Car enfin, qu'est-ce qu'un intellectuel ?
Ce mot est l'objet de toutes les confusions de la part de ceux qui se croient
rejetés pour la raison qu'ils n'auraient pas eu la bonne fortune de
faire de hautes études, ni d'appartenir à la classe des gens
qui pensent, qui écrivent, qui intellectualisent le réel. Que
nenni ! Je ne décrirai pas par le menu l'origine sociale des membres
qui constituent l'équipe de Yevrobatsi. Et s'il en est effectivement
qui écrivent, d'autres n'ont pas besoin de cette pratique pour donner
à Yevrobatsi le ton d'un site qualifié d'intellectuel. Je dirais
même que ceux-ci ont parfois une démarche bien plus intellectuelle
que ceux-là dans la mesure où leur profonde connaissance de
la société civile autant que leur expérience de l'engagement
leur permettent de pointer du doigt les anomalies d'une communauté
productrice de souffrances, de manquements aux principes démocratiques,
de formes immorales de comportement. En ce sens, les femmes de l'équipe
ont la sagesse de rappeler à l'ordre les autres membres à l'instant
même où les idées commencent à prendre le pas sur
la vie. La guerre du Liban a illustré ce principe qui nous tient à
cœur de toujours donner la prééminence à la défense
des êtres humains contre la bêtise des va-t-en-guerre ou les agissements
visant à humilier les personnes, quelles qu'elles soient. C'est qu'il
n'est pas besoin d'avoir fait des études pour être un "
intellectuel ". Ouvrier, paysan ou autres, qu'importe ! Pourvu que la
faculté d'indignation et la vigilance d'une conscience ouverte restent
intactes pour combattre les dogmatismes à la peau dure et les cultures
qui tuent. Les spécialistes d'une pensée qui sent le renfermé
de leur cabinet ne sont pas forcément des intellectuels tant ils miment
les tics et les tocs d'une communauté ronronnante à souhait.
Partout où les Arméniens accusent un déficit d'humanité,
qu'ils en soient victimes ou qu'ils en soient acteurs, Yevrobatsi a choisi
de le dénoncer. Au lieu de s'en tenir à des ratiocinations esthétisantes
ou politiciennes destinées à épargner à la vue
des autres les plaies de la moderne Arménie, nous avons préféré
les montrer du doigt. Site d'intellos, oui, dans la mesure où ses lecteurs
ont à cœur de partager les mêmes indignations en osant cheminer
avec lui sur les mêmes voies d'une critique sans concession.
Tout laisse à penser que l'indignation
ne soit pas le monopole des seuls praticiens de la cérébralité.
On a vu des penseurs servir au meilleur de leur intelligence une idéologie
du bonheur humain qui réduisait les hommes à des bêtes
destinées à l'abattoir. Dès lors qu'on s'érige
en défenseur radical d'une cause, fût-elle généreuse,
humaniste, noble et tout ce qu'on voudra, on est sûr de verser un jour
ou l'autre dans la terreur. Si le meurtre en masse des Arméniens a
eu pour fondement l'instauration du bonheur turc, les survivants, même
les plus démocrates d'entre eux, forts de leur juste revendication,
encourent à tout moment le risque de transformer à leur insu
la reconnaissance du génocide en un dogmatisme de la nation ayant ses
prêtres et ses traîtres, séparant le bon grain arménien
de l'ivraie qu'on dira turque. Les discours qui réclament à
grands cris le droit des Arméniens à la reconnaissance de leur
dignité au point d'établir un code d'honneur quasi totalitaire
sont-ils encore dans le droit qui doit consister à reconnaître
à chacun la liberté de s'exprimer autrement ? C'est que la cause
défendue par les Arméniens est en passe de développer
une pensée collective avec ses lignes rouges et ses portes étroites
qu'on interdit à chacun de franchir sous peine de trahir l'âme
de l'arménité. Cette âme forgée à coups
de cris et de fureurs conduisant à la diabolisation des Arméniens
qui ont décidé d'agir selon leur propre conscience, à
savoir cette volonté de garder intacte une certaine idée de
l'homme. Certes, c'est l'humanité que les Arméniens défendent
en réclamant la reconnaissance du génocide de 1915. Par elle,
ils exigent le droit de se réapproprier ce visage humain qu'on leur
déniait hier en les qualifiant de " guiavour " et qu'on leur
dénie encore aujourd'hui à coups de mensonges. Et de l'humanité
retrouvée des Arméniens dépendra le degré d'humanité
des hommes d'aujourd'hui. Mais si les Arméniens faisaient de leur génocide
une affaire de politique revancharde, ils n'en finiraient pas d'empoisonner
l'avenir de la paix en réamorçant la spirale des terreurs et
des crimes.
Ce site - votre site - est modestement un
site intellectuel dans cette mesure où il va au plus vrai, dénonçant
si nécessaires nos démocrates de la censure feutrée,
nos racismes d'humanistes chrétiens, notre sens masculin de la famille,
nos absurdités de peuple aussi génial que narcissique, nos exploitations
du frère par le frère... Nous l'avons dit. Mais d'autant plus
intellectuel que notre site a sollicité nos universitaires les plus
en pointe dans les domaines qui intéressent l'arménité,
tant dans sa dimension historique que dans ses modes de fonctionnement actuel.
Certains s'acquittent fort bien de leur vocation à informer au plus
vite qui a besoin de l'être en redistribuant les nouvelles cueillies
ici ou là dans la presse nationale ou internationale grâce aux
moyens offerts par Internet. Des analyses, des interviews viennent éclairer
les gens qu'intéresse le fait arménien. Ils veillent, ils alertent,
ils agissent au plus près de l'actualité. Pour notre part, nous
avons préféré la profondeur au ponctuel, l'autocritique,
sinon l'autodérision à l'autodéfense, en portant si besoin
est l'attaque à l'intérieur des réalités arméniennes
plutôt qu'à se braquer dans ces querelles imaginaires qui sont
le lot des combats d'une idéologie contre une autre. Nous avons sans
cesse souhaité regarder les Arméniens en relation avec les hommes,
et plus précisément avec les peuples immédiats de son
histoire plutôt que pris en eux-mêmes comme objets de culte. Mais
surtout, nous avons eu la passion de nous comprendre en nous portant au cœur
de la chose identitaire. Dès lors, nous n'avons pas craint de faire
appel à des spécialistes tant d'origine arménienne qu'appartenant
à d'autres nationalités, avec l'impression que certains d'entre
eux trouvaient en Yevrobatsi un lieu où leurs travaux pouvaient être
consultés en permanence et tout à coup diffusés partout
dans le monde. Fidèle à sa vocation, Yevrobatsi a été
au service de ces chercheurs de l'ombre, n'hésitant pas à alimenter
le jugement de ses lecteurs en leur offrant les avancées les plus fraîches
et les plus autorisées dans tel ou tel domaine, en accordant à
leur texte le meilleur accueil, en respectant la moindre de leurs exigences.
En ce sens, le Colloque de Cerisy qui aura lieu à la fin du mois d'août,
et qui réunira des chercheurs arméniens et non arméniens
sur un thème où l'Arménie servira de paradigme, constitue
la preuve que notre site ne ronronne pas, mais se situe dans une quête
constante de réalité.
Notre site est d'autant moins un site intello
qu'il a promu d'authentiques démarches intellectuelles, en donnant
vie à ses colères comme à ses principes, quitte à
le faire avec plus ou moins de bonheur. Faute de moyens, il ne nous pas toujours
été permis de travailler sur le problème des femmes en
Arménie au-delà des simples informations les concernant. Mais
pour avoir constamment prôné l'ouverture vers la société
civile turque et principalement ce dialogue avec l'autre, Yevrobatsi a non
seulement été le premier site à afficher des textes en
turc, mais aussi à avoir fait preuve d'assez de prudence, de modération
et d'objectivité dans ses critiques et son ressentiment pour avoir
été perçu comme un point où l'ancrage d'un "vivre
ensemble ", selon mot de Hrant Dink, était devenu possible. En
ce sens, le dépôt de gerbes comprenant des Arméniens et
des Turcs d'origine le 22 avril dernier a démontré que Yevrobatsi
a réussi modestement en France ce que toutes nos commémorations,
nos associations, nos discours et nos livres souhaitaient en secret avant
d'espérer d'autres gestes plus forts et officiellement accomplis.
Ainsi la distinction est faite entre intello
et intellectuel, même si nos ennemis, aussi castrés du cerveau
qu'est active leur démangeaison jalouse et partisane, ne la comprendront
jamais. Reste à savoir qui fait le monde, qui le fait bouger, qui le
fait vivre, qui le fait être. Réponse qu'il ne me paraît
pas utile de souffler à l'oreille de nos lecteurs…
Juin 2007