Sous-titré, Violences, massacres et processus génocidaires
de l'Arménie au Rwanda, l'essai de Bernard Bruneteau (Paris, Armand
Colin, 2004), cherche à comparer les génocides pour "
essayer de donner un sens historique à des événements
souvent indépendants les uns des autres, en faisant ressortir différences
et similitudes sans chercher à dire que l'un vaut l'autre. "
Plus précisément, il s'agit de comparer " l'intention
d'extermination " commune à tous les génocides. De fait,
la dimension universelle du génocide oblige ainsi à dépasser
l'horizon occidental d'une approche trop eurocentrique. Dès lors,
l'historien doit affirmer son rôle, quitte à être un
" trouble-mémoire " confronté à "l'homme-mémoire
" qu'est le témoin.
Le darwinisme social est " aux racines du comportement génocidaire
contemporain. " En effet, une sorte de "banalisation scientifique
du racisme " a présidé à la disparition des "
races inférieures " colonisées. La hiérarchisation
des races humaines de l'évolutionniste allemand Ernst Haeckel conduira
Ludwig Gumplowicz à considérer la guerre comme " un moyen
de satisfaire ses propres besoins. " Dès lors, le progrès
général de la civilisation, contraire à toute politique
de la pitié, impliquera l'élimination des "nations imparfaites
et faibles " (Friedrich Ratzel) par la guerre conçue comme une
" naturalisation " de l'histoire. Si 1914 pose le problème
de la destruction absolue de l'ennemi, la mort sera, selon Wolfgang Sofsky,
le but même de la guerre, et le civil un ennemi objectif.
" Fait d'une autorité étatique agissant au nom d'un
projet idéologique global stigmatisant un groupe, défini de
façon religieuse et ethnique, et détruit comme tel "
(Bruneteau), le cas arménien résulte d'une culture du mépris
pour le kâliv (mécréant), en œuvre dès les
massacres de 1894-1896 qui préludèrent à ceux de 1915
et à la diabolisation par Talaat des Arméniens, " innocents
aujourd'hui [qui] pourront être coupables demain ". Les politiques
génocidaires en Russie soviétique portèrent sur la
liquidation des koulaks en tant que classe, dès 1930, la dénationalisation
de l'Ukraine par une famine artificielle en 1932-1933. Concernant les déportations
ethniques des années 37-49, l'intention de destruction totale n'est
pas suffisamment avérée pour les qualifier de génocide.
Génocide extrême, l'extermination des Juifs d'Europe résulta
de l'antisémitisme passif d'une grande partie des Allemands après
1918 et d'une machinerie propre à faire disparaître la notion
même de bourreau. Le régime nazi reposait sur la notion d'État
biopolitique, afin de favoriser l'ordre naturel par l'amélioration
de la race et des pratiques hygiénistes, mais aussi de remodeler
l'espace est-européen. Auschwitz constitue une " synthèse
unique " des autres crimes et génocides et la Shoah l'événement
fondateur de notre sensibilité moderne. Inspiré lui aussi
d'un projet hygiéniste et venant d'une tradition qui donne droit
à la vengeance, le génocide impuni perpétré
par le Kampuchea démocratique entre 1975 et 1979, fut un "marxisme-léninisme
paroystique " (Jean-Louis Margolin) se nourrissant d'une " monstrueuse
paranoïa ".
L'exemple de la Bosnie a mis en lumière la pratique de l'ethnisme,
" construction sociale d'une différence essentielle qui n'existe
pas ", fondée sur une représentation narcissique et apologétique
de soi-même, d'une infériorisation de l'Autre et d'une rhétorique
du complot universel. Enfin, la " rationalité totalitaire "
du XXe siècle répondait au désir de " mettre fin
à la nature conflictuelle de la société humaine "
en optant pour la solution génocidaire comme élément
d'ingénierie sociale censé produire une société
idéale, pure de toute population jugée non assimilable : Arméniens,
Juifs, Tziganes, Noirs, colonisés… Dans ce cas de figure, les
massacres deviennent la concrétisation rationnelle d'un processus
" civilisateur ". Pour mettre en place une société
totalement communiste ou totalement aryenne, Staline comme Hitler choisissent
la solution radicale de l'extermination des impurs, de la même façon
que les Jeunes-Turcs avaient réalisé le projet d'homogénéisation
politique et économique du pays par l'élimination des Arméniens.
En conséquence, "la souveraineté du Peuple se traduit
tout aussi vite en un droit de l'État à persécuter
et à massacrer. "
Bernard Bruneteau consacre le dernier chapitre de son livre aux "
aberrations " de certaines histoires nationales qui expliqueraient
les logiques de violence génocidaire propres au XXe siècle.
Inhérentes à l'utopie d'une société homogène,
au mythe du peuple indivis, " pur de toute fracture biologique ou ethnique
", elles seraient à l'origine des discours prophylactiques tels
que les émirent le nationalisme jeune-turc, le nazisme, le bolchevisme,
le communisme khmer rouge et autres dans le but de déshumaniser les
victimes et de nettoyer ainsi le corps social de ses impuretés. Le
concept d'ennemi intérieur va ainsi conduire à celui de "
nettoyage " , la " menace extrême justifiant une solution
extrême ", l'obsession obsidionale représentant le groupe
rival comme l'incarnation du mal absolu.
La rationalité de la violence meurtrière perpétrée
par les Jeunes-Turcs découlait à leurs yeux davantage d'un
désir de sécession de la part des révolutionnaires
arméniens soutenus par les Russes que d'une stratégie défensive.
De même, les nazis prirent pour une menace concrète le parti
bolchevique tandis que les Juifs étaient présents dans nombre
d'instances du communisme mondial. En proie à une paranoïa identique,
les dirigeants khmers rouges tenaient le régime de Lon Nol pour une
puissance impérialiste et capitaliste. Quant aux intellectuels et
dirigeants serbes, ils croyaient à une double menace musulmane, à
la fois extérieure (géostratégie conquérante
de l'Islamisme) et intérieure (démographique, sociale et culturelle).
Par ailleurs, le génocide entre d'autant plus dans la modernité
qu'il constitue un mode d'ingénierie sociale permettant d'atteindre
" la vision grandiose d'une société meilleure ".
Dès lors, il devient un facteur de civilisation, l'instrument d'une
" planification politique des structures et du développement
". Pour exemple, les intellectuels-bourreaux nazis voyaient dans l'élimination
des éléments nuisibles (Juifs, Tziganes, élites slaves),
la condition obligée pour réaliser l'utopie d'un grand espace
européen répondant à un idéal social, géopolitique
et génétique. Cette ambition qui se donne le droit de reconstruire
la société par l'élimination des nations non-nationales
se retrouve dans les expériences turque et rwandaise.
Dans le cas de figure où toute affirmation de la nation conduit
à bafouer les droits de l'homme, où l'État devient
l'instrument des éléments dominants, les minorités
économiquement ou culturellement dynamiques seront les premières
victimes de leur inter-nationalité. C'est ainsi qu'on peut comprendre
les effets pervers du développement, source de ressentiment, de violence
sociologique et de pulsion génocidaire à l'encontre des Arméniens
de Cilicie en 1909, comme le sort réservé aux minorités
chinoise et catholique par les Khmers rouges, ou aux Tutsis, ancienne aristocratie
de propriétaires de bétail par les Hutus.
Selon la thèse d'Amy Chua, professeure à Yale, la haine ethnique
trouverait également son origine dans le développement de
la démocratie du marché dans la mesure où l'influence
croissante des minorités économiquement fortes va se heurter
au pouvoir politique croissant de la majorité autochtone pauvre.
Dès lors, en favorisant l'État de droit, la démocratie
permet au Peuple d'accéder à la souveraineté, quitte
à ce que celle-ci se traduise en " un droit de l'État
à persécuter ou à massacrer " (Bernard Bruneteau).
La haine anti-arménienne et anti-juive, respectivement dans la Turquie
d'après 1908 et dans certains pays d'Europe orientale (Pologne, pays
baltes, Roumanie), aurait été, selon cette théorie,
la dangereuse logique d'une conception de l'État définie par
la loi de la majorité.
Septembre 2006