverait
une profonde illumination à capter les sinuosités, les courbes
et les méplats de la jambe, tantôt d'une main désireuse
de percer le simulacre, ils s'émerveillent de constater avec un vif
contentement que le modèle - la jambe de Djohar - se révèle
supérieur à l'image - notre cosmétique présence
. Quand Djohar déambule, la patte haute, fragile et tendue comme celle
d'un cheval, c'est nous qui recevons les premiers regards, de ceux qui vous
lissent, vous lèchent, vous sucent. Puis très vite, l'ardeur
déchire l'enveloppe, comme on écorce une branche de sureau,
comme on épluche une banane. Nous sentons alors que nous ne sommes
plus rien, que l'oeil imagine un ciel de chair dépouillé de
ses peaux, oripeaux et nuages. L'oeil s'évade dans une jambe, comme
un gueux s'introduit dans les appartements d'une reine. Que paisse alors le
troupeau des baisers sur les terres qui embaument le fumet du beau sexe, vers
le temple où ils convergeront grâce à nous!
.
sibérie des jours parisiens
De tous les trains qu'il
était censé prendre chaque jour pour se rendre à son
travail, Mondos préférait ceux qui avaient nom Bali ou Romy.
Mais comme il avait déménagé dans un coin reculé
de banlieue, plus loin de la capitale qu'auparavant, il n'avait plus le choix
et montait nécessairement dans le Bali de 7h 26. En longeant le fleuve
durant quarante secondes, très peu de temps après le départ
et sitôt dépassée l'usine qui transformait en ferraille
récupérable les épaves de voitures, le 7 h 26 suivait
un littoral de mer. C'est alors que les femmes du wagon entraient dans leur
éclat plastique, ôtant machinalement leur chemisier à
cause de la chaleur tropicale qui régnait tout à coup dans le
compartiment, puis révélant leurs seins qu'elles portaient nature,
spectacle aussi doux qu'une corbeille de fruits exotiques, gonflés
de mille promesses extraordinaires. Nul doute qu'elles prenaient plaisir à
se baigner dans les regards des hommes, qui étaient tous d'une certaine
manière des Mondos. Mais elles pensaient peut-être que Mondos
se trouvait parmi eux. Lentement balancées par les secousses latérales
du train, elles ressemblaient à des plantes aquatiques lascivement
caressées de droite et de gauche par les flux et les reflux du courant.
Mondos entrait alors dans une telle intimité avec l'atmosphère
qu'elles avaient ainsi créée, composée de calme, de confiance,
d'humanité sans lois, qu'il perdait toute notion du monde, toute impression
du temps, oubliant où il allait et même qui il était parfois.
Mais ce premier jour de Décembre-ci, par on ne sait quel hasard ou
quelle disposition d'esprit où se trouvait Mondos, les choses en allèrent
tout autrement. A sa grande surprise, les femmes qui voyageaient avec lui
affichaient un air d'abattement et d'inquiétude inhabituel. La première
explication qui lui vint à l'esprit fut de se dire que peut-être
l'égarement, ou la fatigue mentale, ou le fait que tous les repères
familiers qui se présentent à l'oeil, en raison même de
leur caractère répétitif et ordinaire, l'avait conduit
à sauter précipitamment dans un train anonyme, pour une destination
inconnue. Or, ce qui accabla Mondos, ce fut la tristesse dont toutes les femmes
étaient frappées comme d'une maladie, un tel vague à
l'âme qu'on était en droit de croire que la douce fruition du
vivre avait subitement déserté le monde. Les hommes lisaient
leur journal... A ce moment-là, miné par le constat qu'il venait
de faire, le visage défoncé par les doutes qui se ruaient sur
son cerveau, par ces boues qui remontent dans le crâne au moindre relâchement
psychique, il tenta une démarche consultative auprès de sa voisine,
jeune femme d'environ trente ans, la moitié du visage plongée
dans un gros cache-nez, les mains enfouies dans les poches d'un blouson noir
fermé jusqu'au col, et dont le regard avait l'air prisonnier du wagon,
ou d'autre chose, quelque chose d'intérieur en tout cas, comme des
pensées circulaires, des soucis gluants, des obsessions chroniques...
Il chuchota : Excusez-moi de venir frapper à votre porte sans vous
connaître, mais vous seriez très aimable si vous pouviez m'indiquer
la cause de cette désolation que je lis pour la première fois
sur le visage des femmes qui sont ici.
- Un deuil...
- Ah ! Un homme considérable sans doute, du genre artiste, ou notre
président peut-être ?
- Vous n'y êtes pas, répondit la jeune femme. Mondos. Nous portons
toutes le deuil de Mondos. C'est hier qu'il serait mort... Ou peut-être
très tôt ce matin. Mais, après tout, aujourd'hui ou demain,
qu'importe ! Un jour, comme tous les autres jours...Voilà tout.
Mondos fut stupéfait d'apprendre la nouvelle. C'était donc ça.
Les femmes, qui répétaient la vie, qui lui offraient chaque
matin sur un plateau le spectacle de leur nudité sans limites, de leurs
seins expansifs, tout à coup, avaient changé de monde. Il essuya
de la main la buée qui recouvrait la vitre et jeta un coup d'oeil au-dehors.
Le jour n'était pas encore levé ; le train s'enfonçait
dans un fourreau de ténèbres ; les petites gares, traversées
à toute allure, étaient plongées dans une lumière
glauque. Mondos se tourna vers la jeune femme une seconde fois. Vous voudrez
bien pardonner ma franchise, lui dit-il sur le ton de celui qui préférait
la liberté d'expression à l'humiliante nécessité
de ménager par le silence l'amour-propre de son interlocuteur. Ce que
vous venez de m'apprendre représente objectivement une absurdité.
Je n'en dirai pas davantage. Mais je maintiens. Une absurdité.
- Ca vous regarde, dit l'autre.Vous êtes libre d'apprécier les
choses selon votre monde. Mais si ce que je vous dis est faux, c'est peut-être
pour que vous saisissiez le vrai... Mondos est mort. Aujourd'hui comme les
autres jours. Il est mort. La tristesse de ces femmes l'attestent, non ?
- Justement, cria Mondos révolté. C'est non !
Il ne souhaitait pas aller plus loin dans ses explications. Pour cela, il
aurait suffi d'avouer à cette jeune femme que Mondos, c'était
lui, lui en chair et en os, lui qui, en cet instant, se rendait à son
travail, comme il l'avait fait hier et comme il le ferait demain. Comme il
le ferait tous les autres jours...
- Justement, lança son interlocutrice.
Un "justement" que Mondos reçut comme un coup de fouet. Et
brusquement il se rappela qu'il s'était trompé de train et qu'aujourd'hui,
jour exceptionnellement noir, il était embarqué malgré
lui sur une voie dont il ignorait l'orientation. Il consulta sa montre. Il
n'y avait plus de doute possible : à supposer qu'il se trouvât
dans la bonne direction, il arriverait de toute façon en retard à
son travail. Cette seule pensée le rendait malheureux, non pas à
cause d'une éventuelle sanction, car il était sûr qu'elle
ne lui serait pas appliquée, mais pour l'histoire qu'il aurait à
inventer s'il voulait éviter l'aveu humiliant qu'il avait pris un autre
train. Il n'aimait pas fabuler devant qui que ce fût. Par ailleurs,
la secrétaire qui aurait à recevoir sa justification, une femme
que des deuils successifs avaient en quelque sorte humanisée, se serait
mal accommodée d'une fiction, même si elle eût été
capable de percer cette fiction pour y percevoir la vérité que
Mondos, soucieux de ne pas afficher ouvertement sa bêtise, souhaitait
lui révéler seulement par le truchement d'un masque. Son angoisse
était si vive que le visage de Mondos reflétait les mille questions
et réponses qui circulaient dans sa tête à une vitesse
folle, si folle que mettre fin à leur mêlée était
au-dessus de ses forces. La peau de son visage se plissait sous l'effet de
la tension intérieure. Ce qu'il avait sous les yeux, mais dont il ne
percevait pas la réalité - les hommes et les femmes du compartiment
- était comme enfermé dans une poche qui se rétrécissait
de plus en plus, au fur et à mesure que le temps s'écoulait
et que la perspective de son retard se transformait en certitude. Si bien
que tout ce qui vivait autour de lui finit par disparaître au profit
de son monde intérieur, un enfer de désordre, dilaté
par le développement de l'inconnu, et bouillant d'agitation. Un moment
vint où il "retrouva" sa voisine ; le compartiment lui lança
sa cargaison d'hommes et de femmes, tous projetés sur lui dans un bruit
de fer vers le fond de l'obscurité ; des visages à la fois doux
et résignés, propres mais aussi souillés par quelque
chose d'inhumain, une sorte de sueur interne, de froissement profond, de cris
étouffés et d'horreurs toxiques. Or, comme il se sentait emporté
par le même mouvement, à la même vitesse, dans la même
direction, Mondos se mit à penser que chacun de ces visages lui renvoyait
le sien, qu'ils étaient le sien, partiellement, successivement, et
précisément pour la raison que tous les hommes et toutes les
femmes de ce compartiment avaient l'air d'être tombés sous le
coup de la même loi. Donc, au moment où il se tourna vers sa
voisine, il eut l'impression de rencontrer son propre visage, en ce sens qu'il
y lut le désarroi qui l'habitait. La jeune fille, figée dans
une attitude de fermeture absolue, n'inspirait pas l'envie de la déranger.
Vous voudrez bien m'excuser une fois de plus , dit-il en prenant soin de ne
pas forcer la voix. Pourriez-vous... - Je m'appelle Romy, lança la
jeune femme, sans lui laisser le temps de terminer. - Ah ! C'est ça...
Vous vous appelez Romy... Elle reprit aussitôt. -Et vous aimeriez savoir
où va ce train, n'est-ce-pas ? Eh bien consolez-vous. Nous sommes tous
embarqués pour la même destination. Vous, moi, tous... Elle regarda
sa montre. Nous serons à Paris dans cinq minutes. Ne soyez pas plus
pressé que le temps. Vous l'atteindrez sans peine votre capitale, votre
Jérusalem céleste. Dans cinq minutes vous aurez le nez dans
le gros caca. Réjouissez-vous. Mondos n'en revenait pas de se trouver
près d'une jeune femme qui s'appelait Romy. Comme l'artiste suicidée.
Une réincarnée après tout, qui sait ? - Ecoutez, dit-il,
je voudrais vous faire une confidence. J'ai été un peu brutal
tout à l'heure. Mais cela peut se comprendre. Je m'appelle Mondos.
Mondos... Vous voyez ce que je veux dire. Romy se tourna vers Mondos et plongea
son regard dans le sien, un regard qu'elle remplissait entièrement,
d'un bleu minéral, avec, au plus profond, quelque chose qui ressemblait
à une attente. Puis ses yeux se mirent à sourire, traversés
d'une lueur amicale. Mondos hein ? Et vous me dites ça le jour de ...
de votre enterrement ! Si c'est vous. D'ailleurs, je me garderais bien de
propager la nouvelle, on me prendrait pour une folle. Et à cinq minutes
de Paris ! Non. Mais vous voyez cette tristesse sur les visages, pour Mondos,
c'est en quelque sorte votre éloge funèbre. Si chacun de ces
visages pouvait parler, il ferait de vous un dieu. Tenez, vous voyez cette
jeune femme à lunettes, aux cheveux blonds flottants qui lui coulent
sur les épaules. Je suis sûre qu'elle pense de vous que vous
étiez séduisant, que vous deviez avoir un coup de rein sacrément
érotique, d'une grande efficacité, alors que... Je vous laisse
le soin de faire la part du vrai. Et celle-ci, près de la fenêtre,
qui porte une veste de cuir noir, je jurerais qu'elle vous trouvait une profonde
intériorité. On dira de vous que vous possédiez une vaste
culture, mais vous n'êtes jamais venu à bout de Proust. Et se
sera dit sur votre tombe avec chaleur, croyez-moi. On est en droit de se demander
pourquoi un homme comme vous, " qui ne comptait que des amis", a
souffert d'une grande solitude. Selon votre femme vous étiez le meilleur
des maris, mais dans le secret de votre coeur, il y avait place pour d'autres.
Sans compter que votre officielle vous suçait la raison comme une teigne...
Et pour ce qui est de moi, je vous avouerai que je suis restée fascinée
par vos récits. Je suis toutes les femmes dont vous parlez. Je me retrouve
dans chaque élément du blason féminin. Quand je vous
lis, je me roule littéralement dans vos pages, vos mots me donnent
la chair de poule, je les vois... Alors, que pouvez-vous dire après
tout ça ? Cette fois, c'est Mondos qui jeta un coup d'oeil à
sa montre. - Il est huit heures dix. Je devrais être à mon travail
et je n'y suis pas... Mais laissez-moi vous faire un aveu... Disons que je
suis bien mort. Que je suis mort chaque jour. Et puis ces femmes, dont je
parle dans mes récits, ne sont pas ce que vous y avez vu. Je m'insurge
contre une telle interprétation. Vous me tuez ! Entendez-vous ? Littéralement,
vous me tuez... Mais... Je suis très pressé, vous savez... Le
train s'était engagé sous la terre. L'obscurité devint
vite oppressante et ce voyage souterrain si long qu'on avait l'impression
qu'il durait depuis des années. Et puis il y eut des lumières
et il y eut des nuits, alternativement et jusqu'à la station. Mondos
se leva pour sortir parmi les premiers, mais un groupe de personnes obstruait
la porte du train. Trois femmes, trois grasses, aux imperméables dilatés,
bavardaient sous son nez comme des canes. C'est dur de mourir comme ça
tout de même, dit l'une. La secousse du train, qui bloqua ses roues
à l'arrêt, fut telle que Mondos se sentit pris dans l'étau
gélatineux des trois corps. La porte s'ouvrit. Les wagons vomirent
des foules. Des gens prenaient des escaliers pour descendre vers la station
située encore plus bas sous la terre. D'autres se dirigeaient vers
l'étage supérieur. Alors, Mondos remarqua, au-delà des
mille paroles qui remplissaient la gare, un frappement particulier, sourd,
roulant, multiple, comme des galets malmenés par la mer, comme si des
galoches, chaussées par dix mille êtres humains, faisaient claquer
leurs semelles de bois sur le sol. Ce bruit régnait dans les trous
noirs des tunnels comme le choeur tragique du vide, ou la voix d'une sentence.
le sang noir du poète
Les médisants
qui soutenaient que la laideur de John McDan - il aurait eu soixante ans cette
année - lui était échue naturellement par les voies conjuguées
de son père et de sa mère, tous ces disciples de Karl Abraham
Kerltetz, lequel défendit la thèse d'un innéisme absolu
dans un livre publié à Londres la même année que
les Métamorphoses de Maximilien Mal , auraient eu intérêt
à connaître l'environnement psychologique du sujet et les épreuves
infligées par sa propre femme Julietta, née Warenberg. Une étrange
créature que cette Julietta. Un tempérament germanique avec
un zeste de latinité méditerranéenne, un mélange
de feu et de glace, de mégère indomptable et de militaire discipliné,
c'est-à-dire rigoureuse surtout dans sa manière d'organiser
la vie domestique. Durant la période de son existence qu'il appelait
sa " préhistoire", pour la distinguer de ses années
matrimoniales, John McDan avait vécu et écrit en poète,
à tel point qu'il lui suffisait d'une longue promenade dans une forêt
( toujours la même, par fidélité ), en suivant des sentiers
qu'il connaissait par coeur, généralement en plein été
ou franchement à l'automne, le jour de la Toussaint, pour affirmer
que sa communion avec la nature ressemblait à une manière physique
de lui faire l'amour, avec en prime la profondeur, la durée, le calme,
le silence, la communion, la disparition du moi, en somme une fusion dans
l'universel vivant. Il partageait l'avis de Kant qui écrit dans ses
Observations sur le sentiment du beau et du sublime que " la nature en
repos est d'une extrême beauté ", aimant comme lui à
contempler les "troupeaux pâturants" du haut d'une montagne.
Ces promenades qu'il jugeait nécessaires à l'exercice de son
existence lui procuraient la sensation d'être au monde, ce qu'il cherchait
assidûment à faire surgir dans ses textes. Quant au silence,
il était, selon lui , la véritable voix de l'être, qu'on
obtient par le meurtre du temps et de la pensée.
Le silence... La première chose qu'il perdit en se mariant. Les portraits
de John pris juste avant ce jour qu'on célèbre ordinairement
avec force volées de cloches, fleurs et congratulations, offraient
l'image d'un homme en repos, au visage si lisse que le pli d'amertume paraissait
à peine esquissé. Vingt ans plus tard, la carte faciale montrait
des bouleversements tels qu'on était persuadé qu'un vent violent,
d'une force inouïe et constant dans ses assauts, avait fini par défoncer
la structure d'origine, comme ces pins maritimes exposés aux déchaînements
de l'air et qui adoptent à la longue, en grandissant, la conformation
d'un corps torturé. Sur le faire-part de son mariage, qu'il avait envoyé
à des amis américains, John avait ajouté cette note qui
témoigne peut-être de son fond mélancolique : " Sans
fleurs, ni couronnes" ; il avait également dessiné un pendu,
comme il est de tradition en France pour évoquer la corde symbolique
que les mariés sont censés passer à leur cou en cette
occasion. A la réflexion, John McDan était mal armé pour
échapper à la force absorbante et engloutissante de sa tétonneuse
Teutonne, une maîtresse femme à chevelure flavescente qui le
dépassait largement en taille, en poids et en puissance physique. Par
ailleurs, depuis le jour où, si je puis dire, John mit le doigt dans
l'engrenage d'une liaison charnelle avec Julietta, on pouvait aisément
deviner la suite stratégique que la femme développerait pour
mener à bien les opérations, c'est-à-dire jusqu'aux épousailles.
Au départ, ils s'accointèrent par besoin, John s'étant
aperçu que l'amour avec sa forêt comblait difficilement les prurits
physiologiques qui survenaient sans crier gare. Il emmenait régulièrement
Julietta dans ses incursions forestières, sans penser qu'il trompait
en quelque manière sa sylvestre maîtresse. Il est vrai qu'il
appréciait mal le fait que Julietta haussait par moment le ton de sa
voix au milieu d'arbres plus âgés qu'elle, qui méritaient
d'être respectés dans leur quiétude. Quant à Julietta,
elle supportait à grand-peine de se retrouver enfermée de longues
heures dans la forêt. Mais elle avait calculé que c'était
à ce prix, et à ce prix seul, qu'elle obtiendrait le consentement
définitif de John. Ainsi, ils restèrent adoués plusieurs
mois durant lesquels John prenait encore des décisions. Or, quand Julietta
sentit que le poisson était bien ferré, que John n'était
plus en mesure de se passer de son corps, qu'elle était même
parvenue à lui faire renoncer, un jour de Toussaint, à sa promenade
rituelle, le silence éclata en dix mille morceaux sous la volée
des cloches nuptiales. Je me souviens que ce jour-là précisément,
sur le parvis de l'église, John n'arborait pas le sourire triomphant
qui sied ordinairement au marié. C'était tout au plus un nuage
de satisfaction. En vérité, quatre centimètres à
peine au-dessus de la bouche, les yeux accusaient une lueur mélancolique,
une sorte de regard mouillé comme si John pleurait tout seul dans le
trou qu'il avait creusé de ses propres mains. L'histoire de ses métamorphoses
commence là.
John McDan était convaincu que les sifflements continus de son oreille
gauche étaient nés avec son premier enfant, un garçon,
lequel avait pris l'habitude de se manifester par des hurlements d'écorché
vif sitôt qu'il avait faim, particulièrement la nuit et dès
les premières heures du jour. Or, comme John avait coutume de dormir
sur son oreille droite, son diagnostic était irréfutable. Il
est vrai qu'au moindre braiment du petit dieu, John tournait la tête
pour ne pas exposer son oreille malade, sans quoi l'impact des pleurnicheries
l'aurait fait horriblement souffrir, une douleur qui s'intensifiait avec l'accélération
du cri vers des aigus acérés comme des aiguilles. Par ailleurs,
Julietta, adoptant une attitude de plus en plus câlinante à l'égard
de son fils, avec force mamours et appellations sucrées, en retour
exerça sur son mari un pouvoir si discrétionnaire qu'on aurait
pu sans mal l'apparenter à celui d'un maître sur son esclave.
Que dis-je son esclave! Son valet. Dans ces conditions, Julietta était
souvent amenée à donner de la voix à la moindre contrariété.
Une voix si puissante que John croyait éclater. S'il résistait,
c'était l'écrasement, je veux dire par là que son esprit
était comme projeté contre les murs de la pièce à
la manière d'une embarcation qu'un paquet de mer aurait fracassée
sur un rocher. Le 24 juillet 1959, après une dispute hiroshimiesque,
née d'une objection que Julietta avait dû essuyer et durant laquelle
elle fit cracher la mitraille, pour lancer ensuite sur l'homme sa cavalerie
de jurons germaniques, John fut littéralement blessé comme s'il
avait reçu un mauvais coup de sabot au visage ; il entendit un léger
craquement et sa tête s'inclina brusquement vers la gauche. Il pensa
un moment que cette fâcheuse obliquité serait aussi irréparable
que le sifflement qui persistait dans son oreille gauche, mais les spécialistes
réussirent à lui redresser la tête en lui faisant toutefois
remarquer qu'il n'était pas à l'abri d'un nouvel accident. Trois
ans plus tard, c'était un 13 Juin, l'homme, qui se regardait dans une
vitre, se trouva tout à coup une tête de mineur de fond, moins
la crasse bien sûr. En effet, son oeil avait noirci et son teint empruntait
sa pâleur au gratte-papier penché des heures durant sur ses écritures
dans un coin de bureau sans fenêtre. Après tout, ses responsabilités
ayant augmenté, il était logique que les soucis finissent par
se lire sur son visage sous forme de sillons. Le front accusait des plissures
qui venaient s'écraser sur des sourcils également froncés.
La bouche restait close, marquée d'un trait presque bleu, comme une
cicatrice. Par ailleurs, son estomac fragile et sa propension naturelle à
prendre du poids l'avaient conduit à adopter, avant son mariage et
après maints tâtonnements, une diététique qui s'apparentait
à un crudivorisme primitif, instinctuel et intégral. Julietta
fit preuve de grande tolérance en laissant John continuer son régime,
mais en exigeant la réciproque, puisque ni son palais, ni son estomac,
ni les habitudes de table dans lesquelles elle était née ne
l'incitaient à imiter les lubies barbares de son époux. Elle
n'était pas femme à s'ensauvager de la sorte, tout de même
! Mais aux heures des repas, comme les parfums de sa cuisine, qui poursuivaient
John au plus profond de sa mémoire culinaire, réveillant des
images gustatives irrésistibles, ressuscitant des plats que sa propre
mère lui confectionnait jadis, revivifiant des rêves enfouis
de viandes grillées, de tourtes fourrées avec trois espèces
de fromages, de gâteaux feuilletés aux noix, ou tout simplement
évoquant un café pris au petit matin dans la cuisine, comme
il était assailli de toutes parts, pris en tenaille entre son idéal
de vie et la force des vieilles habitudes inscrites en son corps et qu'il
ne contrôlait plus, il finit par rendre les armes. Or, étant
donné qu'un homme qui perd trouve toujours à se justifier et
de la plus belle façon, John qui reconnaissait que sa femme l'avait
rendu à la réalité, qui ne pouvait plus agir sans son
aval, qui admirait son amour simple des choses, estimait nécessaire
maintenant de partager avec elle les mêmes plats, d'éprouver
les mêmes sensations gustatives, comme une manière de se faire
l'amour dans une assiette. C'est pourquoi, très vite, il grossit, fit
de la graisse et son visage devint de plus en plus flasque. Chaque fois qu'il
se rasait, il lisait sa défaite dans le miroir. C'était un homme
fait ( fait comme un rat, s'entend, car il avait acquis ce faciès d'animal
rampant, prompt à fuir, teigneux, l'esprit noyé dans l'immobilité
comme dans une eau croupissante). D'ailleurs il n'était plus sensible
à la montée de l'aube comme jadis quand il guettait dans son
salon, les baies grandes ouvertes, les premières lueurs du jour qui
s'épanouissaient sur la forêt, pareilles à une immense
fleur où le clair se disputait avec l'obscur. L'habitude de dormir
le jour, qu'il prit le 16 Mai 1962, date à laquelle il changea d'emploi
au sein de la même entreprise pour un poste qui exigeait de travailler
la nuit, n'était pas pour lui déplaire ; elle correspondait
à ce qu'il souhaitait alors : se soustraire à la vie diurne
et plus généralement à la lumière, à toutes
les lumières, même à celle du soleil qu'il ressentait
comme une agression, une accusation, un doigt de Dieu pointé sur lui.
En Grèce, où Julietta - italo-germanique de naissance, rappelons-le
- entraînait chaque année toute la famille pour y passer les
vacances, John, malgré le chapeau à large bord dont il ne se
séparait jamais, se considérait en enfer. Un calvaire qui durait
quatorze jours. Le 4 Janvier 1964, il décida de ne plus se raser ;
un poil de rat lui envahit les joues ; il se peignait à peine. Comme
Julietta lui jetait à la figure toutes sortes de propos gras et l'accusaient
de toutes les vésanies, que se multipliaient les vociférations,
il se mit à fréquenter de plus en plus les coins obscurs ou
protégés de l'appartement, à s'attarder dans les toilettes
ou à s'enfoncer dans son fauteuil club tourné contre le mur.
Et comme il s'affaiblissait avec l'âge, redevenu maigre à cause
d'un régime sans sel ni sucre que lui avait imposé son médecin,
il offrait de moins en moins de résistance aux hurlements de sa femme.
Il se déformait, se pliait, se tassait à chaque coup de gueule.
Son rêve était de ramper en glissant le long des plinthes d'un
coin à l'autre de la pièce, de se faire le plus discret possible,
de fréquenter uniquement la cave et de remonter la nuit dans l'appartement
pour se nourrir des restes jetés dans la poubelle, de ne plus comprendre
le langage humain, de perdre l'usage de la parole et de s'exprimer par petits
cris, des cris aussi aigus que ceux qui nichaient dans son oreille gauche
comme des oisillons affamés, le bec grand ouvert à la manière
de son premier enfant quand il avait faim. John mourut dans la nuit du 8 au
9 Mars 1984 . Ce jour-là, Julietta qui le vit trotter en toute hâte,
allant Dieu sait où ? dans le salon où il n'était plus
admis, lui donna un coup ferme avec le tisonnier, un deuxième, un autre
encore, en hurlant aussi fort qu'une assemblée romaine avide de sang
sur un usurpateur : Trisse-toi ! Vermine ! Mais trisse-toi donc ! John avait
mordu la poussière. Aussi misérable que la poussière,
voilà ce qu'il était devenu. ( La poussière que nous
sommes tous ; à quoi nous retournerons tous ; avant que ne sèche
le sang noir de John qui avait sali la moquette. )
.
vue sur le Tarara San
Maintenant c'était
écrit, sa venue était annoncée, sa lettre, qu'Elisabeth
lui avait lue, l'exprimait comme un fait à venir inéluctable.
Mais Reine, la mère de Djâni, qui ne savait pas lire les mots,
se fiait aux signes. Par exemple à la façon dont volaient les
oiseaux, à leur attroupement sur les branches du noyer qui pousse tout
près de la maison. Ou bien à cette démangeaison au bout
des seins, à quelque chose qui mûrissait en elle et qui se manifestait
comme un sentiment aussi lourd et aussi beau qu'un fruit qu'on va cueillir.
Cette nuit encore, elle dormirait aussi mal que les précédentes.
Des nuits qu'elle ne comptait plus, où elle avait cru entendre son
pas dans l'escalier, sa voix derrière la porte. Mais chaque fois, derrière
la porte, il n'y avait rien. Sans doute, se disait-elle, qu'elle-même
n'était pas encore suffisamment calmée, pas assez détachée
pour l'accueillir et pour qu'il vienne se reposer de ses voyages, des hommes
et des paysages qu'il avait rencontrés.
Voilà bien des années que Djâni était parti pour
accomplir son errance. Il avait senti que son temps d'attente était
consommé. Il n'était pas homme à s'enterrer dans son
village. Mais il chercherait à rencontrer d'autres Tararas. Quand Reine
lui reprocha de vouloir "mesurer le monde " (ce qui signifiait dans
sa bouche que la tâche était aussi vaine qu'infinie ), il la
repoussa presque brutalement comme une femme, étrangère à
sa propre vie, comme si sa vie n'était plus celle qu'elle avait servi
à lui donner, mais une vie dont il souhaitait devenir l'enfanteur.
Maintenant Reine se contentait d'apprendre par des cartes postales qu'il était
passé là, et là, puis là ( des noms de pays imperceptibles
). Par des gens du village, qui connaissaient d'autres gens, lesquels connaissaient
d'autres personnes qui l'auraient croisé ( sans certifier que ce fût
lui ), Reine avait des nouvelles indirectes qui dataient de si longtemps qu'elle
se heurtait toujours aux mêmes incertitudes.
Chaque jour elle trouvait des prétextes pour se rendre au dernier étage
de la maison : la route remplissait la petite lucarne du haut, elle surgissait
derrière le bois de châtaigniers, à la limite du village,
aussitôt après avoir longé le jardin du vieil Almast.
Souvent, elle oubliait les heures, ou prenait du thé, ou tricotait,
et comme un métronome, à intervalles réguliers, projetait
son oeil jusqu'au bois. Car elle le reconnaîtrait sans l'ombre d'une
hésitation, sûr qu'elle ne le confondrait pas avec un autre.
Et son pas serait mesuré ( il aurait refusé d'être pris
par une voiture ), volontairement pudique, pour qu'il mange les paysages où
il était né, qu'il se réchauffe aux odeurs de la terre,
qu'il entre en intelligence avec le vieux monde. A moins... A moins qu'il
n'éprouve rien de tout cela, autre homme devenu, plus tout à
fait son fils mais un homme que le monde aurait fait. Elle le verrait sortir
de la montagne, accouché par le Tarara, portant l'immense cape de ses
flancs symétriques, couronné de ses neiges. Et les abricotiers
en fleurs seraient ses mains.
Alors il serait fêté. Comme l'enfant qui revient. Hasmig lui
avait promis son cochon. Ses frères, venus du village voisin, se chargeraient
de faire cuire les viandes. Tout ce qu'il n'avait pas mangé depuis
longtemps, il le trouverait sur la table.
Ossep, le mari de Reine, travaillait au jardin. Il s'arrêtait souvent
pour recueillir dans ses oreilles tous les bruits du village, séparant
les ordinaires des plus insolites dans l'espoir d'identifier la petite pépite
d'or qui le ferait bondir de joie. Parfois, il demandait à Reine si
elle apercevait quelque chose là-haut.
Rien ! Toujours rien ! criait-elle.
le loulou de Mademoiselle
Alaïa
Le loulou de Mademoiselle
Alaïa mourut un 2 Avril. C'est alors que tout a commencé. De ma
fenêtre, située au quinzième étage d'un immeuble
qui en comprenait dix-neuf, je la vis enterrer son chien dans le terrain vague
qui nous entourait. Elle venait quotidiennement pleurer la disparition de
son animal et finit par aménager une véritable tombe, comme
pour un être humain. Elle y avait fait graver l'inscription suivante
: " A mon regretté Clito" (sic). Le portrait du défunt
trônait au milieu de fleurs artificielles. Il y avait même une
croix. Mademoiselle Alaïa était une jeune fille d'environ trente
ans, aux cheveux jaune d'or, au teint clair et aux yeux bleus. L'ami avec
qui elle vivait fut assassiné dans des conditions demeurées
mystérieuses par un maniaque dont la spécialité était
de mutiler ses victimes en leur ôtant toujours les mêmes parties.
C'est du moins ce que les gens racontaient, faute d'en savoir davantage. Par
ailleurs, je me rappelle que Mademoiselle Alaïa fit l'acquisition de
son loulou un mois à peine après la perte de son fiancé.
On aurait dit qu'elle avait repris du poil de la bête, pour ainsi dire,
vu qu'elle était tombée jusque-là dans une grande déréliction.
Mais après Clito, elle mordit la poussière. Je la croisais parfois.
Elle marchait dans le vide. Comme elle était belle avec ses yeux égarés
!
Quelques semaines plus tard, suivant l'exemple de Mademoiselle Alaïa,
Madame Diop, une veuve noire qui habitait le onzième gauche, enterra
son chat Caresse ( resic ) à quelques mètres à peine
de Clito. Voyant cela, les gens des quartiers périphériques
imitèrent les deux femmes et les tombes de chats et de chiens envahirent
petit à petit le terrain. Le conseil municipal ferma les yeux sur cette
occupation somme toute illégale du sol de la commune, sans doute par
humanité. Toutefois, aucun membre de ce conseil ne s'interrogea un
instant sur la vague mortifère qui emporta en l'espace de quelques
mois une bonne trentaine de ces animaux de compagnie, bien avant qu'ils aient
atteint leur vieillesse réelle. Certains racontaient que les pauvres
bêtes avaient été prises de délires subits, si
atroces qu'elles tournaient sur elles-mêmes pour extirper avec leurs
dents la terrible douleur qui les triturait à l'intérieur de
leur tête. Non, en vérité, personne ne s'interrogea sur
ce mal peu ordinaire. (Après tout, il n'affectait pas les hommes. Du
moins pas encore). Toujours est-il que le paysage qui s'offrait désormais
au regard, du haut de mon quinzième étage, avait perdu le charme
d'une nature agreste ou non domestiquée pour se transformer insensiblement
en un lieu urbanisé et morbide (d'autant plus morbide que la terrible
sécheresse qui sévit cette année-là brûla
si fort la terre que l'automne commença au coeur de l'été).
Je dois dire que le laxisme dont faisait preuve la municipalité à
l'égard d'une telle pratique entraîna plusieurs abus. Ainsi,
le fils des Pivot, qui habitent le cinquième, arrangea une sépulture
à la hauteur de son chagrin pour son propre poisson rouge, Achille,
retrouvé mort dans son bocal, parce que toute la famille était
partie en vacances sans lui. On prétexta un oubli. Je veux bien le
croire. Aujourd'hui encore je soupçonne Monsieur Pivot père
d'avoir favorisé cette négligence, vu qu'il n'a jamais aimé
les poissons. On chuchote même qu'il avait déjà essayé
plusieurs procédés d'élimination dont le dernier consista
à prélever un verre de pétrole brut sur la plage de Balbec
et à le verser dans le bocal d'Achille en le faisant passer pour de
la confiture. Mais pas niais, le fiston ! Il se rendit assez vite compte de
la supercherie paternelle. Malheureusement, la dernière fois, ils étaient
trop loin sur la route des vacances quand il s'aperçut qu' Achille
était resté à la maison. Comme on pouvait s'y attendre,
le père Pivot avait préparé d'assez solides arguments
pour refuser de faire demi-tour. Au fil des mois, dans les endroits restés
libres furent accueillis de tels animaux que nous étions devenus pour
toute la région une authentique référence comme zoonécropole.
Ainsi, Monsieur Van Eeckout, le professeur de musique du huitième,
n'hésita pas à y enterrer son boa constrictor, décédé
à la suite d'une ingestion de lapin qui avait mangé des carottes
sur lesquelles était tombée trois jours plus tôt une pluie
fort suspecte. Je ne fus pas étonné alors qu'un boa habitué
aux bruits et à l'humidité des forêts tropicales ne puisse
apprécier longtemps les quatre saisons de Vivaldi et la chaleur sèche
d'un appartement. Le cimetière abrita même une cicindèle
que Monsieur Desaï, le locataire indien du troisième gauche, blessa
mortellement, par inadvertance, un jour qu'il courait dans la forêt
de Septeuil. A vrai dire, il ne se pardonna pas ce crime car il était
persuadé qu'à l'intérieur du petit coléoptère
aux élytres verts tachés de points ivoire, vivait l'âme
d'un être humain. La tombe de l'insecte, qui avait la dimension d'une
boîte d'allumettes, comportait une minuscule inscription réduite
à un seul mot, le mot clé de la philosophie jaïne : Ahimsâ
, qui veut dire non-nuisance. J'imagine encore le souci maladif avec lequel,
par la suite, Monsieur Desaï dut marcher dans la rue, courir dans la
forêt ou se déplacer dans son appartement, l'oeil en permanence
rivé sur la surface que son pied allait incessamment embrasser. Un
respect maniaque de la vie. De mon quinzième étage, il m'était
difficle de distinguer cette tombe, sachant qu'elle se trouvait entre la vache
des Pastourieux, qu'on avait dû abattre parce qu'il lui prenait de danser
comme une folle en proie à un délire inexplicable, et le phoque
du jardin zoologique, mort pour avoir absorbé les pièces de
monnaie que lui jetèrent les visiteurs pendant plusieurs années.
Ma vue avait sensiblement baissé et j'avais l'impression que les cheveux
blonds de Mademoiselle Alaïa tiraient sur le blanc. Mais ce dont j'étais
sûr moi-même, c'était que mes propres cheveux n'étaient
plus aussi noirs qu'auparavant. Par ailleurs, il me semblait que les marronniers
et les platanes, minés par des sécheresses successives, se retiraient
sous la terre ou vers l'horizon. De plus en plus, je remarquais la présence
de fissures dans la cage d'escalier. C'était mauvais signe. Le cimetière
abritait un nombre croissant de pensionnaires. La municipalité était
impuissante à enrayer le mouvement tournant que prenait son extension
à mesure que, de tous les pays, arrivaient visiteurs et locataires,
tous aussi étonnants les uns que les autres.
D'ailleurs, la situation de ma fenêtre m'interdisait d'assister aux
nouvelles cérémonies funèbres ; les tombes progressaient
maintenant vers le nord, autrement dit derrière la tour, alors que
Mademoiselle Alaïa en avait donné le départ au sud. De
sorte que, lorsque les Africains de l'immeuble, Monsieur Ababou Bamba en tête,
enterrèrent l'éléphant du zoo d'Arlington, aux Etats-Unis,
le dernier de tous les éléphants du monde, je n'aperçus
que la queue du cortège, c'est-à-dire quelques Chinois de Hong-Kong,
accourus sans doute pour affaires, à moins que ce ne fût réellement
pour contempler une dernière fois cette force tranquille de la nature.
Les journaux avaient écrit que Zaïre - c'était le nom de
l'éléphant - s'était laissé mourir comme s'il
s'était senti en trop. Une étrange maladie en quelque sorte.
Les Africains se retirèrent en silence ; je les vis se disperser la
tête basse ; ils portaient des costumes noir d'ivoire ; et on pouvait
penser que, privés de leur éléphant, ils connaissaient
le symptôme de l'abandon, atteints eux aussi d'une grande solitude de
l'esprit. Je dois avouer que ce jour-là, je pleurai comme ils l'avaient
sans doute fait eux-mêmes. Et d'ailleurs ce jour-là précisément,
j'ai compté une fissure de plus dans la cage d'escalier, tandis que
les autres avaient pris l'allure de plaies purulentes.
Pour assister à la mise en terre d'Oméga, le fameux rhinocéros
du Parc Hemingway en Tanzanie, je fus contraint de demander asile à
ma voisine d'en face, une superbe ukrainienne bardée de lard, dont
le regard resté évanescent, aussi poétique qu'une Yvonne
de Galais ou qu'un personnage de Marie Laurencin, me rappelait une Natacha
devenue incertaine que j'avais rencontrée durant ma jeunesse célibataire
et voyageuse. Pour comble de coïncidence, cette voisine s'appelait aussi
Natacha. Elle m'offrit des kotlets ( spécialité ukrainienne
à base de porc haché, de forme ovale, qui abritait souvent votre
futur ténia ) et me fit des avances. Je suivis l'inhumation en lui
caressant les tétons tandis qu'elle se pâmait comme une folle,
à la limite de l'apoplexie. Une belle pièce sous une corne bien
cambrée. Je remarquai là aussi la présence de Chinois
( le journal nous apprit qu'ils étaient également de Hong-Kong
). Un moment, ils s'attroupèrent autour du propriétaire de la
bête juste avant qu'elle ne fût déposée dans son
trou. A leur grand désespoir, la cérémonie se déroula
comme prévu. Un camion-toupie vida sur l'animal son chargement de ciment
, ce qui , me sembla-t-il, désespéra doublement les Chinois.
Une autre fois, on déversa dans une fosse commune des tonnes de poissons
morts qu'on avait retirés de la Lindane, une rivière située
à quelques kilomètres. Une puanteur s'en dégageait, si
forte sous le soleil que, la nuit, vous dormiez dans vos propres détritus.
Cela me rappela l'odeur de la baleine à bosse qu'on ensevelit un jour
d'Août et pour laquelle on dut recourir à deux énormes
pelleteuses. Vous pensez : 30 mètres de long, 120 tonnes. Elle avait
de magnifiques yeux bridés à la japonaise. Je me souviens d'ailleurs
qu'un jeune nippon tenta de s'ouvrir le ventre au moment où l'on jeta
les premières poignées de terre sur la grande bleue. Cette baleine,
une parmi les dernières, qu'un navire-usine avait harponnée,
en dépit de la loi, afin d'approvisionner un restaurant à clientèle
ichtyophage, prouvait bien par sa mort que l'homme ne voulait plus vivre en
ce monde. Comme la police maritime avait saisi la prise et qu'il avait trop
longtemps manqué à notre cimetière un cétacé
de cette taille pour inciter les touristes à faire un détour
jusqu'à nous, le cadavre fut transporté ici par la route. Mais
les locataires de Babeloued - c'est ainsi qu'on avait surnommé notre
tour - supportaient de moins en moins ces spectacles malodorants. Certains
d'entre eux, les moins fortunés en général, rêvaient
de se retirer à la campagne. Mais ils s'inquiétaient de savoir,
auprès de moi qui avais beaucoup voyagé, où c'était
la campagne. Je trouvais cette curiosité étonnante de la part
d'hommes qui prétendaient en rêver. D'autres se sentaient trop
âgés pour changer de vie. Les plus vieux disaient qu'ils souhaitaient
partager un coin du terrain vague avec les animaux, pensant qu'ils mèneraient
ensemble sous la terre une seconde existence, à l'abri de celle-ci.
Le premier des lapins - je veux dire des habitants de notre tour que certains
assimilaient à un clapier - à suivre cette voie fut Sintkala
Noni, Oiseau Perdu, la fille des Indiens Rouges du quatrième droite.
Un des moments les plus déchirants de notre histoire. Elle n'avait
pas supporté la mort de Lizzy, sa jument, une lointaine descendante
d'un cheval qui avait appartenu au Grand Chef Seattle. Un jour qu'elle chevauchait
son sunka wakan , elle pénétra dans la Gardonne pour écouter,
mêlée au murmure de l'eau, la voix du père de son père,
comme ses parents le lui avaient enseigné. Malheureusement peu après
leur entrée dans la rivière, une usine située en amont
vomit des tonnes de déchets toxiques, par inadvertance, provoquant
la mort du cheval. Oui , l'enterrement de Lizzy et , peu après, celui
d'Oiseau Perdu, inaugurèrent une ère nouvelle dans notre histoire
: Babeloued commença à se vider et les tombes des animaux se
firent plus rares à mesure qu'augmentèrent celles des hommes.
Dans ce triste constat, je me dois de mentionner qu'un jour, descendant mes
quinze étages à pied, faute d'ascenseur, je fus effrayé
par la quantité de graffiti qui maculaient la cage d'escalier et qui
menaient avec les fissures d'étranges vies de couple, comme des éclairs
d'apocalypse fixés sur l'écran des murs ; des graffiti assassins
dirigés contre les Indiens Rouges et les Indiens Noirs de Babeloued,
ses Noirs et ses Arabes, ses Russes et ses Tarariens, ses alcooliques, ses
détenteurs de poissons exotiques, ses porteurs de boubou, de plumes,
de voile, ses buveurs d'eau minérale, ses mangeurs d'aliments crus,
et j'en passe. Camille, ( sixième gauche ) au grand étonnement
de ses voisins, qui sortit aveugle d'une longue période d'amaigrissement
involontaire, qui rêvait de réconcilier les frères de
sang et ceux du contre-sang à quelques jours de sa propre fin, fut
le premier des Tarariens et le plus jeune à sombrer dans les profondeurs
du terrain vague. Il se retira du monde, pour ainsi dire, à l'anglaise
et fut conduit à son ultime demeure par ses parents. Comme un pestiféré,
un jour de semaine, de très bonne heure, et après une courte
cérémonie. Sa décomposition, qui donc la décida
? Si jeune, qu'il n'eut même pas le temps de comprendre qu'elle arrivait
au galop. Et tout à coup, tout devint irréversible, tellement
que nous n'en parlions pas. Lui trop avare de paroles, moi trop respectueux
de ses silences. ( Son ami Claude le suivit de peu, du moins je le crois ).
Je commençai alors à mal respirer et ma solitude me montrait
chaque jour davantage que le monde n'était pas le monde. D'ailleurs
nos lumières faisaient sur les façades des damiers où
le noir dominait de plus en plus. La terre autour de nous se rétrécissait
comme une peau de chagrin. Mais il manquait encore deux événements
majeurs pour que la boucle fût fermée et que le cimetière
fût complet ( mais si digne d'intérêt, malgré tout,
que les visiteurs étrangers tenaient à faire le détour
par chez nous ). Ce fut quand les Tarariens de l'immeuble furent jetés
dans une vaste excavation, quelques jours à peine après qu'on
eut enfoui quatre bisons d'Amérique, renversés par un train.
Sachant qu'il ne lui restait plus beaucoup de jours devant lui, l'un des survivants,
le petit vieux du seizième droite, Monsieur Hoviv, offrit une véritable
sépulture avec marbre et statue représentant la première
lettre alphabetique de sa langue, à un pot contenant deux litres de
terre qu'il avait ramenée de son village, en Tararie orientale. Quelques
années plus tard, une seconde fosse, bien plus grande que la première,
faite pour accueillir des tombereaux et des tombereaux de cadavres, si gigantesque
que son creusement dura plusieurs jours, servit à l'ensevelissement
massif des porteurs de kippa. Les derniers lapins étaient tous aux
fenêtres. Qui pleurait ?
Babeloued n'existe plus aujourd'hui. Je fus le dernier à partir, comme
un capitaine qui ne se résout pas à quitter son navire au moment
du naufrage. Mademoiselle Alaïa est morte il y a deux jours. Je ne lui
ai jamais réellement parlé et le fait d'ignorer où elle
est précisément enterrée me laisse croire qu'elle n'a
existé que dans un rêve de ma jeunesse. La municipalité
m'a forcé, il y a un an, à quitter la tour pour la détruire.
L'anneau du cimetière a été transformé en rond-point.
Les morts - chiens, chats, bisons, éléphant, poissons, hommes
et autres - sont aujourd'hui recouverts d'une épaisse couche de goudron.
Les voitures tournent sans arrêt comme un manège infernal. Au
centre, on a placé une statue : celle d'un gorille dans la posture
du Penseur. C'est que, au milieu des lapins de Babeloued, ignoré de
tous, avait vécu Gabo, au douzième gauche, un écrivain
tararien de type catastrocalyptique, qui, pour le moins, n'avait ni la langue
nostalgique d'un Takaoushté ni le trouble désir de Dieu d'un
Narékatsi. Mais ceux des membres du conseil municipal qui se reconnaissaient
la même origine que lui insistèrent sur la nécessité
de se souvenir par l'érection de l'anthropoïde qui symbolisait,
dans le célèbre roman de Gabo sur les ruines, une sorte de race
en perdition.
L'inauguration de la statue eut lieu sans moi. J'avais préféré
être ailleurs.