Qu'est-ce que l'abstraction géonirique ?
Éléments de géographie onirique


Abstraction géonirique
(pour accompagner peintures et sculptures)

janvier - mars 2000

I
Abstraction vivante, la peinture. C’est ainsi que je la vois, vivante comme un fragment d’univers.
On peut, dès lors, se proposer de manifester les couleurs dans les formes que voudra bien leur dicter la nature, sans chercher à la copier, puisque c’est impossible.
Ainsi je la verrai agir, comme une matière animée de tropismes.
À moi reviendra seul le soin de fixer, dans le champ clos d'une simple toile, l’étonnement que procurent les transmutations picturales en travail, au spectacle de leurs humeurs, de leurs mouvements, de leurs pressions intimes.

II

Autour du Mont-Saint-Michel, l'océan se retire. Ça pousse vers le large des eaux qui lèchent les fonds bas.
Des dessins se forment…
Routes anarchiques, voluptueuses.
Sinuosités lascives qui seront toutes différentes d’une marée à une autre.
Formes nomades que la terre provoque au gré des reflux.
Traces nonchalantes qui développent dans l'esprit de qui regarde une intériorité immense.
Ainsi se marient les ocres et les mauves, selon d’intimes nuances, à tel point que les mots peinent à les dire.


III
Rien dans tout ça qui se montre figé.
La table des lois naturelles sert au regard le mouvant des mélanges.
Un dévoilement tout à coup, une vérité changeante et fixe.
Comment faire du mouvement dans le fond, au sein de la chose arrêtée, et placer sa peinture entre deux millièmes de seconde, entre l'instant qui finit et celui qui vient.
Montrer ce mouvement, en quelque sorte, en équilibre sur sa propre tension, le faire monter jusqu’au moment où tout pourrait basculer vers d’autres formes.

 

IV
Canaliser, c'est ce qu'il faut.
Faire entrer l'aléatoire dans une géométrie voulue.
Sur le rectangle d'une toile, ou dans un moule angulé droit, laisser faire coulures et mélanges, phase durant laquelle intervenir produit une occasion d'obstacle momentanée tandis que les forces mouvantes des couleurs ou des masses en confusion continueraient jusqu'à satiété leurs mariages.

V
J'ai tourné le dos au tableau, heureux des équilibres obtenus malgré moi, croyant en avoir fini avec lui.
Mais dans les temps d'après, la chimie de son côté a poursuivi d'autres chemins.
Au cœur de la couche vivante d’autres tonalités ont surgi.
Dans le caché des combinaisons moléculaires.
Une heure plus tard, je m'étonne de ne plus retrouver ce que j'avais reconnu comme satisfaisant.
Tout s'est joué dans l'épaisseur des métamorphoses, malgré moi puisque je n'étais pas là pour intervenir sur la déclivité du support, ni, par conséquent, sur le mouvement des masses au sein de cet enclos.

VI
Grand Prismatic Spring, du parc Yellowstone.
Œil bleu qui se dégrade en coulant dans les verts, les jaunes, les orangés.
Chevelures de rousse incorporant des traînées brunes ou des taches aux nuances indescriptibles.
Vu de haut le spectacle devient peinture.
Tableau géologique qui aurait poussé la folie à prendre ses aises dans le fantastique le plus débridé.
Ainsi considéré, le mouvement pictural humain ressemble à la conquête d'un espace offert au jeu des combinaisons chimiques les plus folles, même si pas si folles que ça.

VII
Coulures obsédées monstres qui rampent en aveugles vers quelque chose plus bas qu'elles vont baiser-embrasser-boire.
Des sculptures qui sembleraient des laves laissent apparaître ici ou là tel objet ou tel autre qu'elles auraient attrapé au passage.
Des sculptures comme des Pompéi en réduction, cette ville, j'imagine, qui laissait apparaître une colonne ici, un toit là, un pan de mur à peine, témoins d'un temps, morceaux opaques saisis dans une constipation.
Écoulement qui fait corps grimaçant. Redondances et creux abondamment caressés.
Expression, et des plus naturelles, quand s'ébroue la matière pour s'aventurer dans le vertigineux et, qui, à l'observer, ne lasse jamais.
Mon œil arpente la forme ainsi obtenue comme une description. Il dépèce, au moyen de ses capacités imaginatives, une cuirasse ondoyante ou parsemée d'angles, dans laquelle mille choses inconnues sont empêtrées, comme enchâssées au cœur d'une souffrance à jamais fictive.
C'est un saucissonné d'objets en pleine et ténébreuse gesticulation.

VIII
Je me réjouis à présent d'être à quelques jours de me trouver là où ça remue, ou ça bruit, ça dégaze, ça enfle, toujours à deux doigts de déborder et d'envahir les pentes laissées trop longtemps engourdies par la paix des pierres.
Volcans des îles éoliennes qui ont le génie des catastrophes, assoupis passionnés qui pétulent au moindre prurit.
Ce que je compte voir, plutôt que leur bouche baveuse, le manteau sec dégoulinant de leur magma, reconnaître des fleuves morts qui auraient roulé sans scrupule, ce trop-plein qui arracha la roche et fit jouer, après les refroidissements, les couleurs minérales apparues comme une traduction.


IX
Statuettes qui me sont venues comme de surprenantes concrétions naturelles.
Elles combinent angles et rondeurs. Et toutes sortes de choses…
Un concert de lignes figuratives et magmatiques, mêlant reconnaissable et chaos.
L'écoulement sensualise les formes.
C’est un dévergondage figé des fluides qui ne ressemble à rien.
Borborygmes de matière molle soudain saisie par le refroidissement ou la paresse.
Un ensemble qui réfute l'art et suscite, par ses propres convulsions, angoisses, tortures, mal de vivre.
Images de nos ivrogneries, épousant nos signes d'otages, tout le théâtre intime sans truquage ni carambouille, vraie démonstration de nos traques, de nos vomissures, vrai absolu supplice vers une transfiguration.

X
Chutes Victoria.
La tribu des Makalolo nomme le site "fumée grondante".
À peine si l'image photographique permet d'imaginer les bruits d'effondrement liquide.
C’est toute une brume, une brume effervescente, et qui se laisse colorer de tous côtés.
Des rais de lumière montent à des hauteurs où tout s'embrouille, dans un métissage convulsif des éléments.
Explosion de jaunes orangés et d'ocres, percés au ventre par un blanc qu'on dirait spirituel.

XI
Ainsi peindre…
Peindre, mais sans le truchement archaïque du pinceau, rien que pour accorder aux masses l’initiative des formes, rien que pour donner aux couleurs l'opportunité de se rencontrer.
Restent à l'homme, dans ce cas, le choix des couleurs, et leur dosage, et le balancement de la toile sur laquelle il les fera danser jusqu'à l'instant où leur fusion deviendra une joie pour le regard.
Reconnaissance mentale d'une scène révélée de l'univers.

XII
Bleus des glaciers antarctiques tendus par la musculature mouvante des indigos.
Ce sont des concrétions translucides que durcissent les froids et que rongent les vents. De ces fragments polis à l'air, mille et jamais répétés, qui montent en pointe à des hauteurs extrêmes dans un dégradé jusqu'au blanc pur, en courbes sensuelles si lisses qu'elles menacent d'effroi le regard même.
Des formations qui ne s'arrêtent jamais, proie des hasards climatiques qui prendront soin de les achever par la dilution.

XIII
Murs des façades fraîchement peints en Toscane, que je n’aime pas. Ni ce laiteux qui couvre la villa de Castello, siège aujourd'hui de l'Accademia della Crusca.
Mais toute mon attention à l’ocre jaune gâtée par les intempéries, comme à Cafaggiolo. Le temps casse les crépis et dessine des cartes.
L'œil collé au plus près du plâtre, on pourrait sûrement voir pleurer des couleurs. Spectacle combien plus humain que le fini arrogant d'un coloré neuf et uniforme.
M’intéressent peu les voûtes en majolique, les parterres carrelés, les pelouses parfaites aussi bêtes qu'un bitume.
Tandis que le satyre de la villa Rospigliosi, tellement offert au temps qu'il inspire la pitié, suinte le sale et le soleil, le front tendu vers l'espace.

XIV
Efflorescences picturales...
Elles échappent tellement aux mots que j'ai beaucoup de peine à les soumettre au carcan d'un titre.
Cent titres ne suffiraient pas à en avoir raison, rien que pour les imaginer.
Dans tous les coins, ça aboie, et ça veut déborder le cadre imposé.
Tant de choses y sont encloses qu'elles battent contre la muraille quadrangulaire, le reflux ramène tout vers le centre où c'est de nouveau le chaos.
Des trouées s'opèrent tant la lumière derrière fait rage et frange le profil des taches.
Et comme l'indiquent ces glissements nuageux des chromatismes, le tableau vit.
Écoulement si fort devant mes yeux que le consigner à un titre serait marquer son arrêt de mort.
Mais on veut ça, n'est-ce pas, couvrir d'un lambeau verbal la chair palpitante d'une surface peinte qui ne cesse de se peindre au gré du regard.
C'est que le spectateur est l'autre créateur du tableau, (jamais formule n'aura été aussi pleinement applicable à ça), le frère en création du « peintre ».

XV
Si je me laisse aller, je signe au bas du tableau.
Et je donne à penser que je suis le seul à avoir fait ça, alors que ces taches ont coulé si librement - même si ce fut au gré de mes impulsions - qu'elles me stupéfient.
Signer, c'est me faire le dieu arbitraire des couleurs choisies, toutes animées de fraternités frénétiques dans la seule enceinte de la toile
Impression d'exaltation démiurgique que j’ai ressentie dans l'infini moment où elle s'est emparée de moi.
De fait, c'est autre chose qui aura travaillé, plutôt que quelqu'un, et en l'occurrence moi-même.
Les couleurs, à peine étalées sur le centre de la toile, ont demandé aussitôt à occuper l'espace, le plus étendu possible, cherchant à le combler jusqu'à épuisement de leur matière et de leur énergie. Mais entre-temps, elles auront su jouer de leur dynamisme pour créer sous mes yeux stupides des inconnus vertigineux : métissages de tons, de lignes, de formes.
Devant ça, le besoin marchand d'une estampille, qui concentrerait sur elle la valeur d'une peinture, devient ridicule.
On peut admettre d'y consentir.
On regrettera à coup sûr d'avoir trahi en quelque sorte l'autonomie des forces en circulation.
Certes, on y était pour quelque chose. L'orientation des dérives, le brassage des écoulements, etc..., c'était nous. Mais l'essentiel nous aura échappé.
Le tableau aura fait son œuvre tout seul.
Quant à l'humaine intervention, ridicule autant que nécessaire.

XVI
Quand les rouges deviennent feux tourmentés, les bleus lambeaux d'une aube qu'on aurait mise en pièces, je m'enfonce et je me perds, je produis ma propre violence et mes déchirures, pris sous des pluies cendreuses, à l'intérieur des plis les plus énigmatiques du tableau.
Je vais, je viens, je me noie, j'entre en collision avec les noirs, je me dilue, je poursuis des jaunes qui se laissent pénétrer par toutes sortes de vagues développant des batailles nées d'on ne sait quel embrasement de ténèbres.
C'est dire combien tout m'accapare, me vide ou me remplit.
Et dans tout ça, c’est une profondeur d'univers qui me parle.
Se font et se défont des créations de matières picturales auxquelles mon œil n'aura jamais accès.
L'avantage de faire tanguer les chromatismes, de transposer en surface un développement de couleurs magnétiques, c'est de faire qu'un homme rencontre ses possibles et reconnaisse des signes que le tableau aura levés. Lequel montre des au-delà aussi lointains pour nous que familiers, comme s'il nous rapportait d'ailleurs des airs enfouis dans la distance, mais réels comme un morceau de nature animé par l'art combinatoire des chimies organiques.

XVII
Mon "morceau de nature » n’est pas celui des peintres soucieux de restituer une impression.
Ils voyaient le monde par le truchement de leur technique.
Ou bien ils s'enfonçaient dans l'ivresse des couleurs pour noyer l’œil au cœur des choses. C’étaient d’infinis mariages qu’ils voulaient rendre. Ainsi créé, leur mode de saisissement les mettait en mesure d'entrer dans le mouvement des formes qui dansaient autour d’eux.
Les fleurs ne seront plus fleurs désormais, mais de la matière lumineuse vibrante.
C’est en elle qu’il faut aller aussi.
Inventer les rythmes cachés au sein de l'infiniment petit, ou cheminer avec les grands écoulements magmatiques, vers les jaunes voluptueux qui délirent ou les ors des dunes marqués de près par les ondulations des ombres, ou bien encore accompagner les dégradés des émeraudes qui se déploient en voiles autour d'archipels verts frangés d'écume...
Alors, à imiter ces développements liquides ou ses écoulements secs, on sera à même de les produire comme de véritables œuvres d'art.
Sans compter que la matière partout la même dans l'univers peut nous conduire loin, si loin qu'on en viendra même à "faire" ce que les nébuleuses font naître au fur et à mesure de leurs déplacements, sous le seul effet du souffle qui les déploie.

XVIII
Dans le fond, ton abstraction, c’est bien plus une imitation du monde qu’un fait esthétique humain.

XIX
Traquer au plus près une écorce fera surgir des formes qu’on croyait accessibles par l’art seul. C’est un chemin qu’on emprunte et qui stupéfie à chaque pas.
L'étonnement t'anime en même temps qu'il nourrit ta faim esthétique. Et tu rencontres ça, non comme des figures agressives, à la manière des modernes soucieux de mordre le regard et de scandaliser l'esprit, mais comme des nouveautés amicales qui provoquent l’enchantement.
Devant l'écorce d'un vieux palmier Livistonia (photographie d’Oscar Forel). Des vermillons, des taches blanches venues à fleur, des éclatements de bulles mauves. Et l’impression qu’on ne serait pas très loin de trouver ça, comme en instantané, en d'autres lieux du monde (mais encore faudrait-il être là pour le surprendre), sur les déferlements de lave, parmi les ciels pris en flagrants délires d’effervescence, ou sur d’ autres fragments d’émotion chimique.

XX
Utiliser les voies du monde pour produire des équivalences avec ce monde réellement perçu.
Sinon comment, en une seule surface, réunir autant de passages d'un pigment à un autre, autant de vitesse dans les traits, dans la diffusion des nuancements comme sur la feuille du Strelitzia nicolaï ?
Rester, pour réussir, dans ses propres limites, et se contenter d'une élaboration picturale déterminée par de l'humain.
Écrire ou peindre, c'est s'inspirer sans chercher à reproduire, pour tirer vers une lumière commune les infinis qui se dissimulent en nous.

XXI
L’étrange amour entre les figures de mon tableau et l'insondable qui dort en moi.
Entre nous, de fluides couleurs et d'indéniables intimités.
On dirait que les éléments matériels nous pénètrent pour aller chercher au fond de nous des signes devenus tout à coup sensibles à l'esprit.
C'est une forme de musique qui fait monter des images et qui touche à des réalités bizarrement concordantes.
Et dès lors, on n’est plus très loin de penser que ce type de création correspond étroitement aux mêmes lois qui régissent la matière humaine.
Fraternité biologique entre nous. Loin des géométries, des symétries, et autres rationnelles abstractions.
N’y règne que le vivant, cet imprévisible qui obéit au secret de ses propres tendances, comme unique artisan des formes.

XXII
Le métallique eiffelien… Orgueilleux, obscène, squelettique.
Comme une pérennité de fer qui vous impose d’y croire.
Belle tromperie en somme. Car le vivant contrarie l'immuable désir d'éterniser le temps.
Nos constructions sont trop honnêtes. Tout entières fondées sur l'harmonie logique de leur forme, elles répondent à une rigoureuse nécessité.
Mais ce qui plaît à mon regard, c’est la lecture à vif de ces attractions qui font mouvoir les choses vers le chaos.
Trop d'homme dans ces édifices artificieux. Le voici, dans toute sa raideur rationnelle, associé à ces créations empesées, où le quantitatif prend la pose.
Pour ma part, seule m'excite la fluidité hasardeuse des éléments qu'un rien viendrait vite à déséquilibrer.
De la sorte, si je me laisse aller, j'imaginerais bien un tableau dont les couleurs, assez liquides pour glisser sans cesse et qui ne sécheraient jamais, créeraient des figures mollement délirantes au gré de leur seul tropisme, (et d'un support qui tanguerait selon des amplitudes variées).

XXIII
Les sociétés n'ont de cesse qu'elles nous modèlent à l'identique.
Elles y arrivent ou bien y parviendront un jour.
De plus en plus, je me comporte comme tous les autres se comportent, à pas forcés et contraints dans la direction du pas général.
Si je parle, c'est dans le charabia commun... Slogan, refrain et clonerie partout.
L'art lui-même, lieu par excellence du hors série, se copie à tout va. Le savoir-faire suffit au faussaire pour bluffer tout connaisseur.
Dans la nature, tout semble, à première vue, reproduction. Mais le rigoureusement identique n'existe pas. Trop d'influences, en combinaison avec l'échelle subtilement graduée du temps, fabriquent réellement la feuille, l'écorce, la chose même qu'élaborent en secret les lois de la chimie et de la physique organiques.
Toi aussi tu voudrais un art qui ne soit pas reproductible.
Le tableau conçu comme le champ clos d'une multitude de facteurs, si nombreux et si imperceptibles qu'ils échapperaient à toute calculerie, c'est celui-là qu'on aime à faire. Comme la feuille ou le fragment d'écorce, semblables aux autres feuilles ou autres bouts d'écorce issus du même arbre en apparence, mais en vérité uniques.

XXIV
Je ne veux rien créer. Inventer seulement.
M'immiscer dans le flux secret des choses, restituer par la voie des chromatismes, le graphisme géologique de la croûte terrestre ou bien, si possible, laisser deviner des lieux dans l'univers que notre univers intime reconnaîtrait.
Mais que peut l’art, dans le fond ?
Inventer, c’est faire parler ce qui est. Nous ne sommes que des révélateurs.
Et quand les formes créées paraissent se détacher du monde ordinaire, c'est pour ouvrir en nous-mêmes des brèches à coups de hache afin que nous soit donné un aperçu de nos rêves possibles.
Créer plus loin que cette limite, dans un au-delà monstrueux, c'est finir en abîme, cesser de retenir sa propre fascination.
Le monstrueux que je défends n'est autre que l'extension par l'imaginaire, jusqu'à des dimensions inhumaines, d'une parcelle d’univers réduit à la taille d'un tableau.
Pas seulement des chemins débordants qu'il faut prendre mais suivre des voies figuratives évoluant vers la folle description graphique de nos états profonds, les inconscients comme les intellectuels. Un mathématicien de l'infini trouverait là matière à visualiser les caractères impondérables de ses calculs.

XXV
Dans les paysages du monde, je me reconnais.
Étrange sensation d'une immensité qui part de moi et qui fait entonnoir pour se recueillir au fond de ma personne, sorte de fluide visuel qui coulerait dans mon esprit.
Et pour dire cette réunion de formes et de couleurs en un point dont je puis paraître la source, je n’ai pas de mots.
Peindre, c'est faire sortir de mon esprit en écho visuel un recueil de choses qui auraient pénétré en moi à mon insu.
Comme je suis eau moi-même et feu, au même titre que la terre, il semblerait que je me plaise à voir ces éléments vivre, c'est-à-dire nouer et dénouer des histoires organiques, laissant des traces, montrant des écritures ou simulant des danses aléatoires. C'est comme à grande échelle des écoulements de douleurs qui afficheraient leurs rythmes, leurs passions lentes, dans l'état le plus vif, ou celui enfin apaisé de leurs énergies. De sorte que les lignes ne se contrôlent plus. Et quand tout se fige, il reste ça, une étendue parsemée de taches comme on n'en fera jamais.

XXVI
Il y a un art contemporain. C'est vouloir échapper à cet intemporel sacré dans lequel croyait entrer tout artiste soucieux de saisir l'immuable au sein d'un monde fuyant ou d'une figure vouée à l'éphémère.
Aujourd'hui, on se doit de donner la parole aux choses les plus quotidiennes.
Certains font de l'art le seul acte qui soit à la fois humain, libre et transcendant. D'autres privilégient le déchet, le rebut ou l'ordure, manière d'éviter le piège d'une prétendue présence religieuse.
L'homme réduit à sa mécanique organique, c'est là ce qui leur faut.
Pour ma part, seul m'importe l'étonnement. Que l'œuvre d'art excite le mal dans ma conscience.
Concentré de silence où s’y disent mille choses et contre moi se heurtent par assauts désespérés.
Dans les paysages que je conçois, j'aime à favoriser ce don, quand se perçoit non pas une joliesse mais une certaine stimulation dès le premier contact de l'œil avec ces mouvements de couleurs. Alors les vertiges qui se créent mènent loin. J'y sens comme des vitesses à vivre.

XXVII
Revenir toujours au paysage, au morceau de nature, à l'objet du monde. Le réel seul permet de lire. Au-delà, l'esprit se désarticule.
Le réel...
Quitte à le retourner de manière à percevoir qu'il est là caché dessous. Nous partageons avec lui une même fraternité organique. C'est vrai que, de la sorte, je serai en mesure de voir en lui les montées de mes fièvres, ou les sinueuses caresses de la jouissance, les éclats de douleur, les équilibres intérieurs de mes joies, le noir de mes incertitudes...
Les rythmes du monde sont les miens.
La connivence du moi avec le tableau vient de ce qu'il constitue un signe au sein duquel communient de multiples réalités, dont le moi et le monde feraient partie. C'est dire qu'y figurent d'autres inconnues comme des formes encore mal déchiffrées. Cette vaste marge qu'on ne définit pas et qui se mesure à la fascination que suscite une œuvre. On s'arrête, on a du mal à s'en détacher, comme si le silence s'était mis à crier sous l'effet de votre seule présence.

XXVIII
Le texte qui s'écrit à propos du tableau, je le considère comme une valeur verbale de ce tableau.
Mais celui-ci n'en demeure pas moins indépendant de tout commentaire extérieur, aussi pertinent soit-il.
On aura beau multiplier les exégèses, on ne fera qu'effleurer cet incroyable ordonnancement de couleurs.
C'est une autonomie qui excite l'imagination autant qu'elle décourage la pensée qui souhaitait atteindre le tableau au cœur. De fait, celui-ci invite à son dévoilement en même temps qu'il produit autant de voies qu'on veut pour se laisser toucher par sa grâce.
Autour de lui les interprétations grouillent. Si j’écris à son propos, c'est pour démêler l'écheveau des questions qu'il répand, sorte d'inconforts spirituels dans lesquels il m’a plongé. Le bienfait est donc immense.
Les mots qu'il a fait naître m’ont permis de mieux l'approcher, sans jamais me l’approprier.


XXIX
Le réel n’a guère besoin d’intervention artificielle pour produire sa propre substance onirique. À quoi bon le « surréaliser » par des mots ou des collages douteux ? Il suffit de mouler son moi dans les lois du monde, actif-passif, pour retrouver cette primitivité de choses qui fait merveille.

XXX
Le peintre ennuie : il reproduit sa manière de tableau en tableau.
Tout son art consiste à chasser les éléments qui lui sont étrangers.
Par là, il se laisse reconnaître.
Mais l’activité artistique, loin de se prémunir contre la survenue des modes profanes d’exécution, suppose avant tout de les inviter à la table de travail. Dès lors de nouvelles formes s’inventeront.
On demande au peintre une construction géométrique, des lignes qui viendraient renforcer l’histoire du tableau. Pour ma part, m’intéresse le moment où l’accumulation des gestes étant devenue à ce point critique, l’artiste, tout à coup en déséquilibre, a dû composer avec l’organisation des formes comme si elles seules commandaient désormais le processus d’achèvement.

XXXI
Une rencontre a suffi pour déclencher un fleuve dans la tête. Au détour d’une page, dans un livre curieusement feuilleté, les yeux sont restés collés à l’expression « écoulements chaotiques ». Et voilà que l’idée est venue d’une écriture structurée comme une avancée liquide où se marieraient des histoires, des idées, des sensations, mais aussi des genres littéraires, tous les genres autant que possible, constamment en concurrence, se chevauchant à plaisir, s’immergeant ou reprenant plus loin leur nage jusqu’à épuisement de leur force.
C’est comme ça que je suis parti.
D’abord c’étaient des fragments quotidiens, réduits à leur jour de naissance. Puis sont arrivés les débordements, discours longs étendus sur plusieurs jours, puis sur le mois entier. En même temps, il fallait enfermer le style choisi pour qu’il ne se déroute pas à l’idée de se laisser embrasser par d’autres genres peu faits pour lui.
Mais les tentations étaient déjà là, à l’affût, attendant le moment pour bondir dans le champ d’écriture. De temps en temps, des intrus sont venus se mêler au courant principal. Arbres tombés dans la rivière, nageurs qui ont coupé en travers la force d’une série de textes entraînés vers l’aval, il y a eu des incursions insolites propres à étonner.
Je vois en grand maintenant, et tout un ensemble se déployer comme une composition anarchique et sereine qui évoluerait par saccades, sauts, embrassements, conflits. Tous les genres y sont convoqués, du poétique au théâtral, du politique au narratif le plus absolu, de l’élégiaque au mystique, tout ce qu’il faut pour dire le monde comme il passe à travers soi.

 

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