Ceux qu'inquiète le légitime " appel à la liberté de l'historien " soucieux de préserver son pré carré, quitte à remettre en cause le plus avéré des faits avérés, sauront gré à Marc Nichanian d'avoir mis son savoir et sa sensibilité au service d'une problématique qui fait rage parmi les archivistes, les dialecticiens du négationnisme et les sophistes de la recherche scientifique. En effet, La perversion historiographique. Une réflexion arménienne " traite de la vérité en histoire et du statut moderne du témoignage en relation avec les événements génocidaires du XXe siècle " (p.9). N'hésitons pas à le dire : il s'agit d'un livre capital dans la mesure où, concernant le fait historique en général et le génocide arménien en particulier, il donne la réplique à ceux qui acculent le débat dans une impasse pour mieux distiller leur sens du déni au détriment même du sens dont les hommes ont besoin pour être et pour vivre.
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Tout l'enjeu d'un génocide repose sur l'effacement du fait génocidaire.
" La volonté génocidaire est celle qui veut supprimer le
fait dans l'acte même qui pose le fait " (p. 25). Détruire
un peuple implique conjointement de détruire les archives de cette
destruction. Dès lors, comment instituer le fait historique "
aux yeux de l'humanité civilisée " (p. 25) si l'archive
elle-même qui devait le constituer subit sa propre destitution ? En
conséquence, toute réflexion sur l'intentionnalité génocidaire
implique une réflexion sur la notion de fait. La crise de la pensée
historiographique et toutes les perversions qui s'ensuivent trouvent leur
origine dans ce fonctionnement de la volonté génocidaire fondé
sur l'institution et la destitution. " Il est grand temps de mener une
réflexion capable de thématiser la déchirure de la représentation
et la destitution du fait capable en même temps de distinguer entre
l'une et l'autre, pour mieux comprendre comment elles fonctionnent ensemble"
(p. 29).
Analysant par le menu l'affaire Bernard Lewis, lequel, selon le tribunal " n'aurait pas fait la preuve de l'absence de preuve ", Marc Nichanian fait remarquer que ce même tribunal ne lui aurait pas contesté le " droit de poursuivre son entreprise de dénégation " (p. 45) si l'historien avait pris soin d'évoquer les éléments contraires à sa thèse. Ce qui revient à dire que " le fait doit au préalable être validé en tant que tel, d'une façon ou d'une autre " (p. 45). Reste à savoir " où et comment se fait donc la validation des faits dans la communauté humaine ? " (p. 47). Or, comme la machine génocidaire fonctionne en même temps comme une machine dénégatrice, elle détruit la notion même de fait, pervertissant la nature de l'archive et par conséquent le travail de l'historien. Si les procès de 1919 à Istanbul, instruits sous la pression anglaise, eurent beau conclure par la réalité d'un plan d'extermination des Arméniens, dès 1922, les numéros de journal officiel turc couvrant la période des cours martiales allaient disparaître de la circulation. Les faits ayant ainsi disparu, restait la question de leur qualification. Or, dans la volonté génocidaire, ce n'est nullement la qualification des événements qui est en cause, mais la factualité du fait. Mais comment s'y prendre quand le propre d'un génocide est de " s'annuler en tant que fait " (p. 56) ?
L'affaire Veinstein, en 1998-1999, a vu s'élever les historiens parmi les plus éminents contre l'intrusion de la justice dans leur domaine propre, principalement en la personne de Pierre Chuvin qui soutenait, avec le principal intéressé, l'idée selon laquelle " les responsabilités étaient partagées et les versions contradictoires " (p.66). C'était dire que l'interprétation d'un événement historique n'était pas affaire de tribunaux mais d'historiens. Or, ceux-ci oubliaient que la loi, comme la loi Gayssot, loin de leur interdire toute interprétation des faits historiques, décidait cependant qu'en France les faits avérés ne pouvaient souffrir d'être sans cesse revus et corrigés, au risque d'insulter les morts et d'humilier les survivants. En d'autres termes, dans les conditions extrêmes d'humanité, " seul le droit peut dire le fait " (p.71). Sans quoi " la fluctuation de la notion même de fait entraînerait une démence généralisée" (p.72). Les historiens, quant à eux, se trouvent en pleine contradiction : réclamant la preuve, " ils affirment la primauté de l'interprétation sur la preuve " (p.73). Dès lors, on peut se demander en quoi les historiens seraient-ils plus puissants que le droit, eux qui sont les " maîtres de l'archive " (p.76). Leur pouvoir vient de ce qu'ils sont " les gardiens du sens ". Or, dans le cas d'un génocide, " on exige une preuve là où il n'y a pas de tombe " (p.79). L'historien ne peut demander si le gouvernement turc dit vrai ou pas, car c'est à lui d'en décider. Certes, l'archive pourrait faire preuve, mais elle est inexistante ici, par le fait même qu'il s'agit d'un génocide. En d'autres termes, "la décision de génocide est essentiellement une décision contre l'indécidabilité, dans tous les cas, c'est-à-dire aussi contre la perversion historiographique " (p.81). Cela revient à dire que, dans la mesure où l'histoire n'est qu'un " grand complot " (p.95), certains historiens se sont faits souvent les complices d'une logique de la preuve qui n'était autre que la logique du bourreau, comme de dire, pour 1915, que " l'existence même des Arméniens était une 'belligérance' " (p.92). Pour conclure sa démonstration, Nichanian en arrive alors à écrire que l'assassinat planifié consistait " non pas à tuer la vie, mais à tuer la mort " étant donné que la suppression de l'archive est " l'essence même du génocide " (p.97).
S'appuyant sur un colloque qui s'était tenu en 1991 en Californie, Nichanian constate que la question de la vérité en histoire qui obsède alors les intervenants suffit à révéler la crise même que traversait la discipline. La participation à ce colloque d'Hayden White le conduit à faire l'analyse d'un article publié en 1982, intitulé The Politics of Historical Interpretation (in Critical Inquiry). Contre Pierre-Vidal Naquet, trop confiant à son gré en la méthode historique, White soutient que l'histoire, loin d'être objective, est une perpétuelle reconstruction, " une réappropriation du passé qui n'aurait de cesse " (p.116). Dès lors, la réalité d'un événement serait affaire de pouvoir. On est en droit alors de se demander pour quelles raisons et pour qui la " vérité " devient un enjeu. Il n'est pas anodin de constater que cette crise de la conscience historique se soit produite autour de l'historiographie génocidaire et concerne le statut du témoignage. De fait, répondant à Hayden White, Carlo Ginzburg démontre que sa position est en son essence, négationniste. Cette attaque peut s'expliquer selon qu'il manquerait à White " un concept qui lui permettrait de désigner et de décrire le moment où l'insensé prend sens, fait sens, et même fait historiquement sens ", la capacité de se libérer du relativisme, un événement "qui pourrait faire comprendre que l'événement génocidaire a en lui quelque chose qui va bien au-delà des débats sur la constitution de l'histoire comme discipline " (pp. 121-122). Mais ce que Nichanian reproche essentiellement à White, c'est que dans la mesure où " le fait est l'idéal transcendantal de l'histoire ", il ne pouvait pas dire que " la volonté génocidaire ne veut pas tuer, exterminer, détruire les vies, des communautés, détruire des sociétés, même détruire le lien social. La volonté génocidaire veut détruire le fait, la factualité du fait " (p.123). La position de White revient à dire que l'histoire participe du complot, qu'elle est bien " cette intrigue tissée en commun, bien avant toute réfutation perverse des faits et toute réfutation inverse de la non-réalité de ces mêmes faits " (p. 126).
Pour Carlo Ginzburg, la réalité " ne dépendrait en rien de ce qu'on peut en dire " (p.140), et ne serait pas tout entière contenue dans l'archive, dans la mesure où l'historien " tient son pouvoir de parole d'ailleurs, de l'au-delà de l'archive ". Ainsi, dit Ginzburg : " avec Auschwitz quelque chose de nouveau a eu lieu dans l'histoire, qui ne peut être qu'un signe et non un fait ". Il ajoute : " Son nom [Auschwitz] marque les confins où la connaissance historique voit sa compétence récusée. " C'est que pour établir la réalité d'Auschwitz, " nous ne savons pas quel est le genre de discours habilité " à le faire (p.151). Nichanian, profondément influencé par les travaux de Jean-François Lyotard, admet que signe et fait fonctionnent tous deux en tant que référents, mais non du même genre de discours. Après Kant, Lyotard reconnaît d'un côté l'insensé du chaos de l'histoire, de l'autre la liberté à l'œuvre, " seule capable de faire sens " (p. 153). Auschwitz serait comme référent, à la fois signe et fait, " la plus réelle des réalités ", " parce que l'événement lui-même fournit l'épreuve et la preuve d'une sphère morale, du sentiment moral, de l'existence d'un ordre moral (Kant dirait d'une disposition morale), de même qu'inversement il est prouvé et éprouvé comme événement dans le contexte de cette sphère " (pp. 154-155). Dans ce cas de figure, le témoin, à la fois spectateur et participant, " confronté au sublime de l'analogie esthétique ", sera " témoin selon le fait et [...] témoin selon le signe " (p. 155).
Pour interroger le témoignage, Nichanian ira puiser dans le livre d'Annette Wieviorka, L'Ère du témoin, portant sur l' " expérience " des survivants des camps nazis. Si la vérité du témoignage ne recouvre pas la vérité historique du fait, elle n'en demeure pas moins destinée à devenir archive. Nichanian regrette au passage que le " mal d'archive " dont font preuve les Arméniens depuis huit ou neuf décennies néglige l'existence d'une équivalence entre archive et témoignage, même si celui-ci peut davantage relever du nom emblématique et du signe plutôt que du fait. En effet, comment le témoignage pourrait-il devenir document quand, pour reprendre les mots de G. Agamben (in Ce qui reste d'Auschwitz), " L'autorité du témoin réside dans sa capacité de parler uniquement au nom d'une incapacité de dire... " Cependant, précise Nichanian, " tout porte à croire que le témoignage, de document qu'il était, demande aujourd'hui à être lu comme monument. " (p. 163). Pour être plus explicite, " le témoignage comme document est celui du témoin selon le fait ; le témoignage comme monument est celui du témoin selon le signe " (p. 164). C'est que les survivants sont condamnés à prendre le monde civilisé à témoin, dans leur volonté de montrer pour démontrer. Mais le paradoxe veut que ce monde civilisé n'a rien vu alors qu'un génocide " apparaît de prime abord comme in-dé-montrable ", pour reprendre la formule de François Niney. Nichanian souligne que la " prise à témoin " des survivants ressemble à un " appel à témoin " désespéré et que, plutôt que de parler d'une guerre des images à propos de 1915, il s'agit en l'occurrence d'une " guerre des regards ", destinée à compenser la pauvreté du témoignage iconographique, à produire une imagerie de la destruction et de l'atrocité " à l'intérieur même du monde civilisé " (p. 170). Le survivant est confronté à l'invisibilité de la Catastrophe telle que l'a voulue le bourreau en s'installant " à l'avance et à demeure dans le domaine du visible ". " La déchirure du visible ne peut pas être rendue visible ", dit très justement Nichanian (p. 172).
Par ailleurs, si l'oblitération du témoignage peut être considérée comme l'événement même, si elle est constitutive du fait historique, l'art ne devrait-il pas avoir pour fonction de la " contrer " ? À ce propos, Nichanian souligne qu'étant donné qu'il réside " dans l'oblitération du témoin comme [...] dans l'interdit de la représentation ", dans les deux cas, " l'événement est bien une disparition à l'image " (p.178). Pour les grands auteurs de langue arménienne en diaspora, il était nécessaire de " distinguer le visible et l'invisible, le génocide et la Catastrophe, l'espace de la reconnaissance et la tradition interne du témoignage, l'historicité et la représentation, la destitution du fait et la déchirure de l'image " (p. 179). Si les survivants n'ont eu de cesse de raconter, les écrivains ont constamment été confrontés à l'impossibilité de la représentation. Ainsi, tandis que Zabel Essayan va se prononcer contre la littérature dès 1917, Aram Andonian, en revanche, la considérera comme essentielle pour affronter l'abjection, alors que Yervant Odian, clôturera son livre Anitseal Tariner ( Années maudites), d'une formule ambiguë que Nichanian résume comme une " éthique de la représentation " (p. 185). Pour sa part, à la question sur la nature de " l'humanité civilisée ", Oshagan répondra : " L'histoire ne peut rien prouver, car c'est un tissu de dénégations ", dénonçant ainsi par avance l'histoire comprise comme " complot " et la perversion historiographique. Et Nichanian d'ajouter : " La catastrophe, en ce sens, est une catastrophe de la mémoire " (p.194).
Plus personnel dans sa conclusion, Nichanian en vient naturellement à évoquer la honte comme inhérente au témoignage et comme " l'expérience intime du survivant " (p. 204). Parlant à la première personne, mais dans un registre qui englobe tous les Arméniens de la survivance, il note : " Car à chaque fois que nous parlions de nous-mêmes, nous ne parlions pas à nous-mêmes. À chaque fois, il était fait appel au tiers, à l'Occident, à l'observateur, à ce que Hagop Oshagan appelait l' "humanité civilisée". Et donc j'ai eu honte continuellement. En tant que survivants, nous n'avons jamais cessé, en effet, de parler de nous-mêmes, de faire appel au tiers, à l'observateur, à l'humanité civilisée, nous n'avons jamais cessé de faire appel au regard extérieur " (p. 206). Car en fait le mal de reconnaissance va de pair avec une archivation du témoignage qui alimente constamment la honte. Ainsi, plus le survivant de la catastrophe se lève et prouve, plus le bourreau lui répond : Prouve-le, prouve-le donc si tu peux. Ce que Nichanian résume en disant : " Le monument a toujours déjà été corrompu par le document " (p. 211).
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Que reste-t-il de 1915, sommes-nous tentés de nous dire après
la lecture de ce livre ? Dans le fond, au terme de ces 90 années durant
lesquelles les survivants ont travaillé dans la honte d'avoir à
témoigner sans cesse contre la perversion historiographique, les Arméniens
ont encore à prouver devant le tribunal d'une " humanité
civilisée " qu'ils sont des hommes à part entière,
car le déni du génocide est un déni d'humanité.
Nul doute que les arguments de Marc Nichanian n'ouvrent une voie nouvelle sur le concept de vérité historique concernant le cas extrême du génocide. L'impeccable démonstration contenue dans son livre, la multiplicité des formulations paradoxales, les oppositions suggestives qui émaillent son texte, enfin les admirables pages sur les rapports de la honte et du témoignage devraient intéresser tous ceux qui, survivants et chercheurs, éprouvent le besoin d'aller au-delà des impasses philosophiques où les tenants d'une liberté pour l'histoire semblent aujourd'hui s'être fourvoyés.
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Marc Nichanian : <i>La perversion historiographique. Une réflexion arménienne</i>, Paris, éditions Lignes, 2006. 17 euros. ISBN : 9 782849 380468</p>