Le 17 décembre ne fut pas un échec. L'année 2004, ponctuée
par des actions de protestation contre le mensonge, la dissimulation, les
euphémismes à propos du génocide des Arméniens,
a permis de préserver notre dignité en obligeant nos hommes
politiques à rappeler partout où ils devaient s'exprimer sur
l'entrée de la Turquie dans l'Europe le caractère imprescriptible
du Crime de 1915. Désormais la Turquie sait qu'en mettant un pied dans
l'Europe elle entre dans une arène où les Arméniens lui
présenteront leurs doléances sans coup férir. Elle aura
beau dire et beau faire, la maudissure marquera son étoile, sa lune
et le tapis rouge qui mène aux grandes conférences internationales
où sa parole restera celle d'un criminel impuni et impénitent.
Le piège s'est refermé sur le prédateur, l'Europe sera
cette instance légale où les Arméniens pourront toujours
faire entendre la mémoire de leurs martyrs. Il ne dépend que
de nous de harceler le criminel dans son sommeil négationniste pour
qu'il se réveille à la conscience européenne. Désormais,
les acharnés de la reconnaissance et les obsédés de la
négation seront front contre front. Non, le 17 décembre ne fut
pas notre échec.
Les députés pro-turcs parmi
les mieux intentionnés n'ont pas compris que les Arméniens ont
agi en Européens, et les Arméniens n'avaient pas à comprendre
que ces mêmes députés agissaient en Européens tout
autant. Et tandis que les Arméniens leur brandissaient l'avertissement,
les députés leur opposaient l'ouverture, ceux-ci prenant ceux-là
pour des empêcheurs d'Europe alors qu'ils ne cessaient de protester
contre sa destruction. Qu'à cela ne tienne, les Arméniens qui
ne seront pas présents dans les coulisses des négociations devront
doubler de vigilance, d'agressivité et d'ingéniositié.
Car le crime qui fut immonde et immense ne pouvait pas ne pas engendrer un
négationnisme non moins immonde et non moins immense.
Cette année 2004 nous aura fait comprendre
au moins une chose : l'ignorance de notre entourage sur tout ce qui concerne
l'Arménie en général et le génocide arménien
en particulier. Mais aussi que les Arméniens, qui furent victimes de
la haine raciste, seraient devenus racistes à leur tour envers le peuple
turc. Qu'à réclamer leur droit légitime à la mémoire
et à la réparation, ils seraient coupables de mensonge (tant
l'hydre négationniste pénètre partout, à commencer
dans les médias). Et maintenant, l'État turc s'apprête
à orchestrer une campagne de retournement selon les bonnes recettes
des criminels sans scrupules, visant à faire des Arméniens génocidés
des Arméniens génocideurs. Dire et crier qu'il y a eu génocide
ne suffit pas à convaincre, les révisionnistes de l'histoire
versant subtilement dans un négationnisme de mauvaise foi qui laisse
les Arméniens désarmés.
Dès lors, après ceux de la protestation
spontanée et de l'alerte médiatique, le temps est venu d'ajouter
un troisième mode d'intervention, celui de l'action pédagogique.
Certes, le profane qui voudrait s'informer
sur le génocide arménien ne serait pas en peine de trouver des
livres à la mesure de sa curiosité. Depuis les années
soixante, des centaines d'ouvrages ou d'articles ont vu le jour pour montrer
le bien-fondé des revendications arméniennes. Mais le résultat
est là : délibérément ou pas, les médias
les ignorent, et par voie de conséquence le monde nous ignore aussi.
Or, ignorer le génocide arménien, c'est ajouter de l'effacement
à l'effacement, celui programmé hier et perpétué
aujourd'hui, du peuple arménien. Pire : faire l'impasse sur le génocide
arménien est un crime d'Europe. L'histoire a démontré
qu'aucune civilisation de la conscience ne peut se permettre de cultiver son
jardin en y gardant enterré un cadavre. Les députés européens
pro-turcs n'ont pas compris qu'il n'y a pas plus européens que les
Arméniens soucieux de faire reconnaître le crime par le criminel.
C'est pourquoi cette action pédagogique
sera de première importance dans les mois et les années à
venir. Elle devra se faire en direction de la société civile
en s'insinuant partout dans le tissu social et associatif. Elle devra s'adresser
aux journalistes, aux écoliers, aux étudiants, s'introduire
au sein des organisations, s'imposer aux députés et aux hommes
politiques d'une manière continue ou occasionnelle, par des acteurs
pédagogiques de la cause arménienne. Ceux-ci devront eux-mêmes
dépasser le cadre strictement arménien pour s'intégrer
dans les mouvements culturels ouverts aux droits des minorités et dans
une perspective européenne. Les maisons de la culture arménienne
devront cesser de ressasser la nostalgie et le ressentiment pour s'ouvrir
aux cultures minoritaires afin d'écouter, de partager et d'agir ensemble.
Par ailleurs, il serait opportun que ces informateurs
pédagogiques soient eux-mêmes non seulement mieux informés
sur les réalités historiques du génocide arménien
et des génocides en général, mais aussi formés
aux techniques négationnistes pour les désamorcer en tous lieux
et en toutes occasions, oralement ou par écrit. Que les historiens,
les psychologues, les juristes et les journalistes, arméniens d'origine
ou non, se sentent partie prenante de cette tâche et soient sollicités
pour apporter leur concours. Car les fautes, dans ce domaine, ne pardonnent
pas. Elles se répercutent aussitôt sur toute la communauté
de façon irréversible.
Enfin, si les livres et les sites ne manquent
pas comme outils d'information, force est d'admettre que fait cruellement
défaut sur le génocide arménien un matériel pédagogique
fiable, moderne, ouvert, pratique, scientifique qui puisse servir à
n'importe quel intervenant dans n'importe quelle situation.
La lutte contre l'effacement de la mémoire arménienne et pour
le droit à la justice n'est pas terminée, loin de là.
La grosse vague s'est déjà levée pour s'abattre bientôt
sur nous. L'État qui convoite aujourd'hui son entrée dans l'Europe
cherche ainsi à couronner les Pères génocideurs de la
Turquie moderne. Il peut voir dans l'ouverture des négociations une
satisfaction pour son orgueil national et un encouragement à parachever
par tous les moyens la disparition des Arméniens de son champ historique.
C'est contre cette prime accordée au crime par l'Europe que chaque
Arménien se doit, dans la mesure de ses moyens et à la hauteur
de ses convictions, d'être un acteur de cette lutte dont l'enjeu est
la réconciliation des mémoires, la pacification des consciences
et l'avancement d'une construction européenne fondée sur une
morale commune.