La confusion règne à Erevan.
C'est une confusion dans les esprits savamment orchestrée par le pouvoir
en place. Les autorités usent et abusent de la télévision
sans jamais donner la parole à celui qu'elles accusent de vouloir détruire
le pays, en lui préférant l'homme de la rue qu'on choisit pour
propager la bonne parole, celle de l'indignation ou du rejet. Lévon
Ter-Petrossian ne peut s'exprimer qu'au travers des médias internationaux.
Mais l'Arménien moyen, ankylosé par des années de peur
et d'espoir rentrés, qui craint de parler librement au téléphone,
allergique aux désordres, alimente l'argumentaire de son conservatisme
en s'abreuvant d'images que la télévision officielle soumet
à sa " réflexion ". Or, le machiavélisme du
pouvoir consiste à masquer ses violations de la loi en faisant passer
ceux qui les dénoncent comme de dangereux énergumènes
voulant porter atteinte à la paix civile. La conférence de presse
donnée par le président au soir du 1er mars s'apparentait pour
le moins à une manipulation destinée à stigmatiser les
manipulations de ses propres adversaires durant les meetings de la Place de
la Liberté.
Pour autant, l'exaspération accumulée
depuis dix ans aura contribué à développer la conscience
politique d'une partie non négligeable de la population arménienne.
Ceux que j'ai vus Place de la Liberté et surtout hier, 1er mars, devant
l'ambassade de France, n'étaient pas des casseurs. Pas seulement et
uniquement des étudiants comme on le croit. Toutes les couches de la
population étaient représentées, est-il souligné
en première page du numéro de " Haykakan Jamanak "
daté du samedi 1er mars 2008. Certes beaucoup de jeunes, mais aussi
des hommes de tous âges, des femmes de toutes catégories, combatifs,
vaillants et pacifiques. Comme celle qui m'a interpellé, ce 1er mars
en me criant qu'elle était institutrice et que ses enfants étaient
sur écoute comme aux pires moments du KGB. À regarder les visages
de ces Arméniens, vivants, tendus, " espérants ",
j'ai reconnu que le sentiment qu'ils avaient été floués
lors des deux dernières élections semblait avoir décuplé
leur besoin de justice.
Mais que ces jusqu'au-boutistes m'aient donné
l'impression d'être à cran ne me permet pas de croire que tous
aient opté pour la violence. Lévon Ter-Petrossian a toujours
prôné une révolution pacifiste, non-violente et sans compromis
avec le pouvoir. Par ailleurs, au cours de ce rassemblement devant l'ambassade,
en début d'après-midi, j'ai vu un manifestant demander à
un " gueulard " de se retenir de crier " Serjik assassin !
", tandis que l'autre, visiblement éméché, poussait
son slogan comme un cri de vérité et de ralliement. Et comme
je l'ai déjà dit, des femmes et des hommes ont établi
un cordon avec leur corps entre la police et les manifestants pour éviter
tout débordement et tout affrontement.
Dès lors, comment expliquer les exactions
qui ont eu lieu au cours de la nuit du 1er au 2 mars ? Le millier de personnes
chassées à coups de matraques de la Place de la Liberté
étaient pour la plupart des gens originaires des provinces de l'Arménie.
Nul doute qu'ils éprouvaient assez de haine pour souhaiter en découdre
avec ceux qui avaient brisé leurs corps et leurs espoirs. Sous l'emprise
de l'alcool et n'ayant plus rien à perdre, ils ont brûlé
des voitures, brisé des vitrines, pillé des magasins…
Quand on connaît la désespérance dans laquelle se trouve
la paysannerie en Arménie, on peut imaginer qu'elle ait un goût
prononcé de vengeance et qu'elle choisisse pour l'exercer les symboles
de richesse, de réussite et surtout de ces " ententes " qui
paralysent le marché. Par ailleurs, la complaisance avec laquelle la
télévision officielle a montré ces images de destruction
conduit à penser que la tactique du pouvoir consiste à discréditer
Lévon Ter-Petrossian en montrant que son programme conduirait le pays
à la ruine. Quelle preuve plus vivante que le spectacle passé
en boucle de l'avenue Machtots jonchée des restes de vandalisme. Il
s'agit d'offusquer l'Arménien moyen et de le tirer du côté
de la répression. Enfin, même si les preuves manquent, on est
en droit de se demander si parmi les manifestants ne se trouvaient pas des
provocateurs appartenant au clan du pouvoir et qui auraient, sinon prêté
main forte aux casseurs, du moins donné l'exemple de ce qu'il fallait
faire.
Pendant que certains intellectuels intellectualisent les événements
majeurs qui se passent en Arménie sans jamais vouloir descendre dans
la fosse aux lions de crainte qu'ils ne salissent leur esprit critique, l'esprit
d'insurrection-résurrection fait son chemin, avec les bavures, les
incongruités, l'irrationnel, les confusions, les manipulations qui
accompagnent tout mouvement social orientant les gens vers une nouvelle espérance.
Oui, ce mouvement est dangereux car l'instabilité
intérieure peut être mise à profit par les ennemis naturels
des Arméniens. Oui, ces formes de protestation ont toutes les apparences
d'une révolution qui se cherche et qui tente d'inventer une nouvelle
société. Elle aura été engendrée par l'accumulation
des manifestations qui ont eu lieu durant ces dernières années
et qui ont échoué faute de rassemblement et de leader. Mais
sur qui pourrait-elle s'appuyer, sinon sur les étudiants, tandis que
la classe ouvrière n'existe pas, que la paysannerie a été
réduite à néant, que les intellectuels sont pour la plupart
à l'étranger, ou réfugiés dans un ailleurs qui
n'a aucun lien avec le réel ? Oui, Lévon Ter-Petrossian n'est
ni saint, ni blanc, ni meilleur que les autres. Mais en dépit de ces
mauvaises références historiques on devrait se demander pourquoi
tant de gens lui confient leur espérance de changement, pour ne pas
dire une vision de l'Arménie fondée sur l'équité
et le respect mutuel. Oui, on ne peut lui nier la volonté d'avoir raison
contre ceux qui lui ont volé le pouvoir. Oui, l'homme est narcissique.
Mais qu'avait-il à gagner dans cette histoire quand son confort matériel,
sa vie familiale, ses études lui ont donné des satisfactions
morales et intellectuelles qu'aucun homme sensé n'aurait hésité
à mettre dans la balance. Oui, le candidat n'a pas été
l'homme du rassemblement. C'est qu'il n'était pas non plus homme de
compromis. Or, tout laisse à penser que le combat qu'il mène
actuellement dépasse sa propre personne. Il est permis de croire aussi
que son message n'a pas été reçu par tout le monde pour
la raison qu'on ne lui aura pas laissé l'occasion de s'exprimer équitablement
par rapport à ses détracteurs. Il aura dû faire ses déclarations
au cours des meetings, quitte à voir ses messages réduits à
la portion congrue par une télévision aux ordres, obligé
de faire distribuer des DVD par ses militants pour montrer qui il est et pour
dire ce qu'il a vraiment à dire.
Reste à savoir ce qui vaut pour le pays. Est-il encore temps de choisir entre, d'une part, une destruction rampante et inexorable des libertés et de la société par un pouvoir qui concentre entre ses mains tous les modes de décision, et d'autre part une explosion de colère de tous les damnés de ce régime appelant l'Arménie à un sursaut moral pour une démocratie fraternelle, égalitaire, transparente ? Or, en revêtant toutes les apparences de la légalité, le régime actuel aveugle les Arméniens et les rend inaptes à réussir leur maturation démocratique. Mais en prenant conscience de ce système invisible de destruction, les Arméniens peuvent espérer se convertir en citoyens.
PS.
1) Histoire de fournir de l'eau au moulin de mes détracteurs, il me
plaît de remarquer que mon livre " Un Nôtre Pays ",
traduit en arménien sous le titre de " Ayl
Yergire Mer ", et qui se trouve dans les trois dernières librairies
d'Erevan, porte en couverture la reproduction d'une de mes aquarelles qui
raconte à elle seule les événements qui ont eu lieu au
matin du 1er mars. De fait, cette image, qui se rapporte à l'époque
où Arcady Vartanian tenait meeting ouvert, montre que la Place de la
Liberté a toujours été le cauchemar de Kotcharian et
que ses méthodes d'hier n'ont aucunement différé de celles
d'aujourd'hui. Je remarque que le libraire de Noyan Tapan n'a pas tenu à
l'exposer ouvertement et qu'il a pris soin de le dissimuler sous d'autres
livres. Chaque fois que je me rends dans cette librairie, je m'empresse de
le mettre bien en vue.
Autre sujet d'autosatisfaction, mon essai
" Nomadisme et sédentarité
" qui évoque de près ou de loin ce qui se passe aujourd'hui
à Erevan.
2) Et pour finir une histoire qu'on se raconte comme au bon vieux temps de Radio-Erevan. Kotcharian est enceint et porte dans son ventre Arthur Bagdassarian. Comme il s'ennuie un peu, Arthur commence à regarder autour de lui, quand tout à coup il aperçoit Artashès Geghamian. " Comment, tu es là toi aussi ? - Oui, dit Artashès, mais si toi tu es rentré par devant, moi, c'est par derrière."