Un Nôtre Pays
(trois voyages en troisième Arménie)
Extraits 3
ORANGE
:VIVE LE CHÔMEUR LIBRE !
(Voyage troisième. Du 20 septembre au 8 octobre 2001).
Dans lavion
On fait la queue dans les couloirs avant de passer à la fouille. Une heure à piétiner en longeant les boutiques de luxe. Après quoi, on enfourne ses biens dans la gueule du détecteur à métaux avant de passer sous lil multiple caché à lintérieur des fourches caudines. Une femme étonnée sobstine à sonner indûment. On lui fait ôter son corset. À un homme, on demande déventrer un gros carton et de tout déballer. Au satellite 15, la densité populeuse enfle épouvantablement. Que des pèlerins en partance pour le pays magnifique ! Au signal, la foule fait entonnoir vers les pointeuses qui gardent lentrée du siphon. La carlingue se remplit très vite. Je suis au deuxième rang à droite de lentrée. Assis au premier, lévêque noir et violet, sonde les entrants, serre des mains, embrasse des corps. Et toujours une bonne parole du berger à ses moutons. Son lieutenant va et vient dans les travées, et parfois jusquà lui pour consultation. À ce moment-là, un bruit comme un sifflement dobus traverse la cabine et finit en moulinette. Derrière moi, une voix de femme qui téléphone. Oui, cest pour un mariage. Une pièce montée, cest ça. Il faudrait là livrer samedi en huit, à ladresse que je vous avais indiquée. Très bien. Je vous en remercie. Deux hôtesses se mettent à compter les passagers. Quelquun manquerait à lappel. Elles demandent à chacun de rester assis à sa place. Ma voisine se lève pour prendre son père en photo. Ensuite elle prie lhôtesse daccueil de les prendre tous les deux. Lhôtesse perd la boule. Elle ne sait pas sur quel bouton appuyer, tandis que de nouveaux venus lui tendent leur ticket dembarquement. À peine les a-t-elle orientés vers la cabine de première classe que la femme lui lance des indications par-dessus la tête de lévêque. Son père sénerve. Mais enfin, tu vois bien que ce nest pas le moment ! Lhôtesse jette léponge et rend lappareil à la femme. Et de nouveau le bruit dobus qui siffle et qui mouline. Derrière moi, la femme au téléphone parle à sa mère. Oui, on est maintenant dans lavion. Nous allons sans doute avoir du retard. Bon. Je tembrasse très fort. Je taime maman. Je tenais à te le dire. Je tremble à la pensée dune belle catastrophe. Jaurais dû annoncer ça moi aussi à mon épouse. Je taime, maman. Mais il est trop tard. Nous sommes embarqués. Les hôtesses recommencent leur comptage. Arrivées au bout de lallée, elles constatent quil manque quelquun. On donne un nom. Cest bien ça. Il sagirait dune dame âgée. Elle était pourtant dans laéroport. Et maintenant plus rien. Certaines lont vue. Mais où donc a-t-elle disparu maintenant ? Le sifflement rejoue son air tragique et finit sa course en triturant son vrombissement dobus. Un attaché dambassade, peigné, cravaté et costumé comme un attaché dambassade, plaisante avec lévêque. Vous surveillez mal vos ouailles, Monseigneur ! On dirait quil monte la garde, un pied dans lavion, pour montrer à son supérieur combien il va lui manquer. En vérité, lambassadeur viendra juste après le chanteur pour qui seront tous les applaudissements. Les femmes, en attendant la brebis égarée, à tour de rôle se précipiteront vers le nez de lappareil. Car cest là, à lécart de tous, qua pris place la grande voix populaire. Quand arrive la femme, le soulagement est général. On applaudit. Pas trop fort, dit la femme au téléphone. Et si le chanteur se mettait à être jaloux ! Le lieutenant de lévêque, solide et rond comme une église avec sa coupole, vient dobtenir lautorisation de son supérieur pour faire dire un « Haïr mér » à ses pèlerins. En chur ! leur demande-t-il. Pour conjurer toute catastrophe, qui sait ? Sifflement, vrombissement et moulinette.
Commentaires
sur une mort dhomme
Tocsin tardif - Laugmentation des assassinats dans la république arménienne, leurs formes, leur caractère « inexplicable », leur « dissimulation » et limmunité des assassins sont à considérer comme des signes de mauvais augure. Pour la majeure partie de la population, ce climat de permissivité quasi absolue procure une impression dimpuissance telle quon lassimilerait à de lindifférence et à une perte de la citoyenneté. Dune façon ou dune autre, chez les intellectuels « engagés dans la chose publique » sest formée une indépendance desprit qui les affranchit du devoir politique et de lhumanisme le plus élémentaire, de telle sorte que le « je nai rien vu », le « je nai rien entendu » sont devenus pour eux un mode de justification morale. Toujours est-il que les violences qui avaient commencé sous les yeux de plus de 200 personnes dans le restaurant « Aragast », il y a peu, lassassinat authentifié qui sen est suivi, nont donné lieu à aucune tentative pour empêcher le forfait. Alors que dans ce restaurant étaient assis, en tout cas, les membres de la société quon ne peut considérer comme les plus passifs ou les moins connus. Ils ont regardé faire, à la suite de quoi, même après avoir eu la preuve de lassassinat, ils ont poursuivi leur soirée en toute quiétude. À moins quils aient fait semblant de continuer. À moins aussi quen vérité simuler était pour eux une manière de cautionner ce quon appellerait les « règles du jeu ». Après quoi, beaucoup dentre eux se sont mis à raconter dans le cercle étroit de leur milieu tout ce quils avaient vu, rendant plus épais le climat de peur et dangoisse qui, sans cela, règne déjà dans lesprit de la majeure partie de la population. On voit poindre à présent lattitude qui consiste à laisser « fuir les témoignages ». Or, les témoins oculaires du fait se connaissent pratiquement tous. Comment pourraient-ils se fuir mutuellement ? Même ces personnes qui manifestement étaient assises aux yeux de tous à la table de la victime, au point quelles auraient reçu elles aussi quelques coups, à peine rencontrent-elles une connaissance que, prises de panique, elles sempressent de linformer que justement ce soir-là elles ny étaient pas. Quest-ce donc qui nous fait peur à ce point ? Où est passé le système judiciaire crédité de moyens qui ont été tellement bafoués ?
Des rumeurs circulent selon lesquelles lassassinat a été perpétré par léquipe présidentielle des gardes du corps. Sil en est ainsi, où est le problème ? Le président a-t-il déclaré que ses gardes du corps étaient couverts par limmunité ? Et pourquoi les témoins ont-ils fait eux-mêmes le choix de cette immunité ? Mais ce fait est peut-être justement loccasion pour que soit le président montre ouvertement ses obligations constitutionnelles, quil est le garant constitutionnel de la vie des citoyens de ce pays, soit la population du pays rejette la passivité, limmobilisme afin de défendre ses biens, la vie de ses enfants et de ses proches contre un laxisme tout-puissant. Demain nous serons tous en danger, tandis quaujourdhui ce sont les témoins qui se sentent en danger.
Devons-nous continuer à vivre dans ce pays et de cette manière ? Nous sommes persuadés que la révélation patente de cet inacceptable climat de permissivité incitera la société à marcher vers le rétablissement de son visage moral et de ses valeurs.
Un groupe de députés et dintellectuels (déclaration figurant dans les journaux Iérguir et Aravot du 29 septembre 2001. Limage qui accompagne le texte dans le journal Iérguir représente une tête de requin)
Le devoir dinsolence
On me dit, ici ou là, quon na pas le droit, ah non ! de faire ça, tirer à boulets rouges sur le gouvernement dune jeune république. Rien de tel pour ajouter du mal au mal. Léconomie dun pays va quand son image politique est reçue à létranger cinq sur cinq, claire, nette et précise. Faut garder ça pour nous, les dégueulasseries domestiques. Éviter les éclaboussures. Éviter que ça gicle dans tous les sens. Sinon les enfoncés du pays subiront enfonçures plus invivables encore. Généralement, ces acharnés de la déhortation qui me sortent pareilles cascades de grogne sembrassent le groin sur leurs miroirs. Une fois dans leur existence, ils ont connu le pays : hôtels, restaurants et autocars capitonnés. Ruines, monuments, nature. Ça leur suffit, ces escapades avec appareil photo sur la bedaine, pour quils soctroient un certificat de donneurs de leçons. Jamais lu un journal, jamais vu un mendiant, à peine rentré dans une famille à cinq sous la journée. Faut pas tirer sur le pianiste, quils disent. Pas cracher sur le chef dorchestre non plus. Il fait ce quil peut, le chef dorchestre. Et le pianiste joue de concert avec lhomme à baguette. Pourquoi les embêter avec du détail, du monstrueux et de la souffrance, hein ! Mais parce quils nentendent pas la cacophonie quils nous fabriquent ! Et quils ont perdu loreille. Tandis que les oreilles des orchestrés souffrent le martyre. Dans le dos de ces cacophonistes, les insolences fusent. Les curs broient du noir. Ici ou là, les têtes se réveillent. On nen peut plus de voir tomber les hommes qui vous brisent une symphonie fantastique, un chant du départ, un concerto pour trombone et abois, un solo de jazz en faisant bzz comme des mouches. Le pourrissement institutionnel pénètre à présent les esprits. Tellement que certains, terrorisés par la puissance du maître-chanteur, vont se mettre à applaudir à chaque morceau de bravoure, ou continuer de vivre comme si de rien nétait. Ah ! les routiniers de la déroute. Cest quon a dénervé les citoyens. Mais les rares à pousser des gueulantes font feu de tout roi. Leur psychologie bout comme une marmite. Ils ne veulent plus sen laisser conter. Le monstrueux ne passe pas. Alors, ils gesticulent, et leurs pitreries dessinent des vérités politiques comme toujours quand les choses vont mal.
Et puis zut, soyons zazou, je nai pas à baiser la main des monstres sacrés. Les écrivains du cru, il faut le dire, saccommodent trop bien des avatars qui pèsent sur les blessures des plus démunis. Ça ne les étrangle pas les malheurs quils écoutent et quils voient. Ils adorent courir les réceptions. Certains nhésitent pas à serrer des paluches poisseuses. Sûr quils écrivent pour que leur nom deviennent place et leur corps statue. Jamais ça, se laisser ensorceler par les honneurs ! Jamais comme le chanteur de charme qui sest fait le client des médailles, des rosettes et des applaudissures. Où est la liberté de lil pour que la main fasse mot de la réalité ? Où est linsolente écriture qui traque lennemi sournois ? Cest que lécrivain nest homme ni des solitudes, ni des habitudes. Il a trop de vie pour se la couler douce dans laccoutumé. Ça lincommode à la fin latroce damnation des autres. Ne sait plus où donner de la tête. Tellement appelé quil deviendrait fou. Comment faire vite et loin, là où les temps sont gouffres. Il a du mal à écrire autrement quaffolé. Alors, quitte à être injurieux, quitte à insulter, à débloquer tout ce quil peut, il lâche ses chiens. Quils mordent ! Mais quils mordent les fauteurs de luxe insolent, les assurés hautains, tous ces heureux qui font leur beurre sur le supplice des piteux. Lécrivain a le verbe insolite, à savoir quil excède la parole dogmatique, quil veut la faire crever, lordure ! Cette parole qui vous monte le bourrichon avec des discours où les mots trinquent à la bonne santé du pays. Allons donc ! Jai des amis qui aiment léblouissant des cérémonies religieuses et nationales. Mais lécrivain ne palpite ni dans le ciel, ni dans lhistoire. Il a dix mille existences exténuées à défendre. Cest irrésistible cette manière quil a de diapasonner avec la cacophonie quil entend dans les corps. Car cest là sa musique, là son apagogie.
Suzanne
et les vieillards
Salle ronde de la Maison aux écrivains, avec portraits de grands auteurs disparus, disposés en couronne au-dessus de petits auteurs vivants, tous en cercle attablés. Le saint des saints de lécriture en Arménie. Cette conjonction vous a un air de rituel las, maintenu tant bien que mal en ces temps de catastrophes et de calamités. Livresse ny est plus. Ni le babil des enthousiastes, ni lhumeur des bourrus préparant leur tambouille critique sur un livre. On perpétue une tradition. Dans la grosse marmite de cette salle, les sorciers de lécriture font bouillir la sempiternelle confrontation des styles. Mais quelle vieillerie suinte sur les lambris ! Quelque chose décrasant qui vous casse le moral. Les livres ne se vendent plus en Arménie. Pourtant, on sobstine à écrire. Et lon trouve des moyens pour publier. Le président, amateur de basket-ball et de ski nautique, a même créé des prix dÉtat pour soutenir la création. (Soutenir, oui. Il arrive quun président ait de bonnes intentions pour mieux paver lenfer des citoyens). Je me demande qui a encore assez dhumour pour faire ça, publier. Probablement des gros, des petits, des laides, des puceaux, des vierges, des mauvais baratteurs ou des mal barattées. Et pour quel lecteur, je vous le demande. Pour quel voyage dans quel imaginaire ? Je vous le demande encore. Les gens ne pensent quà foutre le camp dici et réellement, sauve-qui-peut, à pieds, en bus, ou bien en se jetant du haut dun pont. Sous lancien régime, les tirages en poésie se faisaient par dizaines de mille. Maintenant, chacun est tiré par la peau de son corps vers la réalité des choses. Maintenant, pas le temps de lire ces foutaises, et pas moyen de les acheter.
Jobserve les portraits au-dessus de la grande table. Tous des mâles. Les têtes autour de la même grande table. Les mâles dominent en nombre nettement. Des chenus, des moins âgés, des jeunes loups aux yeux jaunes. Mais sur tous ces visages se lit la dureté des temps. Ils ont lamer sourire des écrivains assis sur leurs hémorroïdes, un sourire comme sil émergeait dune foule de crissements intérieurs. Et puis des jeunes femmes, toutes les unes près des autres, serrées comme des poulettes par temps froid. Des carrés et des rondes, en somme. Aujourdhui doit se juger le livre dune jeune poétesse. Mince plaquette avec en couverture trois portraits de la postulante, en versions façon informatique. Jai en mains cette chose mince avec des mots dedans. Simple et juteuse grenade. Je métonne de voir là tant de personnes pour quelques pages. La fauteuse est à droite de la rapporteuse. Celle-ci, voix fluette mais ferme, ni ne sembrase ni ne critique, avoue que cest pas mal. Alors, prend la parole une tête chenue pour dire quoi ? mais comment ? cette sexualité qui déborde ! Pornographie ! Pornopoésie ! Ce nest pas de la littérature ! Quest-ce que cest que ces problèmes de femme à longueur de page ? Prurits sexuels, oui ! Mise à nu des instincts ! Des bas instincts. Et mademoiselle en rajoute. Je pourrais en lire des extraits, comme par exemple cette page 17, ah, cette page 17 ! mais ce serait indécent. Pas de ça chez nous ! Non pas de ça ! Je lève les yeux. Certains portraits, au-dessus de nous font une moue indignée dapprobation. Dautres, ont lair amusé, comme sils disaient : « Lis-nous la cette page 17 ! Vas-y, vieux, lis ! ». Je cours à la page 17 :
Ah,
comme cest bon, les gars, comme cest bon
de me sentir libre et libertine,
Je peux vous découvrir mes seins si ça vous chante, que vous
deux en même temps
saisissiez fermement de vos lèvres dures,
et tortilliez fiévreusement mes tétins gorgés de sang,
tandis que je tiendrai den haut vos têtes avec mes mains,
et dans lexcitation même du péché, les gars, faites
en sorte
que je sois Dieu
Lauteuse à poésies, trente cinq ans, torse large, secoue sa chevelure et agitent nos rêves. Elle se déligote pour se débarrasser le corps des vieilleries canoniques. Et voici que des cagots fagotés de rhétorique lui font procès de ses épanchements amoureux. Je lis, je relis cette page 17 tandis que momies et fantômes disputent leur savoir vertueux à la pétroleuse. Sang féminin contre testicules soviétiques à peau parcheminée. Je lis, je suce au sein Sapho, Louise Labbé la baise, tandis que sest défait le cache-seins rouge de Hô Xuân Huong. Il suffirait, je me dis, que la poéteuse se défasse elle aussi devant tous ces confucéens à fesses froides pour quils sagenouillent à ses pieds. Et chacun à son tour, sinon deux à la fois, ils vous mordilleraient les tétons de leur madone. Ah, comme ils les mordilleraient ! Une lectrice prend la parole pour soutenir la dévergondée. Révolution dans notre littérature, dit-elle, aussi forte que la parution dAnna Karénine. Cen est trop pour un type au teint sec qui laisse déborder en rugissements indignés sa marmite cérébrale. Les poulettes, plume contre plume, font bloc devant les aboiements antipornographiques des barbons littéraires.
Le choc est rude et la chose entendue.