" On va tous vous brûler… "

posté le 29 novembre 2004

Nous autres Arméniens, nous savons que la vérité n'est jamais assez vraie pour donner droit à la justice, ni le crime jamais suffisamment monstrueux pour condamner le criminel. Que la haine raciste n'est pas soluble dans l'humanisme européen. Que l'esprit démocratique a un devoir de vigilance impératif et catégorique s'il veut se garder de ses ennemis. Car les moins démocratiques des pays sont prêts à tous les déguisements pour exercer leur prédation sur les biens de leurs voisins acquis au fil d'une lente et raisonnée conscience de l'histoire.

Pourquoi l'entrée de la Turquie dans l'Europe inspire-t-elle dégoût et rejet aux Arméniens de France plus qu'aux Français eux-mêmes ? C'est qu'un siècle d'impunité durant lequel la Turquie a masqué son forfait à coups de mensonges, de menaces, de chantages et de ruses, a donné aux Arméniens, toutes générations confondues, une sensibilité particulière qui les rend aptes à dire le vrai, quitte à se faire passer pour les rabat-joie d'une Europe en marche.

Non, messieurs les démocrates, le négationnisme n'est pas soluble dans l'esprit européen. Et la Turquie négationniste n'est pas soluble dans la démocratie. Et si elle n'est pas européenne, c'est pour la seule raison qu'elle a tracé elle-même ses frontières idéologiques par la pratique de la discrimination et du crime. La Turquie veut engrosser l'Europe en la payant comme une putain. Et cette Europe est prête à saborder sa dignité en se laissant imposer un désir économique qui utilise toutes les voies pour aboutir à ses faims.

Pour nos démocrates, dire non serait faire preuve de repliement sur soi. Le rejet a mauvaise presse et donnerait mauvaise conscience. Et voilà comment le candidat controversé ruse avec ce mythe très bergsonien de l'ouverture pour forcer les portes européennes. Les Arméniens qui disent le vrai sont les fous d'une Europe assez imbue d'elle-même pour croire que ses idéaux humanistes ont le don d'assimiler la criminalité négationniste. Disant le vrai, ils sont effarés par l'aptitude à l'ignorance dont font preuve les hommes de presse ou de la politique, qui raccourcissent l'histoire massivement monstrueuse par des mots inadéquats, des guillemets honteux ou des doutes incongrus au seul profit de leur ivresse d'avenir ou de leurs intérêts mercantiles. Car les médias français qui font volontairement le jeu d'une propagande négationniste sont ni plus ni moins eux-mêmes négationnistes.

Certes, le peuple turc n'est pas assimilable à la Turquie. D'aucuns, parmi les nôtres, cédant à leur propension à dire non au non, défendent avec justesse cette raison démocratique qui point dans le paysage politique d'un pays croissant sous la botte. Préalable ou pas préalable que cette reconnaissance du génocide ? Or, l'expérience montre que les États de la Turquie ont affiché leur constance à toujours compter avec le temps pour que les Crimes fondateurs du pays disparaissent dans la conscience du monde occidental et se diluent dans la résignation des Arméniens eux-mêmes. Si l'intention du crime fonde le crime, que dire de l'intention de le nier ? Il n'est pas pensable que la Turquie lâche prise après avoir fait un si long chemin dans le déni et ne tienne la barre négationniste jusqu'à l'extinction du dernier des Arméniens. Mieux, son arrogance demain s'exercera en terre européenne pour harceler jusqu'au bout dans leur chair, leur histoire et leurs monuments les ultimes gardiens de la mémoire arménienne.

Ce qui, à Valence, a pu frapper un observateur sensible à ces questions, c'est la violence des propos (" Nos parents ont massacré vos parents et on va finir le travail ", " Sales Arméniens, on va tous vous brûler et on va brûler votre centre "), la jeunesse des agresseurs et des agressés, l'impunité manifeste dont ont joui les premiers (pour deux d'entre eux, deux heures de retenue au commissariat puis libérés sous la pression de jeunes Turcs venus en nombre), la minimisation de l'affaire par la police (qui n'est pas intervenue malgré un coup de téléphone dès les premières échauffourées et qui a assimilé l'agression à une rixe), la volonté de ne donner aucune suite pénale à l'affaire (aucun jour d'arrêt maladie pour un bras cassé), et pour finir, le déni qui conduit à semer le doute dans l'esprit des journalistes et à faire de la victime un coupable par provocation.
Les événements de Valence sont les prémices des affrontements qui attendent l'Europe, que la Turquie y entre ou non. Pour commencer, entre les jeunes générations de Turcs sous-informés, éduqués dans le nationalisme, et les jeunes générations d'Arméniens profondément affectés par le négationnisme ambiant. Les signes avant-coureurs étaient lisibles dans la dégradation des monuments dédiés aux victimes de 1915. Permanentes en Turquie où l'on s'exerce au tir sur les vieilles églises arméniennes, épisodiques en France à Alfortville et sur le socle de la statue de Komitas recouvert d'un drapeau turc, ces formes d'humiliation ne montrent rien d'autre que la volonté d'effacer l'homme arménien de l'humanité même. Déjà ont lieu dans les écoles françaises où est enseigné le génocide, des querelles entre adolescents turcs et adolescents arméniens. Comme il a été dit dans l'une d'elles, les hommes reprocheront toujours à d'autres hommes d'être vivants… encore vivants. Trop vivants.

 

Yevrobatsi

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