Livre : "Le siècle des génocides" de Bernard Bruneteau

Posted on - 10-09-2006


Sous-titré, Violences, massacres et processus génocidaires de l'Arménie au Rwanda, l'essai de Bernard Bruneteau (Paris, Armand Colin, 2004), cherche à comparer les génocides pour " essayer de donner un sens historique à des événements souvent indépendants les uns des autres, en faisant ressortir différences et similitudes sans chercher à dire que l'un vaut l'autre. " Plus précisément, il s'agit de comparer " l'intention d'extermination " commune à tous les génocides. De fait, la dimension universelle du génocide oblige ainsi à dépasser l'horizon occidental d'une approche trop eurocentrique. Dès lors, l'historien doit affirmer son rôle, quitte à être un " trouble-mémoire " confronté à "l'homme-mémoire " qu'est le témoin.

Le darwinisme social est " aux racines du comportement génocidaire contemporain. " En effet, une sorte de "banalisation scientifique du racisme " a présidé à la disparition des " races inférieures " colonisées. La hiérarchisation des races humaines de l'évolutionniste allemand Ernst Haeckel conduira Ludwig Gumplowicz à considérer la guerre comme " un moyen de satisfaire ses propres besoins. " Dès lors, le progrès général de la civilisation, contraire à toute politique de la pitié, impliquera l'élimination des "nations imparfaites et faibles " (Friedrich Ratzel) par la guerre conçue comme une " naturalisation " de l'histoire. Si 1914 pose le problème de la destruction absolue de l'ennemi, la mort sera, selon Wolfgang Sofsky, le but même de la guerre, et le civil un ennemi objectif.

" Fait d'une autorité étatique agissant au nom d'un projet idéologique global stigmatisant un groupe, défini de façon religieuse et ethnique, et détruit comme tel " (Bruneteau), le cas arménien résulte d'une culture du mépris pour le kâliv (mécréant), en œuvre dès les massacres de 1894-1896 qui préludèrent à ceux de 1915 et à la diabolisation par Talaat des Arméniens, " innocents aujourd'hui [qui] pourront être coupables demain ". Les politiques génocidaires en Russie soviétique portèrent sur la liquidation des koulaks en tant que classe, dès 1930, la dénationalisation de l'Ukraine par une famine artificielle en 1932-1933. Concernant les déportations ethniques des années 37-49, l'intention de destruction totale n'est pas suffisamment avérée pour les qualifier de génocide.

Génocide extrême, l'extermination des Juifs d'Europe résulta de l'antisémitisme passif d'une grande partie des Allemands après 1918 et d'une machinerie propre à faire disparaître la notion même de bourreau. Le régime nazi reposait sur la notion d'État biopolitique, afin de favoriser l'ordre naturel par l'amélioration de la race et des pratiques hygiénistes, mais aussi de remodeler l'espace est-européen. Auschwitz constitue une " synthèse unique " des autres crimes et génocides et la Shoah l'événement fondateur de notre sensibilité moderne. Inspiré lui aussi d'un projet hygiéniste et venant d'une tradition qui donne droit à la vengeance, le génocide impuni perpétré par le Kampuchea démocratique entre 1975 et 1979, fut un "marxisme-léninisme paroystique " (Jean-Louis Margolin) se nourrissant d'une " monstrueuse paranoïa ".

L'exemple de la Bosnie a mis en lumière la pratique de l'ethnisme, " construction sociale d'une différence essentielle qui n'existe pas ", fondée sur une représentation narcissique et apologétique de soi-même, d'une infériorisation de l'Autre et d'une rhétorique du complot universel. Enfin, la " rationalité totalitaire " du XXe siècle répondait au désir de " mettre fin à la nature conflictuelle de la société humaine " en optant pour la solution génocidaire comme élément d'ingénierie sociale censé produire une société idéale, pure de toute population jugée non assimilable : Arméniens, Juifs, Tziganes, Noirs, colonisés… Dans ce cas de figure, les massacres deviennent la concrétisation rationnelle d'un processus " civilisateur ". Pour mettre en place une société totalement communiste ou totalement aryenne, Staline comme Hitler choisissent la solution radicale de l'extermination des impurs, de la même façon que les Jeunes-Turcs avaient réalisé le projet d'homogénéisation politique et économique du pays par l'élimination des Arméniens. En conséquence, "la souveraineté du Peuple se traduit tout aussi vite en un droit de l'État à persécuter et à massacrer. "

Bernard Bruneteau consacre le dernier chapitre de son livre aux " aberrations " de certaines histoires nationales qui expliqueraient les logiques de violence génocidaire propres au XXe siècle. Inhérentes à l'utopie d'une société homogène, au mythe du peuple indivis, " pur de toute fracture biologique ou ethnique ", elles seraient à l'origine des discours prophylactiques tels que les émirent le nationalisme jeune-turc, le nazisme, le bolchevisme, le communisme khmer rouge et autres dans le but de déshumaniser les victimes et de nettoyer ainsi le corps social de ses impuretés. Le concept d'ennemi intérieur va ainsi conduire à celui de " nettoyage " , la " menace extrême justifiant une solution extrême ", l'obsession obsidionale représentant le groupe rival comme l'incarnation du mal absolu.

La rationalité de la violence meurtrière perpétrée par les Jeunes-Turcs découlait à leurs yeux davantage d'un désir de sécession de la part des révolutionnaires arméniens soutenus par les Russes que d'une stratégie défensive. De même, les nazis prirent pour une menace concrète le parti bolchevique tandis que les Juifs étaient présents dans nombre d'instances du communisme mondial. En proie à une paranoïa identique, les dirigeants khmers rouges tenaient le régime de Lon Nol pour une puissance impérialiste et capitaliste. Quant aux intellectuels et dirigeants serbes, ils croyaient à une double menace musulmane, à la fois extérieure (géostratégie conquérante de l'Islamisme) et intérieure (démographique, sociale et culturelle).

Par ailleurs, le génocide entre d'autant plus dans la modernité qu'il constitue un mode d'ingénierie sociale permettant d'atteindre " la vision grandiose d'une société meilleure ". Dès lors, il devient un facteur de civilisation, l'instrument d'une " planification politique des structures et du développement ". Pour exemple, les intellectuels-bourreaux nazis voyaient dans l'élimination des éléments nuisibles (Juifs, Tziganes, élites slaves), la condition obligée pour réaliser l'utopie d'un grand espace européen répondant à un idéal social, géopolitique et génétique. Cette ambition qui se donne le droit de reconstruire la société par l'élimination des nations non-nationales se retrouve dans les expériences turque et rwandaise.

Dans le cas de figure où toute affirmation de la nation conduit à bafouer les droits de l'homme, où l'État devient l'instrument des éléments dominants, les minorités économiquement ou culturellement dynamiques seront les premières victimes de leur inter-nationalité. C'est ainsi qu'on peut comprendre les effets pervers du développement, source de ressentiment, de violence sociologique et de pulsion génocidaire à l'encontre des Arméniens de Cilicie en 1909, comme le sort réservé aux minorités chinoise et catholique par les Khmers rouges, ou aux Tutsis, ancienne aristocratie de propriétaires de bétail par les Hutus.

Selon la thèse d'Amy Chua, professeure à Yale, la haine ethnique trouverait également son origine dans le développement de la démocratie du marché dans la mesure où l'influence croissante des minorités économiquement fortes va se heurter au pouvoir politique croissant de la majorité autochtone pauvre. Dès lors, en favorisant l'État de droit, la démocratie permet au Peuple d'accéder à la souveraineté, quitte à ce que celle-ci se traduise en " un droit de l'État à persécuter ou à massacrer " (Bernard Bruneteau). La haine anti-arménienne et anti-juive, respectivement dans la Turquie d'après 1908 et dans certains pays d'Europe orientale (Pologne, pays baltes, Roumanie), aurait été, selon cette théorie, la dangereuse logique d'une conception de l'État définie par la loi de la majorité.

Septembre 2006

 

 

 

 

 

 

 

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