Soyons pédagogiques !

Posted on - 29-12-2004


Le 17 décembre ne fut pas un échec. L'année 2004, ponctuée par des actions de protestation contre le mensonge, la dissimulation, les euphémismes à propos du génocide des Arméniens, a permis de préserver notre dignité en obligeant nos hommes politiques à rappeler partout où ils devaient s'exprimer sur l'entrée de la Turquie dans l'Europe le caractère imprescriptible du Crime de 1915. Désormais la Turquie sait qu'en mettant un pied dans l'Europe elle entre dans une arène où les Arméniens lui présenteront leurs doléances sans coup férir. Elle aura beau dire et beau faire, la maudissure marquera son étoile, sa lune et le tapis rouge qui mène aux grandes conférences internationales où sa parole restera celle d'un criminel impuni et impénitent. Le piège s'est refermé sur le prédateur, l'Europe sera cette instance légale où les Arméniens pourront toujours faire entendre la mémoire de leurs martyrs. Il ne dépend que de nous de harceler le criminel dans son sommeil négationniste pour qu'il se réveille à la conscience européenne. Désormais, les acharnés de la reconnaissance et les obsédés de la négation seront front contre front. Non, le 17 décembre ne fut pas notre échec.

Les députés pro-turcs parmi les mieux intentionnés n'ont pas compris que les Arméniens ont agi en Européens, et les Arméniens n'avaient pas à comprendre que ces mêmes députés agissaient en Européens tout autant. Et tandis que les Arméniens leur brandissaient l'avertissement, les députés leur opposaient l'ouverture, ceux-ci prenant ceux-là pour des empêcheurs d'Europe alors qu'ils ne cessaient de protester contre sa destruction. Qu'à cela ne tienne, les Arméniens qui ne seront pas présents dans les coulisses des négociations devront doubler de vigilance, d'agressivité et d'ingéniositié. Car le crime qui fut immonde et immense ne pouvait pas ne pas engendrer un négationnisme non moins immonde et non moins immense.

Cette année 2004 nous aura fait comprendre au moins une chose : l'ignorance de notre entourage sur tout ce qui concerne l'Arménie en général et le génocide arménien en particulier. Mais aussi que les Arméniens, qui furent victimes de la haine raciste, seraient devenus racistes à leur tour envers le peuple turc. Qu'à réclamer leur droit légitime à la mémoire et à la réparation, ils seraient coupables de mensonge (tant l'hydre négationniste pénètre partout, à commencer dans les médias). Et maintenant, l'État turc s'apprête à orchestrer une campagne de retournement selon les bonnes recettes des criminels sans scrupules, visant à faire des Arméniens génocidés des Arméniens génocideurs. Dire et crier qu'il y a eu génocide ne suffit pas à convaincre, les révisionnistes de l'histoire versant subtilement dans un négationnisme de mauvaise foi qui laisse les Arméniens désarmés.

Dès lors, après ceux de la protestation spontanée et de l'alerte médiatique, le temps est venu d'ajouter un troisième mode d'intervention, celui de l'action pédagogique.

Certes, le profane qui voudrait s'informer sur le génocide arménien ne serait pas en peine de trouver des livres à la mesure de sa curiosité. Depuis les années soixante, des centaines d'ouvrages ou d'articles ont vu le jour pour montrer le bien-fondé des revendications arméniennes. Mais le résultat est là : délibérément ou pas, les médias les ignorent, et par voie de conséquence le monde nous ignore aussi. Or, ignorer le génocide arménien, c'est ajouter de l'effacement à l'effacement, celui programmé hier et perpétué aujourd'hui, du peuple arménien. Pire : faire l'impasse sur le génocide arménien est un crime d'Europe. L'histoire a démontré qu'aucune civilisation de la conscience ne peut se permettre de cultiver son jardin en y gardant enterré un cadavre. Les députés européens pro-turcs n'ont pas compris qu'il n'y a pas plus européens que les Arméniens soucieux de faire reconnaître le crime par le criminel.

C'est pourquoi cette action pédagogique sera de première importance dans les mois et les années à venir. Elle devra se faire en direction de la société civile en s'insinuant partout dans le tissu social et associatif. Elle devra s'adresser aux journalistes, aux écoliers, aux étudiants, s'introduire au sein des organisations, s'imposer aux députés et aux hommes politiques d'une manière continue ou occasionnelle, par des acteurs pédagogiques de la cause arménienne. Ceux-ci devront eux-mêmes dépasser le cadre strictement arménien pour s'intégrer dans les mouvements culturels ouverts aux droits des minorités et dans une perspective européenne. Les maisons de la culture arménienne devront cesser de ressasser la nostalgie et le ressentiment pour s'ouvrir aux cultures minoritaires afin d'écouter, de partager et d'agir ensemble.

Par ailleurs, il serait opportun que ces informateurs pédagogiques soient eux-mêmes non seulement mieux informés sur les réalités historiques du génocide arménien et des génocides en général, mais aussi formés aux techniques négationnistes pour les désamorcer en tous lieux et en toutes occasions, oralement ou par écrit. Que les historiens, les psychologues, les juristes et les journalistes, arméniens d'origine ou non, se sentent partie prenante de cette tâche et soient sollicités pour apporter leur concours. Car les fautes, dans ce domaine, ne pardonnent pas. Elles se répercutent aussitôt sur toute la communauté de façon irréversible.

Enfin, si les livres et les sites ne manquent pas comme outils d'information, force est d'admettre que fait cruellement défaut sur le génocide arménien un matériel pédagogique fiable, moderne, ouvert, pratique, scientifique qui puisse servir à n'importe quel intervenant dans n'importe quelle situation.
La lutte contre l'effacement de la mémoire arménienne et pour le droit à la justice n'est pas terminée, loin de là. La grosse vague s'est déjà levée pour s'abattre bientôt sur nous. L'État qui convoite aujourd'hui son entrée dans l'Europe cherche ainsi à couronner les Pères génocideurs de la Turquie moderne. Il peut voir dans l'ouverture des négociations une satisfaction pour son orgueil national et un encouragement à parachever par tous les moyens la disparition des Arméniens de son champ historique. C'est contre cette prime accordée au crime par l'Europe que chaque Arménien se doit, dans la mesure de ses moyens et à la hauteur de ses convictions, d'être un acteur de cette lutte dont l'enjeu est la réconciliation des mémoires, la pacification des consciences et l'avancement d'une construction européenne fondée sur une morale commune.

 

 

 

Yevrobatsi

Accueil

Aides et téléchargement