Les meilleurs d'entre nous aiment à
dégommer le site Yevrobatsi en le taxant de site intello, c'est-à-dire
de site pseudo intellectuel, le o ayant ici valeur péjorative. Faute
d'être dotés de réels moyens intellectuels et d'informations
de première main pour être à même d'élaborer
une critique objective, ils s'en tiennent au mot qui déclasse dans
le but de tuer le méchant petit cafard, prenant le détail pour
le tout, sans aucun souci ni de l'exhaustivité, ni des nuances. Car
ce genre de travail intellectuel les fatigue, forcément. Pour marquer
ce type d'attitude, on devrait évoquer le mécanisme génocidaire
qui consiste à réduire l'autre à une injure (guiavour
! cancrelat !) avant de le supprimer. Ici, l'acte déterminant la suppression
physique de l'autre n'existe pas. Mais cette suppression est d'ordre social
et symbolique. Dénigrer revient à chasser l'autre de la conscience
du groupe en se fondant sur les critères qui fondent ce groupe. Les
Arméniens de la diaspora sont des experts en la matière qui
prennent appui sur la défense frénétique de leur génocide
érigée en principe d'unité et d'identité pour
anathémiser ceux des leurs qui osent ouvrir des voies inhabituelles.
C'est ainsi que les mieux intentionnés
de mes " frères " avec lesquels je partage le même
-ian en fin de nom, dans un forum, ont déploré en ces termes
: " l´éloge fait par DD à un représentant
de la CRAT, un négationniste en puissance ", le fait que j'aurais
décliné toutes les qualités d'un négationniste,
en l'occurrence le rédacteur en chef du site Turquie Européenne.
L'art du raccourci n'est pas un art mineur, je l'ai déjà dit,
c'est un art tueur.
On ne saura pas où, ni comment, ni
pourquoi je me serais abaissé à ce genre d'exercice douteux.
À moins que l'auteur de ces mots ne s'appuie sur l'article que j'avais
précédemment écrit sur le livre de Hrant Dink Être
arménien en Turquie qui commençait ainsi : " Oui, excellente,
salutaire et précieuse l'initiative conjointe de l'Association Turquie
Européenne, de la direction du journal Agos et de l'éditeur
Dominique Fradet qui a conduit à la publication, deux mois après
son assassinat, des écrits majeurs de Hrant Dink, destinés à
creuser le sillon d'une réconciliation des peuples arménien
et turc par la mise au jour des obstacles, des incompréhensions et
des nœuds de leur histoire. "
Si quelqu'un voit dans cette phrase un soupçon
d'éloge d'un négationniste, je serais heureux qu'il me le montre
du doigt. Mais que ne s'est-il étonné, notre Obélix pourfendeur
de négationnistes, que Turquie Européenne ait été
associée à Agos pour publier le livre de Hrant Dink ? La famille
biologique et la famille d'esprit de Hrant Dink auraient-elles été
à ce point aveugles pour fricoter avec un site négationniste
? Hrant Dink aurait-il été lui-même un négationniste
qui, de son vivant, donnait ses articles à Turquie Européenne
pour qu'ils paraissent en traduction française sur son site ? En tout
cas, on est en droit de supposer que, par son geste, Hrant Dink affirmait
sa confiance en la personne du rédacteur en chef du site Turquie Européenne.
Qu'on m'explique alors pourquoi, lui qui était d'ordinaire si prudent,
écrivait régulièrement sur se site ? Cela voulait-il
dire qu'il avait une approche du rédacteur en chef que n'avaient pas
ses " compatriotes " de France ? Qu'il avait sur lui des informations
que les informateurs formatés de la communauté arménienne
n'avaient pas ou ne voulaient pas avoir, pour mieux figer l'homme à
une époque peu glorieuse où il défendait bec et ongles
sa chère Turquie contre ceux qui avaient toutes les raisons de la haïr.
Reste à savoir si un négationniste d'hier a le droit aujourd'hui
sinon de se repentir pour le moins d'évoluer selon ce que lui dicte
sa raison. Reste à savoir également si les Arméniens
ont assez de psychologie et font suffisamment preuve de tolérance pour
permettre à l'autre de se retourner et de voir en conscience le génocide
tel qu'il fut et non tel qu'on le lui a enseigné.
Ce génocide a perverti le bon sens
des Arméniens en ce qu'il les a entraînés dans les voies
de la réaction épidermique. Dire de DD qu'il fait l'éloge
d'un négationniste revient à effacer brutalement tout ce que
ce même DD a écrit dans ses chroniques contre le négationnisme
depuis les premières heures de Yevrobatsi. Sans oublier ces dizaines
de fiches présentes sur ce site et sur son blog du Monde en ligne concernant
le génocide. Nul ne s'est interrogé de savoir comment la même
personne pouvait écrire et agir avec autant d'impudeur et de contradiction,
alors que le moindre examen aurait permis de révéler au contraire
une volonté de cohérence dans la parole et le geste qu'elle
fait naître.
Cette tempête contre ma personne a été
soulevée par une phrase écrite à la fin d'un article
sur les élections en Arménie intitulé : " J'ai été
observateur aux élections législatives en Arménie ".
J'écrivais en effet : " Pendant ce temps, notre diaspora se distrait
tragiquement avec son joujou de génocide 365 jours sur 365. Ce qui
arrange en Arménie un pouvoir qui a tellement le souci du peuple qu'il
trouve toujours le temps de mener à bien ses grandes affaires et ses
basses besognes en toute quiétude. Qui répondra à l'appel
pressant des citoyens manipulés, écrasés, résignés
malgré eux et pour tout dire violés, en état d'exil politique
permanent dans un pays où rêvent de vivre les exilés de
luxe d'une diaspora coupable de rêver l'Arménie et responsable
du mal-être des Arméniens ? Car ce n'est pas d'argent dont les
Arméniens ont besoin, ce n'est pas de routes, ce n'est pas de boutiques
de luxe, mais de démocratie, d'une démocratie vivante, transparente,
humaine et souriante pour tous. "
N'en déplaise à ceux que cette phrase n'a eu pas l'heur de réveiller de leur sommeil génocidaire, je ne la renie d'autant moins que je suis moi-même un Arménien de cette même diaspora qui se distrait tragiquement etc… Que c'est moi-même que les intellectuels arméniens ont directement accusé en Arménie pour vouloir donner au génocide une importance propre à occulter le grave déficit démocratique qui affecte actuellement le pays. Non, cette phrase n'est pas honteuse sinon de cette honte que m'inspirent nos puristes thanatomaniaques qui négligent délibérément le vivant et laissent en souffrance les humiliations politiques que subissent les Arméniens d'Arménie. On ne me fera pas croire que l'identité arménienne est dans le seul combat pour la reconnaissance du génocide, même si elle exige de nous de rester en éveil 24 h sur 24 et d'explorer des voies nouvelles. On ne me fera pas croire non plus que le génocide ne soit pas instrumentalisé par les dirigeants d'Arménie pour qu'ils aient les coudées franches et trichent à leur aise à jouer aux cartes le contenu de la démocratie.
mai 2007