*
Avant-partir
9
octobre 2000
Javais écrit quun jour il ny aurait plus personne.
Les natifs du lieu, pris de délire obsidional, lauraient quitté
en masse. D'autres peuples auraient pris possession de cette terre-là.
Javais imaginé ça, car je suis un vicieux souilleur
de fanatisme national, un persécuteur de foi charbonnière,
ayant moi-même trempé tout jeune dans la soupe des émotions
collectives, tant javais, pareil à mes frères, été
nourri au pathos du génocide. Le pays idéal redevenu une géographie
primitive et barbaresque, cest ainsi que je lai vu, écrivant
sous lempire don ne sait quel délire de pythonisse. Cest
ainsi également que je me vengeais, sans doute, pour mêtre
un jour réveillé tout à coup comme un détroussé
qui aurait subi lobligation de croire à une version insupportable
de soi.
Aujourdhui, tous ceux qui reviennent de ce pays ont leffarement à la bouche. Le sauve-qui-peut est à ce point généralisé quon se demande comment font pour survivre ceux qui restent. Les aides ne suffisent pas, les malheurs sabattent en chaîne : tremblements de terre, guerre, blocus, corruption politique, manque de travail, sécheresse
Cest un temps de revendications muettes. Et je compte bien faire parler ça, les gestes étroits, les physionomies innocentes, les petites gens dans leur dégringolade. Non pour éveiller une pitié quelconque, ni pour grimacer avec les grimaçants, mais comme un faiseur décritures.
Longtemps ma retenu lidée que je devrais écrire un livre sur là-bas, qui évoquerait les funérailles dun proche, trimbalé, à cercueil ouvert, par cette avenue Sébastia qui monte comme une corvée vers le cimetière.
Toujours, je vous le dis, cette impression denterrement.
ROUGE : LES DEMANDEURS DEXIL.
(Voyage premier. Du 30 octobre au 13 novembre 2000).
Imposteur
Je vivais en grand imposteur dans ce pays où jétais venu jouer à lécrivain. Et jy déambulais, au gré de mes chaussures onctueuses, en quête démotions crues, ces tortures en sourdine dans lesquelles les corps et les crânes sencroûtaient. On a beau dire, on a beau faire, on ne sera jamais des leurs. Ceux qui montrent leurs moignons, à nous qui sommes complets, nourris partout, des couilles jusquà la tête, ils ne sont, à nos yeux fouisseurs, que des âmes en posture de vivants faisandés. Je les décris comme je peux, mais jamais aussi loin que vont leurs souffrances et toutes les amputations, les rétrécissements et autres mille petites chinoiseries quils subissent.
Méthode
Les robots qui travaillent positivement à la mise en civilisation de
leur pays ne mintéressent pas. Jai dit que je les éviterai.
Ils ne sont pas la chair sociale que meurtrissent les frayeurs du jour et
du lendemain. Ils rouleront toujours en aveugles dans leurs bagnoles opaques,
dilatés moins par leur conscience du tragique que par les redondances
de leurs fonctions, à peine obsédés par les abîmes
que les Haïs frôlent à chaque seconde, comme si les habitait
le sentiment atroce quils basculeront un jour ou lautre dans labjecte
monstruosité dune catastrophe. Non. Je préfère
men tenir aux effets des fausses notes sur le nombre, me déterminer
en fonction de là où les rythmes naturels de la vie saccumulent
en constipations délirantes, en essoufflements fiévreux, partout
où les âmes deviennent rageuses comme des bêtes. Sans oublier
ces impunités qui trafiquent lidéalisme pour en faire
une fantastique transmutation surréaliste du pouvoir. Je veux marcher
dans cette substance sociale, les yeux ouverts, aussi loin que possible à
lintérieur des esprits, épousant si je peux loisiveté
des paysages et la frénésie des êtres que hante le besoin
de survivre au marasme. Marcher sans but pour éviter de mentêter
sur des sujets pour journalistes, comme ça, au gré des nonchalances,
afin dentrer dans les labyrinthes et les coins obscurs des quartiers
et des gens. Le temps qui mest donné mest comme un petit
infini ouvert devant moi, pas de ces jours comprimés qui étrangleraient
une rencontre avec quelquun ou la contemplation dun lieu. De sorte
que pour moi tout doit soffrir comme une lecture, je dis les petites
choses autant que les grandes, les détails quon néglige
ordinairement autant que les atrocités qui sautent aux yeux.
Histoires
de Garo
«Jai du terrain, jai des poules et jai des lapins,
une maison, un cochon, et plein darbres fruitiers. Eh bien, on me donnerait
un billet davion à la place de tout ça, vois-tu, je partirai<
Jirai rejoindre mes deux fils à Los Angeles. Je sais bien que
là-bas, je regarderai la rue à travers une petite lucarne, mais
quoi faire ? Voilà six mois que je nai pas reçu ma pension
de retraite.Si je ne paie pas mon gaz, ni mon électricité, ils
me coupent tout. Ils ont le pouvoir, ils sen foutent.Jai construit
des ponts, jai construit des bâtiments, jai construit des
usines pendant quinze années. Et maintenant, je reçois en tout
et pour tout 8000 drams pour ma retraite. Même pas de quoi faire une
promenade.Moi, jai deux fils à létranger, jai
un jardin, jarrive à vivre. Mais les autres ?Il y a des gens
qui sont obligés de fouiller dans les ordures pour subsister.Les soldats
viennent la nuit nous voler des fruits. On le sait, on ne dit rien. On a pitié
deux.Un beau matin, on nous a changé largent. Vingt roubles,
cest dun seul coup devenu un dram. Et comme ça, ils nous
ont volé vingt milliards. Vingt milliards. Tous des voleurs, nos députés.Nos
héros, ils ont été tués par les nôtres,
pardi ! Tiens ! Monté. On la tué par derrière.
Comment ça peut se faire puisque lennemi était en face
?Un jour, on navait rien avec ma femme, Rien. Pas un seul dram. On ne
savait plus quoi faire. On était assis là, elle et moi. Et puis,
un voisin est entré. Il voulait prêter cinq mille drams à
quelquun ce jour-là, et il sétait demandé
à qui. Il a pensé à moi. Je lui ai dit que si cétait
pour changer de religion, je nen voulais pas. Tu sais bien, ces sectes
qui profitent de tout pour nous racoler. Moi, je veux garder ma religion.
Eh bien, heureusement, il était venu sans arrière-pensée.Cest
quil ny a plus beaucoup de travail dans le village, mis à
part lasile de fous quon a réussi à garder. De lusine
de tricotage, il ne reste pas grand-chose. Cest une femme qui la dirige,
et elle fait la loi. Elle licencie et elle fait entrer qui elle veut.Maintenant,
je ne vis quavec largent quon nous envoie de létranger.
Mes deux fils font ce quils peuvent. Ça nous vient sans quon
sache quand. Alors on attend la bouche ouverte tendue vers le ciel, on attend
que passe un avion. On attend, on attend
À la longue, on se fatigue,
on désespère. Alors, on ferme la bouche et on rentre chez soi.
Et cest à ce moment-là que ça tombe. Vivre comme
ça, cest pas une vie.Notre histoire, cest celle dun
homme qui avait foi en Dieu, une foi à toute épreuve. Et puis
voilà quun jour cest linondation. Leau monte,
elle monte tellement que notre homme se trouve sur le toit de sa maison. Une
barque sapproche, on lui propose de le transporter à terre. Moi,
quitter ma maison ? Jamais. Dieu me sauvera, jai foi en Lui. Vous pouvez
partir, il ne marrivera rien. Et leau monte toujours. Notre homme
grimpe plus haut et sagrippe à la cheminée. Autre barque
et même refus. Je vous dis que Dieu me sauvera. Jai confiance
en Lui . Leau monte encore, lhomme se noie. Arrivé près
de Dieu, il Linterroge. Je ne comprends pas, dit-il. Javais foi
en Toi, et tu mas laissé mourir ? Comment ça, lui
répond Dieu, je tai envoyé deux barques, et tu nen
as pas voulu ! »
Apocalyptiques
et béats
Ah, l'effronté! Le fou qui parle toujours en mordant ! Il est de ceux
qui refusent qu'on les enferme dans l'émotion rose et le pathos kitsch.
Ça l'étrangle, il respire mal sous la robe cocotte. Elle est
belle, dites-vous, l'Arménie ! Elle est la chouchoute à Monsieur
! Eh bien, non ! Monsieur n'y voit que du monstre. Il n'a pas de reconnaissance.
Ce qu'il respire ici, c'est du Shakespeare en pire. Ses yeux noirs pétillent
à la vue des acharnements sournois contre les simples gens tombés
dans la méchanceté hystérique de l'économie. Il
y voit de l'apocalypse partout. Les gros lards à grosses cuisses le
fâchent. Il accuse à hauts cris comme un enfantin. Le spectacle
flagrant du mensonge qui déluge sur tout le met en morceaux. Et c'est
là sa manière à lui d'être philanthrope.
Les autres sont enterrés dans la chaude béatitude. Ils sautillent, ils gambadent, ils raffolent de l'ordure comme une truie qui s'illumine le corps à la moindre odeur de sottise qui ferait grimacer un mécontent. Eux, ne souffrent pas. Rien ne les dégoûte. Ils ne se sentent ni dans le cauchemar, ni dans la farce, ni dans l'erreur. Du tout. Ils jouissent de la belle patrie qu'il s'invente, un genre de roman dans lequel personne ne bégaie ou ne hurle. Ils sont mariés inconditionnellement à leur appétit poétique, charnellement présent au sol qui les fait glousser de désir. Ça ne les fatigue pas de se nourrir de débrouille. Ils ont l'humeur toujours ravie, ne se bouchent jamais les narines, ni ne protestent. Et s'ils voient bien qu'on assassine, ils peuvent se serrer les mâchoires le temps que passe l'assassin. C'est l'esprit du pays qui veut ça, comme ils disent. Mais son âme flotte au-dessus, pareille à la procession des siècles. Quelque chose qui les rend sereins.
Un Nôtre Pays
(trois voyages en troisième Arménie)
Parution : février 2003
Aux éditions Publisud, 15 rue des Cinq-Diamants 75013 Paris
tél.
01 48 80 78 50
Extraits 1