Un Nôtre Pays, livre rebelle.
par Antoine Zadouian

 

Ce livre m’a fasciné en partie pour son analyse affûtée de la situation en Arménie, de la souffrance qui en résulte pour l’auteur, mais aussi pour le peuple plongé dans un sentiment d’effarement, de douleur, de renoncement. L’intensité toujours présente du propos, sa violence tendue sur la crête de l’essentiel, lui confèrent des accents de sincérité évidents. Sans oublier cette attraction particulière qui opère sans rupture, ce magnétisme sans faille puissamment imprégné de force intérieure.

Des livres de cette qualité, dignes de susciter notre intérêt, devraient conduire à des rencontres, débats, prises de position, réflexions, motivations.

L’auteur use d’une langue inouïe, fringante, en dépit de la blessure héritée du passé – ce bannissement interne au seuil de l’insoutenable, cette souffrance à devoir constater le nouvel exode, l’hémorragie, l’errance, illusoire sursaut des enlisés...

La force de l’image sculptée d’arêtes vives, habitée d’un souffle rageusement poétique, aux antipodes du convenu, fait de certaines pages de vrais morceaux d’anthologie : Devant toi (94), Les jupes fendues (116), Papier d’Arménie (175), ou provoque une véritable béatitude d’écriture comme le texte intitulé Faire avec (178) qui vaut les Petites vieilles aux compassions baudelairiennes. Tout au long de l’itinéraire, nous est servie une multitude de citations fulgurantes, poignantes, avec cette décharge émotive, cette respiration de chaque mot, cette présence de l’humain qui suffoque :

« J’ai eu du mal à dire du mal de ces monstruosités sacrées.»

« Tout ça me coûte terriblement à mettre en mots.»

« Quelque chose de rigide en moi qui ne veut pas faiblir sous les coups des choses vraies.»

Comme une giclée violente, les adjectifs frappent, la bourrasque emporte le verbe, la phrase forcée d’accoucher là, à même le caniveau, portée par un vocabulaire foisonnant. Sans omettre la caresse des allitérations, des assonances somptueuses : cet amoureux de l’étymologie enrichit son texte de néologismes rutilants aux sonorités superbes, aux états d’âme subtils.

Son caractère flamboyant apporte une note d’apaisement et d’ironie inattendue. La sainte horreur de la répétition conduit à trouver du nouveau, à atteindre une plénitude heureusement servie par cette vision exploratrice qui est le propre des voyants. Il est vrai que la «rébellion sied à l’écriture artiste » avec cette montée de sève humaine :

« Il m’apparaît comme un homme habitant les silences et les solitudes »

« S’exiler, c’est se rendre infirme »

Le plus grand mérite de Denis Donikian est d’avoir osé le « devoir d’insolence ».

« Á quoi bon caresser ce qui râpe ? »

« La comédie des surhommes et des sous-alimentés »

« On se dégoûte à goutte et ça fait des rivières »

« Tous ces Haïs dont il a pollué l’espérance »

Témoin lucide d’un profond désarroi, l’auteur révolté livre une relation inhabituelle ; la pertinence, la véhémence du drame vécu revêtent le lecteur d’empathie, l’amenant à ressentir charnellement l’authenticité des faits. D’avoir eu à se prononcer, à recueillir une réalité sans complaisance, force est de reconnaître un auteur qui se distingue par sa singularité, une emprise qui ne se contente pas d’étaler des émotions : une densité palpable dans chacune des observations décrites.

C’est une expérience de lecture troublante où l’on puise l’énergie, la rigueur, l’inventivité d’un réel bonheur créatif, lequel refuse de rester à la place assignée par les conventions, contraint qu’il est de frôler l’orée du subversif.

Ce rebelle pratique une langue exceptionnelle qui donne à voir, qui donne à grandir ; sa colère use d’un humour féroce pour mieux dénoncer les erreurs, les errements des dirigeants.

C’est un témoignage entre fange et remugle, jubilation et âcreté, qui nous fait sentir la vibration des malheureuses bornes humaines, c’est-à-dire ce désarroi, cet enlisement des êtres chers à Tchékhov pour lesquels il éprouve la même compassion. Car ne nous y trompons pas : ce livre n’est qu’un long cri d’amour.

Denis Donikian a perçu, touché la rugueuse réalité. Revêtant la dépouille de Prométhée, en même lieu, avec la même douleur, le même arrachement dans l’obsédant devoir de rendre.

De grâce, parler de ce livre est aussi un devoir d’arménité !

 

 

 

Un Nôtre Pays - NAM N° 89

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Le livre de Denis Donikian, intitulé Un Nôtre Pays est une relation de trois voyages faits en Arménie en 2000 et 2001. Publié en 2003, il reste toujours à lire et à relire.