Les clés d'une mentalité collective par laquelle se définit
un peuple sont-elles indissociables de son système éducatif
? À lire l'article du Monde en date du 13 octobre dernier sur la réforme
de l'enseignement en Turquie, il semblerait que le délire obsidional
qui sous-tend la société turque d'aujourd'hui, la paranoïa
qui consiste à se croire entourée d'ennemis et qui développe
en contrecoup une très dure sensibilité nationaliste, seraient
directement liés au culte d'Ataturk dont l'allocution mettant en garde
la jeunesse contre les puissances prédatrices aurait contribué
à rendre les Turcs méfiants à l'égard de tout
ce qui vient de l'étranger. Or, cette allocution figurerait au début
de tous les manuels remis aux enfants du pays.
Cet endoctrinement vieux d'environ 90 ans
ne devait pas être sans conséquences tant sur l'avenir économique
et politique du pays que sur les mentalités.
En effet, les visées européennes
du pouvoir en Turquie trouvent aujourd'hui leur premier obstacle au sein même
de la société civile qui pourrait préférer le
repli sur soi aux ennuis que ses obligations démocratiques et leur
cortège de bouleversements pourraient lui offrir en cadeaux. Beaucoup
se demandent déjà ce que l'Europe serait en mesure de leur apporter.
Sans oublier la peur d'un dépècement du territoire national
que brandissent les tenants du négationnisme concernant le génocide
arménien.
Dans l'interview que nous donnons à
propos du village de Soloz en Turquie, il est dit que ses habitants ont peur
de se sentir à nouveau expropriés, dépossédés
de ce qui leur fut donné en échange des terres qu'ils avaient
dû quitter dans la région de Drama, non loin de Thessalonique,dansle
cadre d'un transfert de populations.
Or, les premiers sinon à le savoir,
du moins à le sentir - car le savoir peut aussi être affaire
d'intuition - et qui éprouvent le sentiment de vivre sur des territoires,
dans des maisons volés à d'autres, ce sont les Turcs eux-mêmes.
Sans parler des personnes - femmes, filles et enfants - qui ont été
" prélevées " parmi les déportés arméniens
pour être intégrés de force dans des familles turques.
Peu à peu, ces phénomènes
glisseront immanquablement de l'intuition et du malaise à la connaissance
historique du fait. C'est dire combien la société turque qu'on
a cru renforcer sur les bases d'une idéologie artificielle est en définitive
construite sur du sable. Avec le temps, le vol revient toujours frapper à
la porte du voleur.
Dans le même entretien, Burçin
Gerçek, journaliste d'origine turque, rapporte un propos entendu lors
de la conférence de Bilgi à savoir que si les Arméniens
souffrent d'un traumatisme, les Turcs souffrent d'une paranoïa. On connaissait
la blessure des Arméniens, on pouvait ignorer les peurs dans lesquelles
les Turcs s'étaient enfermés. Or, les Arméniens comme
les Turcs ont bu au même poison d'une mémoire non reconnue ou
refoulée. La société turque tout entière, dit
en substance la journaliste, est empoisonnée par l'impossibilité
d'avouer son histoire au monde. Dire le mal qu'on a fait, c'est souffrir,
mais c'est aussi grandir. La Turquie veut l'Europe sans avoir à supporter
les douleurs de son propre enfantement aux valeurs européennes.
Si le syndrome de Sèvres est pour les
Arméniens le ressenti d'une injustice et d'une frustration, son pendant
turc serait la peur d'avoir à affronter un jour ou l'autre la vérité.
La rencontre de la Turquie avec l'Europe montre que le pari d'une société
monoethnique obtenue et encore recherchée à grands renforts
de massacres, de tabous, de falsifications de l'histoire et de négationnisme
forcené est un pari perdu. Elle montre aussi que les Arméniens
autant que le peuple turc ont un intérêt à jouer le jeu
des valeurs européennes, si tant est que les uns et les autres s'y
impliquent loyalement, si les premiers insistent pour que cette Europe-là
existe en droit, si les seconds accordent la prééminence à
ces mêmes valeurs avant toute considération d'ordre économique.
En ce sens, il faut exiger de l'Europe qu'elle soit fidèle à
ses principes pour qu'elle serve de thérapie aux cultures malades de
leur passé.
Dans cet ordre d'idées, la volonté
d'Ankara de faire bouger le socle du culte voué à Ataturk dans
le domaine de l'éducation est de première importance. Voilà
une autre entrée par laquelle la reconnaissance du génocide
peut pénétrer au sein d'une population dont l'ignorance en matière
d'histoire est le fruit d'une éducation programmée, comme le
souligne Burçin Gerçek dans l'entretien qui nous a été
accordé. Avec la conférence de Bilgi, avec ces Turcs qui reconnaissent
avoir eu des grands-parents arméniens, avec les déclarations
d'intellectuels comme Orhan Pamuk, Elif Shafak, Müge Göçek
ou Halil Berktay, avec le combat de gens comme Hrant Dink ou Ragib Zarakoglu,
avec les livres qui se publient, la refonte du système éducatif
en conformité avec les standards européens, offre une nouvelle
voie à l'histoire du génocide vers la conquête des esprits
et la libération de la parole.
Certes, il est indubitable que dans un premier
temps, les thèses négationnistes ne fassent aucune concession
dans ce sens au sein des manuels scolaires. Mais tout sera dit en creux, ne
serait-ce qu'à propos même de la notion de génocide ou
des génocides reconnus comme tels. C'est dire qu'en n'évoquant
pas le génocide arménien, le génocide arménien
sera plus que jamais présent. Un jour ou l'autre, à l'image
du principe des vases communicants, la masse des pays ayant reconnu le génocide
viendra forcément envahir le seul qui sera resté vacant en s'obstinant
dans un négationnisme devenu à la longue ridicule et improductif.
Pour autant, les Arméniens ne sont
pas exemptés de devoirs envers ces valeurs européennes sous
les fourches caudines desquelles ils voudraient voir passer la Turquie. Que
les Arméniens aient aujourd'hui le droit de leur côté
n'implique pas qu'ils aient tous les droits. Certes, contre un État
qui durcit le ton de ses déclarations négationnistes, les Arméniens
ont à se montrer aussi dur, à n'accepter aucune concession,
à faire entendre leur voix partout où leur dignité est
attaquée. Mais comment se comporter à l'égard de gens
qui sont, dans leur vision de l'histoire, les victimes d'une propagande et
d'une menace permanente de jugement ? Il est un fait qu'en ce qui concerne
l'histoire du pays, la plupart des Turcs sont manipulés par un État
omniprésent à tous les niveaux de leur existence et surveillés
étroitement par une armée campée sur sa puissance et
ses privilèges.
Pour rendre crédibles leurs revendications
au regard des valeurs de l'Europe, les Arméniens devraient apprendre
à conformer leur comportement à ces valeurs, dont le respect
d'autrui constitue la clef de voûte. Burçin Gerçek a dû
constater à ses dépens qu'il n'en était rien, le jour
où elle a voulu participer à un forum arménien, ayant
pris soin au préalable de déclarer qu'elle ne niait pas la réalité
du génocide. Nous avons assez dit que les Arméniens victimes
d'un génocide comme minorité n'ont pour autant pas appris à
respecter leurs minorités propres. Mais quel Arménien pourrait
aujourd'hui comprendre qu'un Turc ait mal à la lecture des récits
sur les massacres de 1915, comme l'avoue Burçin Gerçek ? Il
nous faut entendre ces paroles et respecter cette souffrance au lieu de l'envenimer
par des attitudes racistes, et l'usage du mot Turc comme une injure absolue.
Comment ne pas reconnaître le courage
dont font preuve aujourd'hui des Turcs en Turquie même ou à l'étranger
pour donner une version de leur histoire qui soit conforme à l'histoire
? Au début de sa mise en place, Yevrobatsi avait l'idée de créer
un collectif de soutien à ces intellectuels. Faute d'appuis véritables,
de chaînons intermédiaires, de traducteurs et surtout en raison
du fait que les mentalités ni la situation n'étaient encore
suffisamment mûres, il n'y eut aucune suite. Aujourd'hui, plus que jamais,
avec les précautions qui s'imposent, il serait temps de créer
un collectif de soutien et de défense des démocrates turcs,
composé d'éléments issus de la société
civile française et européenne, et qui aurait pour objectif
d'accompagner à son rythme le passage de la Turquie vers des modes
politiques plus respectueux des personnes, des libertés et des mémoires.
Octobre 2005
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*The Sevres syndrome
by Denis Donikian
(translated by Mireille Besnilian)
Is the basis of a collective mentality by which peoples are defined inseparable from their education system ? On reading the article in Le Monde of October 13 about the reform of the education system in Turkey, it seems that the paranoia in the Turkish society which consists of believing itself to be surrounded by enemies and which develops a very strong feeling of nationalism, is directly connected with the cult of Ataturk whose speech warning Turkish youth against predatory powers has contributed to making Turks suspicious of everything which comes from abroad. According to Le Monde, this speech is placed at the beginning of all school books given to Turkish children.
This indoctrination which is 90 year old was not to be without some impact as much on the economic and political future of the country as on the mentality.
As a matter of fact the European ambitions on Turkey today find their first obstacle within civil society itself which would prefer to look inwards rather than suffer the problems caused by its democratic obligations and its subsequent disorders. Many people already wonder what Europe has to offer them. Without forgetting the fear of a splitting up of the national territory brandished by the holders of negationism concerning the Armenian genocide.
In the interview given about Soloz, it is said that village people are afraid of being expropriated again, deprived of what was given to them in exchange for the lands they had to leave in the Drama area, not far from Salonika, owing to a transfer of populations.
However, the first people to discover that, at least to feel that, and who have the feeling of living on stolen territories and in stolen houses, are Turks themselves. Without speaking of women, girls and children who have been "separated" from the deported Armenians to be forcibly integrated into Turkish families.
Gradually these phenomena have slipped inevitably from intuition and uneasiness into the historical acknowledgement of the fact. It shows how much the Turkish society which was thought to be reinforced on the basis of an artificial ideology, is in fact built on sand.
In the same interview, Burcin Gercek, a Turkish journalist, reports what she heard during the Bilgi conference, namely, if the Armenians suffer from trauma, the Turks suffer paranoia. We know about The Armenian wounds but fears which surrounded the Turks are ignored. So Armenians as well as Turks drank the same poison of unrecognized or repressed memory. According to the journalist, the whole of Turkish society is infected by its incapacity to acknowledge its history to the world. To talk about the harm one has done, is to suffer but it is also to grow. Turkey wants Europe without having to suffer the pains of giving birth to European values.
If the Sevres syndrome is for Armenians a feeling of injustice and frustration, for the Turks it represents the fear of having to face up to the truth some day. The meeting of Turkey with Europe shows that counting on a monoethnical society obtained by massacres, taboos, falsification of history and frantic negationism is vain. It also shows that it is in the interest of Armenians as well as the Turkish people to play the game of European values, if indeed they express a serious commitment to them, that is to say, if the former insist on the legal existence of this Europe and the latter recognize these prevailing values over any economic consideration. In this way, Europe must be made to be faithful to its principles so that it should be used as an example to cultures bearing the stigma of their past.
In the same way, Ankara's will to shake the base of the cult dedicated to Ataturk in the educational field is of prime importance. As Burcin Gercek stresses, it is an entrance through which acknowledging the genocide can permeate a population whose ignorance concerning history is a result of programmed education. With the Bilgi conference, with these Turks who recognize they have Armenian grand-parents, with the statements of intellectuals such as Orhan Pamuk, Elif Shafak, Muge Gocek or Halil Berktay, with the struggle of people like Hrant Dink or Zarakolu, with books being published, the reorganization of the education system in conformity with European standards offers a new approach to the history of the genocide towards freedom of speech and the conquest of minds.
Indeed it is indubitable that negationist theses will at first make no concession in the school books. But everything will be said by omission, it means that by ignoring the Armenian genocide, it will be present more than ever. Some day or other, a large number of countries which have recognized the genocide will certainly invade the only country remaining obstinate in a negationism which in the long term will be ridiculous and unproductive.
On the other hand Armenians are not exempted from duties towards these European values : it is not because today they have the right on their side that it implies they have every right. Indeed, against a state which persists in negationist statements, Armenians have to harden their voice, accepting no concessions, making themselves heard wherever their dignity is attacked. The question is how are they to behave towards people who are, according to their own history, victims of propaganda and permanent threat of judgment ? It is a fact that the great majority of Turks are manipulated by an omnipresent state at all levels of their existence and tightly watched over by a privileged and powerful army.
In order to make their claims credible by conforming to European values, Armenians should learn to adapt their behaviour to these values among which the respect of others is the keystone. As she took part in an Armenian forum and though she was careful to declare beforehand that she did not deny the reality of the genocide, Burcin Gercek had to realise at her cost that it was not so. We have often said that Armenians being victims of a genocide as minorities have not however learnt to respect their own minorities. But which Armenian could understand today that a Turk suffers while reading tales of the 1915 massacres, as Burci Gercek confesses ? We have to hear these words and respect this suffering instead of aggravating it by racist attitudes and the use of the word 'Turk" as an absolute insult.
How can we not recognize the courage shown by today's Turks in Turkey itself or abroad to give a version of their history which should correspond to History ? At the beginning of its creation, Yevrobatsi had the idea of setting up a support group for these intellectuals. In the absence of real supports, intermediate help, translators, and because neither the mentality nor the situation were sufficiently mature, there was no follow up. Today more than ever, with necessary precautions, it is time to create a support and defence group for Turkish democrats, made up of elements from French and European civil society whose objective would be to enable Turkey to progress on its pa th, at its own rhythm towards political ways which are more respectful of people, freedoms and memories.
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Image : vase de Sèvres : l'étude
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