Posted on - 10-12-2005
Tout est fait, dans l'article du professeur
Sahin Alpay intitulé Réinstituer une amitié arméno-turque,
pour démontrer qu'il est un homme de bonne volonté. D'ailleurs,
le professeur Sahin Alpay ne se présente pas comme un historien, ni
comme un spécialiste de la question. Mais comme un honnête homme
qui veut le bien de son pays sans oublier celui des autres. Il sait qu'un
peuple ne prospère qu'au sein d'un contexte géopolitique pacifié,
dans une relation de bon voisinage avec les pays qui jouxtent ses frontières.
L'art de contourner un crime juridiquement
défini et passablement gênant consiste à élaborer
un discours humaniste et ouvert propres à dévier l'attention
de ses juges vers des contrées respectables. (L'humanisme, il n'y a
rien de tel pour faire saliver un Européen. L'homme sait par quels
mots toucher ceux qui l'écoutent. "Démocratie libérale
et pluraliste" et surtout "culture de paix" sont deux expressions
qui doivent déchirer l'âme de qui observe la Turquie, ou y vit,
à savoir ses minorités ou ses intellectuels, et aujourd'hui
ses journalistes). En l'occurrence, il s'agit pour l'orateur de "distraire"
l'accusation de génocide portée contre la Turquie, en l'orientant
sur des principes européens aussi fondamentaux que l'amitié
entre les peuples, et plus précisément la réconciliation
aujourd'hui des ennemis d'hier. La lecture d'un pareil discours ne peut que
réjouir les oreilles conciliantes et généralement peu
au fait des événements 1915.
Or, le professeur Sahin Alpay semble avoir
lu des choses sur les atrocités anti-arméniennes. Mais il n'a
puisé ses renseignements qu'aux sources permises par la propagande
de son pays. En ce sens, il semble en savoir plus que le commun des mortels
turcs. Cependant, il partage avec la majorité de ses compatriotes les
mêmes limites intellectuelles, celles qui empêchent une vérité
de pénétrer dans un esprit qu'on a formaté pour en faire
un mensonge. De fait, pour le professeur Sahin Alpay, le génocide constitue
une impossibilité psychologique en raison même de son histoire
de citoyen étroitement encadré depuis l'enfance et nourri au
lait du nationalisme le plus sourcilleux. Dès lors, il est aisé
de dire que le nationalisme turc représente un système d'explication
tout à fait cohérent, hermétiquement clos et totalement
abstrait qui a pour mission d'empêcher tout libre arbitre d'éclore.
Tout professeur qu'il soit, Monsieur Sahin Alpay ne pense pas puisque le système
pense à sa place en lui donnant l'illusion de penser. Et comme le système
a réponse a tout, le professeur Sahin Alpay laisse répondre
le système qui agit en lui comme une mécanique intellectuelle
tout à fait autonome.
La meilleure façon de noyer le poison,
c'est de le diluer dans des considérations générales.
Le Professeur Sahin Alpay manie l'art de l'embrouille avec brio. On dit tout,
mais on ne nomme personne. Les habitants de l'Empire ottoman sont tous mis
sur le même plan. Les coupables sont aussi victimes que les victimes
sont coupables. Ce qui est résumé dans ces deux phrases : "
C'est l'histoire de millions de personnes qui ont été soumises
au nettoyage ethnique, à la déportation et aux massacres. Presque
toutes les ethnies et religions qui ont composé l'empire ottoman ont
eu leur part de cette tragédie. " Il faut admirer ce " presque
", qui, en voulant faire juste et conforme à la réalité
historique, cache l'essentiel. En ce cas, je demanderais bien au Professeur
Sahin Alpay quelles sont les ethnies qui n'ont pas eu leur part dans cette
tragédie. À quoi jouaient ces mêmes ethnies pendant que
les autres se faisaient massacrer ? N'ayant pas leur part dans cette tragédie
des autres, avaient-elles pris part aux exactions contre eux ? Voilà
un "presque" qui ne dit pas son nom mais définit celui qui
le prononce. Il est vrai que le Professeur Sahin Alpay avait prévenu
: il n'est pas historien.
D'ailleurs, il le démontre amplement
en écrivant : " Le gouvernement issu du parti Union et Progrès
a décidé de mettre l'Anatolie entièrement sous sa coupe
et de nettoyer cette région des éléments ethniques et
religieux dont il n'était pas certain de la loyauté. "
Le genre de phrase qui prétend tout dire en cachant l'essentiel. Qui
sont ces éléments ethniques et religieux ? Quand on sait que
la propagande unioniste accusait " l'élément arménien"
de trahison, on voit bien qui est visé. L'argument de la déloyauté
était on ne peut plus fallacieux. H.A Gibbons a témoigné
en faveur du loyalisme des Arméniens. Quant à René Pinon,
il a montré comment étaient maltraités les hommes arméniens
de dix-huit à quarante-huit ans pour leur loyauté envers l'armée
ottomane, enrôlés dans des bataillons de travailleurs, et le
plus souvent massacrés.
Par ailleurs, par cette phrase le Professeur
Sahin Alpay prouve qu'il est solidaire de la logique génocidaire qui
fut celle des Unionistes en particulier et des Turcs en général,
à savoir faire porter à tous les Arméniens la responsabilité
dont quelques-uns étaient accusés. Pur prétexte pour
mettre en oeuvre un nettoyage ethnique conçu de longue date. À
ce propos, dans un entretien datant de 1949, Raphaël Lemkin, le père
de la Convention sur le crime de génocide, précise : "
Près de 2 millions d'entre eux ont été chassés
de chez eux, puis condamnés à mort dans le désert ou
avant d'y parvenir. Pourquoi ? La raison invoquée était qu'ils
auraient pactisé avec l'ennemi de leurs dirigeants ; qu'ils seraient
une cinquième colonne ; qu'ils seraient des espions. Chacun des 2 millions
d'entre eux... " Parmi ces deux millions de condamnés à
mort, combien ont bénéficié du principe de la présomption
d'innocence ? Les enfants étaient-ils eux aussi accusés d'un
manque de loyauté envers le gouvernement ? Le Professeur Sahin Alpay
pourrait-il nous dire comment il se fait qu'un foetus, arraché au ventre
de sa mère, peut exprimer des pensées politiques ?
De plus, en faisant montre de compréhension
à l'égard de la politique unioniste, le Professeur Sahin Alpay
prouve également qu'il représente cette Turquie d'aujourd'hui
assumant les faits et gestes de ceux qui la fondèrent sur le meurtre
de masse, à savoir celui des Arméniens, mais aussi des Assyro-Chaldéens.
Quand on nous dit que la Turquie d'aujourd'hui ne saurait être partie
prenante des crimes commis avant sa création, les propos du Professeur
Sahin Alpay laissent penser le contraire.
Dans le paragraphe suivant, le Professeur
Sahin Alpay précise sa démonstration et met à jour le
cynisme de sa pensée. Il écrit : " Quand en 1915-1916 les
Unionistes, afin de punir les séparatistes arméniens qui cherchaient
à établir une Arménie indépendante en coopérant
avec les Russes, ont déporté les Arméniens vivant dans
toutes les parties du pays vers la Syrie (province de Zor), les Arméniens
sont devenus le groupe religieux et ethnique qui a souffert le plus pendant
la dissolution de l'empire. Non seulement ceux qui vivaient dans la zone de
guerre mais tous les Arméniens, excepté ceux habitant à
Istanbul et Izmir, ont été soumis à des déportations
obligatoires. Durant le processus des centaines de milliers d'entre eux ont
été tués ou sont morts en raison de la famine ou de la
maladie. Certains ont échappé à la déportation
en se convertissant à l'Islam, d'autres sont parvenus à survivre
en se convertissant à l'Islam après avoir été
sauvés par des musulmans. Une partie de ceux qui sont parvenus à
atteindre vivants la Syrie s'y sont installés alors que beaucoup émigraient
en France et aux USA. Le peuple turc sait peu de choses au sujet de la tragédie
des Arméniens ottomans et une solution au " problème arménien
" n'est pas possible tant qu'il n'a pas été suffisamment
informé à ce sujet ".
Il s'agissait donc de punir les séparatistes
arméniens. Assimiler l'autodéfense à une visée
séparatiste permet de jeter la confusion dans les esprits surtout quand
on néglige les faits et qu'on méprise les dates. Les Arméniens
n'ont d'ailleurs jamais été séparatistes, sinon qu'ils
ont refusé jusqu'au bout de se " séparer " de leurs
terres ancestrales. En ce sens, on peut dire que les Jeunes-Turcs ont forcé
les Arméniens au " séparatisme " en les massacrant
et en les déportant. De fait, les Arméniens ont constamment
revendiqué le droit à une autonomie administrative depuis la
seconde moitié du XIXe siècle (voir le " Projet de règlement
organique pour l'Arménie turque "), réclamant des réformes
pour que soit mis fin aux abus dont ils étaient victimes. La moindre
des choses, de la part des Arméniens massacrés en masse dans
les provinces (1894-1896), en Cilicie (1909), trompés par des promesses
non tenues malgré la pression des occidentaux, n'était-ce pas
de défendre leurs foyers ? Les événements de 1915-1916
sont ainsi réduits à un fait de guerre, non à une intention
d'extermination totale.
Par ailleurs, non content de pratiquer le raccourci historique qu'il fait
passer pour une explication incontestable, le Professeur Sahin Alpay utilise
des euphémismes, non pas que la langue soit impuissante à dire
le ressenti des victimes pourchassées comme des proies, mais simplement
pour éviter d'étaler les exactions de leurs prédateurs
turcs durant ces années de fureur et de sang. " Les Arméniens
sont devenus le groupe religieux et ethnique qui a souffert le plus pendant
la dissolution de l'empire ", écrit-il. " Souffert le plus
", c'est ne rien dire. C'est même de la part du professeur la preuve
d'une interprétation politique froide d'une tragédie humaine,
alors que le minimum requis serait qu'il éprouve de la compassion.
" Pendant la dissolution de l'empire " ? Pas seulement. La preuve
du génocide est dans l'épreuve à vie des survivants.
Autre falsification, on ne sait due ou non
aux connaissances du professeur ou à la censure, l'absence de déportation
concernant Istanbul. Pour lui, la nuit du 24 avril 1915 n'a pas existé.
Dans le fond, je n'envie pas le professeur, car il aura un jour sa révélation
: celle du mensonge dans lequel il a été bercé durant
toute sa vie d'homme. Car on peut tout interpréter de travers, mais
il n'échappera pas à cette nuit, où des intellectuels
ont été arbitrairement tirés de leur lit ou extraits
de leur foyer, comme l'ont décrit les témoins Grégoire
Balakian et Yervant Odian. Je ne m'étendrai pas sur le cas de Smyrne
qui a été un temps épargné entre autres raisons
grâce à la mise en garde du général Liman Von Sanders.
Dire que " Durant le processus des centaines
de milliers d'entre eux ont été tués ou sont morts en
raison de la famine ou de la maladie " est absolument monstrueux. Tués
par qui ? Comment ? Pourquoi ? Où ? Dans quelles conditions ? Le Professeur
Sahin Alpay n'en souffle mot. Nous comprenons pourquoi. Lire pareille raccourci
peut vous indigner tout lecteur averti ou occasionner une souffrance chez
n'importe quel " enfant du génocide ". Et pour cause. La
famine et la maladie étaient des moyens d'extermination comme la déportation
elle-même. Car on forçait les Arméniens à avoir
faim, à mourir de faim, à avoir soif et à boire des eaux
contaminées par les cadavres d'Arméniens. Pourquoi ne pas évoquer
ici les enfants prélevés au passage pour être emportés
et les faire travailler comme esclaves dans les villages ou dans des riches
familles de Constantinople ?
"Certains ont échappé à
la déportation en se convertissant à l'Islam, d'autres sont
parvenus à survivre en se convertissant à l'Islam après
avoir été sauvés par des musulmans." écrit
le professeur, négligeant de dire qu'un chrétien ne se convertit
pas à l'Islam de gaîté de cœur. L'astuce du professeur
est d' "équilibrer " au sein de sa phrase les termes négatifs
(déportation) avec des termes positifs (se convertir, sauver). "
Se convertir " suppose un acte de foi qui relève du libre arbitre.
Le professeur élude l'essentiel de ce qui s'est passé à
ce niveau-là en 1915, la totale aliénation des Arméniens
les plus jeunes, l'impossibilité d'un choix normal, l'instinct de survie
comme cause de conversion. Je passe sur les conflits intérieurs des
" convertis ", leurs souffrances culturelles, le sentiment d'un
suicide moral éprouvé dans un quotidien miné par l'impuissance,
la résignation, le refoulement.
" Une partie de
ceux qui sont parvenus à atteindre vivants la Syrie s'y sont installés
alors que beaucoup émigraient en France et aux USA. " Il est vrai
que tous n'y sont pas parvenus. Mais que dire de ceux qui, ayant atteint Der
Zor, étaient déplacés sans cesse jusqu'à leur
extinction ? Que dire des familles séparées à jamais
? Des enfants vendus à des Bédouins ? Ils émigraient,
oui, mais la mort dans l'âme, l'esprit marqué à jamais
pour avoir vu ou frôlé la mort. En fait, l'art du professeur
non historien consiste à aseptiser les événements. Les
termes sont choisis pour rendre l'événement tragique le plus
abstrait possible, le réduire à une épure, le vider de
son contenu. Art on ne peut plus cynique qui dit les mots de la souffrance
sans les maux qu'ils sont censés raconter.
" Le peuple turc sait peu de choses au
sujet de la tragédie des Arméniens ottomans et une solution
au " problème arménien " n'est pas possible tant qu'il
n'a pas été suffisamment informé à ce sujet. "
Et pour cause. Or, il semblerait que Monsieur le professeur qui voudrait paraître
en savoir plus que le peuple turc en sache peu lui aussi. À moins qu'il
ne se soit autocensuré pour éviter l'article 301 du code pénal.
Mais tant que celui-ci ne sera pas levé, on voit mal comment l'historiographie
génocidaire pourrait être portée à la connaissance
de la société civile turque. Qui n'a pas voulu que le peuple
turc soit " suffisamment informé " ? Et pour quelles raisons
? Et durant combien de temps encore ? C'est que le " problème
arménien " est tout autant un problème turc. Le nier, c'est
le renforcer dans la conscience de ses négateurs et par le même
coup cela revient à fragiliser tout l'édifice de l'histoire
et de la société turque.
On voudrait bien ne pas douter de la bonne volonté du professeur Sahin Alpay. Même si ses propos s'attachent à vouloir pacifier les esprits. Mais faire de la sagesse un instrument de froide propagande n'est pas sagesse. Si des sages peuvent naître même sous la botte du négationnisme, on peut dire du Professeur Sahin Alpay qu'il n'est pas encore né.
* Professeur au département des Sciences politiques
de l'Université Bahcesehir d'Istanbul, le Dr Sahin Alpay participé
au colloque de Bilgi.
Référence Reinstitution of Turkish - Armenian Friendship , par
Sahin Alpay, Zaman Daily, 29 septembre 2005.
Décembre 2005