Le point de vue de Cyrano
Je chevauchais dans la plaine du Taratat en direction de
l'Iranie, quand tout à coup la brume s'étant levée, j'aperçus
quoi ?
Ce nez !
La chose, visiblement, faisait concurrence à mon appendice. Une belle
Arménienne, que j'eusse voulu courtiser, assurément aurait ri
du ridicule de mon petit rocher auprès de l'immense voisine. Il me
serait impossible d'échapper à la comparaison tant qu'allait
durer mon parcours sur ce fond de pyramide naturelle. J'avais beau baisser
mon chapeau sur ma cheminée en vue de la couvrir, l'autre me toisait.
Je me sentais mesuré à mes dépens. J'avais trouvé
rival plus hippocampéléphantocamélos que ce piètre
animal qui exhibait sous mon front tant de chair sur tant d'os. Pourtant,
la belle à qui je demandais mon chemin fut heureuse de l'ombre que
je lui fis avec mon parasol. Un moment, elle me crut Arménien. Il faut
dire qu'ici, les autochtones ont des nez qui ne sont pas de nains. Ce sont
leur gourvernail qui les aide à humer leur terre, à vivre continuellement
de son parfum et à s'orienter vers elle où qu'ils se trouvent.
Quand ils vont à cheval, leur figure de proue fend si bien l'air ou
le vent que tout leur corps semble pénétrer dans la faille d'un
mur, comme s'il brisait toute résistance. Certains, qui me saluent
comme un frère magistral, me donnent du maître et m'accordent
l'esprit qu'ils croient tout entier compris dans mon avancée de chair.
Les femmes, encore elles, qui ont des imaginations réalistes, voient
dans mon nez un instrument à turgescence permanente qu'elles brûlent
d'essayer sur-le-champ pour des expériences qu'elles doivent juger
à nulle autre pareille. Sitôt que la poussière, car il
en est ici de redoutables, me titille le fond des narines jusqu'à les
mettre en feu, je pétune, faisant reculer à cent lieues les
braves venus admirer mon enseigne. Les enfants se baissent tant pour regarder
mes trous que je croirais déceler chez eux l'envie de les visiter comme
des grottes et de s'y réfugier. Sans compter les gynécologues,
qui me demandent d'y aller voir, supposant que je pourrais, avec ma permission,
mettre au monde des Arméniens plus typés, je veux dire plus
en vue de nez, si l'on me passe l'expression. Il est vrai, m'avouèrent-ils,
qu'après Arno Babadjanian1, qui avait l'appendice plus symphonique
que sonatine pour enfants, les nez arméniens se normalisent de plus
en plus, à la grande déception des femmes qui aiment naturellement
le lyrisme et l'emphase des débordements ithyphalliques que leur beauté
aspire. C'est dire comme ce pays me plaît. Déjà, on me
demande en mariage. Les rivales se bousculent à mon portillon. Un harem
? J'y songe. Même si ce n'est pas trop chrétien de monter son
haras. Le pays y trouverait son compte. Le président d'ici, même
le papolikos2, le chef de leur église, lequel n'est pas trop regardant,
m'y engagent avec insistance. C'est que l'Arménie, en état d'hémorragie
démographique, y aurait grand besoin. Mais comment vivrais-je dans
une rivalité permanente avec ce Tararat, si beau, si fort, si magnifique,
mille fois mieux monté que moi ?
*
1 Célèbre pianiste arménien.
2 Voir la note 4 du N°31.