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Dans un article précédent, j'ai évoqué
les circonstances qui m'avaient conduit à être observateur
aux élections en Arménie. Inutile de souligner que pour un
Français d'origine arménienne, l'expérience est digne
d'intérêt. Depuis 2000, l'association Endrutyune konn è
(L'élection t'appartient) s'est donnée pour objectif d'impliquer
les citoyens d'Arménie, en dehors des observateurs émanant
des différents partis politiques. Mais pour la première fois,
elle faisait appel à des Arméniens issus de la diaspora pour
remplir la fonction d'observateurs aux élections du pays. Pour la
première fois, au même titre qu'un Arménien d'Arménie,
un Arménien de France bénéficiait d'une autorisation
officielle, délivrée par la Commission centrale pour les Élections
de la République d'Arménie, afin d'observer les rouages du
système électoral en vigueur et de dénoncer leurs éventuels
dysfonctionnements, depuis les préparatifs de la veille jusqu'au
dépouillement des bulletins. Environ quinze jeunes Arméniens
de la diaspora, étudiant en Arménie, avaient répondu
à cet appel. Pour ma part, j'ai été affecté
à l'école Raffi située sur l'Avenue Komitas, avec Arène,
un étudiant en informatique venu d'Iran. La veille, nous avons assisté
aux préparatifs qui ont duré de 13 h 30 à 23 h 30 et
le lendemain, comme il est prévu par le règlement, j'ai rempli
ma mission de 7 heures à 14 heures, et Arène a pris le relais
jusqu'à la fin du dépouillement.
Même si leur énumération risque d'être
fastidieuse, il me paraît intéressant de décrire, en
tant que témoin oculaire, toutes les procédures destinées
à déjouer les fraudes ou à prévenir les contestations.
Le bureau de vote proprement dit se situant à l'étage
d'un corps du bâtiment de l'école, il était clair que
son accès était rendu difficile aux personnes âgées
ou impotentes. Mais rien n'était prévu pour les handicapés.
Cette partie de l'école m'a frappé par sa
vétusté, l'impression misérable et triste des salles
de classe, aux couleurs défraîchies depuis belle lurette, aux
rajouts mal agencés, aux pièces de tissu destinées
à camoufler on ne sait quelle laideur, aux fenêtres dont certaines
vitres manquaient, aux cadres de porte de guingois, aux murs délabrés
au point qu'on pouvait voir d'une pièce dans l'autre, aux lames de
parquet qui se retournaient sous vos pas, aux toilettes, aussi bien fille
que garçon, qui avaient conservé la bonne tradition soviétique
de ne posséder aucune porte ni à l'entrée, ni aux cabines,
sans oublier le robinet chétif sans tête… Je me disais
que c'était sans doute pour changer tout ça que les élections
avaient lieu, et qu'il fallait qu'elles soient justes. Mais dans le même
temps, je ne pouvais m'empêcher de penser que bien des candidats possédaient
pour eux seuls des demeures somptueuses tandis que là où se
construisait l'avenir du pays, là où des enfants étaient
instruits pour l'aimer et le servir, là où devait être
entretenue la flamme de l'enthousiasme, rien n'était fait, rien pour
chasser l'impression de résignation et d'impasse qui se dégageait
de ces murs. Dès lors, comment un enseignant pouvait-il inspirer
à ses élèves l'amour du genre humain et la passion
du savoir dans un environnement qui trahissait constamment sa parole ? Ces
écoles repoussoir, je sais qu'un jour, si elles subsistent, contraindront
des parents à s'exiler pour ne pas y jeter leurs enfants, comme c'est
déjà souvent le cas. (Pour autant, même si leurs salaires
ont été revalorisés, les enseignants semblent aujourd'hui
soulever un vent de fronde de la part des parents qui trouvent totalement
anormal qu'on exige d'eux des mille, deux mille drams et parfois bien plus
pour telle festivité, telle sortie ou telle tradition destinée
à honorer le maître.)
La veille du vote ont eu lieu les préparatifs. Rendez-vous
avait été pris à 13 h 30. Le bureau était composé
de neuf personnes, comprenant une présidente, un suppléant
et un secrétaire chargé de consigner dans un registre noms
et signatures des observateurs, ainsi que tous les actes liés aux
élections. Étaient également présents des observateurs
dont certains, comme Arène et moi-même, d'une manière
ininterrompue.
Le vote devait porter sur deux listes, l'une, de couleur
orange, comprenant l'ensemble des partis politiques qui seront représentés
en proportion des voix obtenues ou Medzamasnakan, l'autre, de couleur blanche,
les personnes cautionnées par un parti qui se présentaient
dans la circonscription ou Hamamasnakan.
Voici la liste de partis politiques qui se présentaient
:
1- Azgaïne joghovrtavarakan kussaktsutyun (Parti démocratique
national).
2- Azgaïne hamatsaïnutyan kussaktsutyun (Parti de la concorde
nationale).
3- Azgaïne miabanutyan kussaktsutyun (Parti d'union nationale).
4- Barkavadj Hayastan kussaktsutyun (Parti Arménie prospère).
5- " Dachink " kussaktsutyun (Parti " Contrat ").
6- " Jarankutyun " kussaktsutyun (Parti " Héritage
").
7- Joghovrdakan kussaktsutyun (Parti polulaire).
8- Joghovrdakanughi kussaktsutyun (Parti de la Voie démocratique).
9- " Impitchment " tachink (Contrat " Empeachment ").
10- Hay Heghapokhakan Dachnaktsutyun (Fédération révolutionnaire
arménienne).
11- Hayastani démocratakan kussaktsutyun ( Parti démocratique
d'Arménie).
12 -Hayastani yeritassartakan kussaktsutyun ( Parti de la jeunesse d'Arménie).
13- Hayastani joghovrtakan kussaktsutyun ( Parti populaire d'Arménie).
14 - Hayastani komunistakan kussaktsutyun ( Parti communiste d'Arménie).
15 - Hayastani hanrapétakan kussaktsutyun ( Parti de la République
d'Arménie).
16 - Hayastani marksistakan kussaktsutyun ( Parti marxiste d'Arménie).
17 - " Hanrapétutyun " kussaktsutyun ( Parti " République
").
18- Miavorman achkhatankaïn kussaktsutyun ( Parti d'union des travailleurs).
19- Miatsial azatakan azgaïne kussaktsutyun ( Parti national d'union
libérale).
20- Nor jamanakner kussaktsutyun ( Parti temps nouveaux).
21- Sotsial démocrat hentchakian kussaktsutyun (Parti social-démocrate
hentchak).
22- Kristonia joghovrtakan kussaktsutyun ( Parti chrétien populaire).
23- Orinats Yergir kussaktsutyun ( Parti pays de droit).
J'ai tenu à mentionner les noms de ces partis car
ils disent exactement ce qui fait défaut en Arménie, quitte
à ce que des confusions soient possibles dans la mesure où
les différences tiennent à un cheveu.
La liste des électeurs du bureau de vote 4/17 de
l'école Raffi comprenait 1896 inscrits.
Le nombre des bulletins dépassait d'environ 3% le
nombre des électeurs, soit 1952 pour la liste Hamamasnakan, 1949
pour la liste Medzamasnakan. Ces listes ont été vérifiées
une par une, les douteuses ayant été éliminées,
coupées dans un coin et soigneusement gardées. Elles ont été
réunies par paquet de 100, dans la suite de leur numérotation
et attachées, par les trous figurant dans le talon. Trois personnes
ont été désignées pour signer au dos de chaque
liste des Hamamasnakan, et trois autres pour la liste Medzamasnakan. Je
vous laisse imaginer le travail. Les enveloppes correspondantes ont été
également comptées et réunies par paquet de 100.
Ces préparatifs se sont terminés vers 23 h.
Le coffre devait être vidé de son contenu, examiné par
les personnes présentes, avant que les listes, les enveloppes, les
sacs devant contenir les bulletins après dépouillement, le
tampon, les sceaux, etc. n'y soient introduits. Le coffre sera ensuite fermé
par le président, des feuilles de papier signées par des volontaires
collées sur la serrure et ailleurs de manière à embrasser
le cadre et la porte, en guise de scellés. Un protocole sera rempli
et le coffre sera gardé toute la nuit par deux agents de la sécurité.
Le lendemain, les derniers préparatifs liés
à la disposition de la salle ont eu lieu de 7 h à 8 h du matin,
Le coffre a été disposé à l'intérieur
du bureau et placé près du secrétaire.
Les urnes, deux grands caissons en plastique translucides,
comportant le numéro du bureau de vote et une image du blason de
l'Arménie, ont été examinées par les observateurs
pour s'assurer qu'elles étaient bien vides, avant que leur couvercle
ne soit scellé. Chaque couvercle comprenait une ouverture coulissante,
orange pour les enveloppes de même couleur, et blanche pour les enveloppes
blanches.
L'électeur ayant présenté son document
d'identité, son numéro était inscrit sur le registre
en face de son nom. Il devait signer deux fois avant de recevoir les deux
listes et les enveloppes correspondantes. Après quoi, le responsable
du registre ajoutait sa signature sur la ligne où figure le nom de
l'électeur en question.
L'électeur devait cocher un V dans un carré
situé en face du nom ou du parti de son choix. Les opérations
du vote étaient expliquées par quatre affiches situées
à l'entrée du bureau de vote, deux autres montrant la manière
de cocher, ainsi qu'un exemplaire de chaque liste.
La liste complète des électeurs étaient
exposée au rez-de-chaussée et pouvait être consultée
par chaque électeur.
Le bureau de vote devait répondre à des règles
strictes, lesquelles pouvaient êtres laissées à l'appréciation
du président en fonction des lieux. Cependant d'une manière
générale, il doit comprendre quatre tables pour recevoir les
électeurs, trois isoloirs distants d'environ 150 centimètres
et dépourvus de rideau, situés dans un espace interdit d'accès
à toute personne autre que les votants, une série de chaises
pour les observateurs, le coffre-fort, le bureau du secrétaire, une
table avec les deux urnes.
Des observateurs, issus des partis politiques en compétition,
ont pris place. Chaque parti ne peut présenter qu'un observateur
à la fois, qui est censé s'inscrire auprès du secrétaire.
Il y avait, vers 9 h, environ 18 observateurs. Les observateurs avaient
des fiches préparées à l'avance marquées à
partir du chiffre 1 grâce auxquelles ils comptabilisaient les votants.
Concernant l'école Raffi, on a compté 54 votants
à 9 h 15, 124 une heure plus tard, 235 après deux heures,
puis 365, 490, et 600 à 14 h 15. Ce qui était considéré
par certains membres du bureau, comme le signe d'une participation très
encourageante, à la mi-journée.
Comme observateur de l'association Endrutyune konn è,
j'étais tenu de remplir un livret concernant les points les plus
sensibles du déroulement des élections, afin de déterminer
si elles avaient été conformes aux règles ou non. De
fait, pour avoir circulé partout où je pouvais et avoir été
scrupuleusement présent durant la partie de la journée qui
m'avait été impartie, je ne constatai aucun manquement sérieux
aux règles. Si je n'ai pas participé au dépouillement,
c'est que j'avais néanmoins très vite acquis la conviction
que les fraudes seraient difficiles tant le suppléant était
d'une vigilance à toute épreuve, fanatique inconditionnel
de la règle au point de se disputer rageusement avec la présidente
sur des points de procédure.
Les observateurs étrangers ont été
surtout présents dans les campagnes ordinairement plus difficiles
à contrôler et où les fraudes ont toujours été
plus nombreuses que dans la capitale. Renseignements pris auprès
d'un ami proche qui a passé la nuit à conduire des observateurs
russes, ceux-ci ont accompagné l'acheminement des sacs remplis de
bulletins jusqu'au lieu où ils devaient être centralisés
puis recomptés. Or, tout se serait passé sans anicroche. En
ce sens, l'Arménie vient d'accomplir un pas de plus vers la transparence
et la démocratie.
Durant ce vote, certains observateurs ou membres du bureau
avec lesquels j'avais sympathisé, démocrates éclairés
ou intellectuels vigilants, m'ont appris à voir les réalités
politiques en Arménie d'un œil autre que celui d'un observateur
aussi scrupuleux que naïf, à voir ce qu'ils voyaient comme moi-même
je ne le pourrais jamais, sans que je sache si leur propre vision relevait
de la réalité ou du fantasme.
Curieusement, durant le vote, on a eu l'impression que les
gens d'un même coin ou d'une même rue s'étaient donnés
le mot pour arriver en même temps. On faisait la queue devant une
table où l'on enregistrait les habitants d'un même quartier
tandis qu'à l'autre table il n'y avait pratiquement personne. On
me disait alors que tout ceux-là étaient des vendus, des électeurs
qu'on avait achetés, qu'ils pratiquaient en quelque sorte le vote
sous surveillance au profit d'un nom ou d'un parti en contrepartie des petits
bienfaits obtenus ici ou là durant la période électorale.
Une autre fois, on me montrera le manège des grosses
voitures dans la cour acheminant des votants, pour me dire que leurs propriétaires,
sympathisants d'un parti,ne manquaient pas de demander aux "acheminés
" de voter pour eux. Effectivement, j'ai appris que des cousins avaient
rejoint le bureau de vote grâce à une de ces voitures et qu'ils
avaient forcément voté dans le "bon sens".
J'apprendrai qu'un autre, ayant combattu au Karabagh, avait
voté en faveur de Serge Sarkissian, Premier ministre, pour avoir
reçu l'année dernière des aides substantielles afin
de refaire ses appartements.
Ces cas sont loin d'être isolés, ils appartiennent
à la réalité politique profonde de l'Arménie.
Il vous suffit de tendre l'oreille, d'écouter les plaintes pour constater
que cette méthode électorale qui vise à exploiter la
pauvreté matérielle des Arméniens a poussé ses
tentacules dans tous les foyers, partout où elle a pu rencontrer
une âme dans la nécessité, une famille dans le besoin
(une méthode dont le fameux Dodi Gago semble avoir fait une spécialité
arménienne), et même auprès de gens qui auraient tout
lieu de se plaindre d'un gouvernement qui n'a jamais rien fait de tangible
pour eux en termes de politique sociale. Ne demandez pas pour qui votera
cet intellectuel et de surcroît fonctionnaire de police, qui est en
train de se construire une maison pour échapper à la promiscuité,
au voisinage encombrant, à l'inconfort permanent.
Les hommes politiques ont compris qu'ils ne pourraient pas échapper cette année à des élections sous haute surveillance et respectueuses des règles. Ils ont donc oeuvré en amont, en agissant directement sur un abêtissement des gens qu'ils ont sciemment entretenu par le maintien d'une forme d'obscurantisme politique ou en faisant du malheur lui aussi entretenu une monnaie d'échange contre un vote en leur faveur. Plus le bienfait sera immédiatement sensible, plus les bénéficiaires se sentiront redevables d'un geste électoral de reconnaissance.
Or, quoi de plus frauduleux que cette manière de
violer le geste électoral en jouant sur le fait que chaque citoyen
d'Arménie vivant au-dessous du seuil de pauvreté est devenu
une machine à survivre. C'est l'impression que me donnera ce chauffeur
de taxi, 57 ans avec une bouille de 67, faisant corps avec sa guimbarde,
comme elle au bout du rouleau, engoncé dans sa quête tragique
de pain quotidien. " Voter ? Pour quoi faire ? Même s'il y a
des gens honnêtes, ça changera quoi ? Si je vote pour un homme
et qu'il devienne député, le jour où je lui demanderai
quelque chose, il n'hésitera pas à me mettre à la porte
en m'injuriant ".
Ce n'est pas pour rien que l'académicien Ghazarian,
ancien membre du comité Karabagh, a pris sur lui sans tenir compte
de son âge et de sa faiblesse physique, de supplier les Arméniens,
lors d'un meeting, de ne pas être des judas.
Toujours est-il que là réside une des raisons
expliquant la victoire d'un Parti au pouvoir dont tout le monde se plaint.
Pendant ce temps, notre diaspora se distrait tragiquement
avec son joujou de génocide 365 jours sur 365. Ce qui arrange en
Arménie un pouvoir qui a tellement le souci du peuple qu'il trouve
toujours le temps de mener à bien ses grandes affaires et ses basses
besognes en toute quiétude. Qui répondra à l'appel
pressant des citoyens manipulés, écrasés, résignés
malgré eux et pour tout dire violés, en état d'exil
politique permanent dans un pays où rêvent de vivre les exilés
de luxe d'une diaspora coupable de rêver l'Arménie et responsable
du mal-être des Arméniens ? Car ce n'est pas d'argent dont
les Arméniens ont besoin, ce n'est pas de routes, ce n'est pas de
boutiques de luxe, mais de démocratie, d'une démocratie vivante,
transparente, humaine et souriante pour tous.
Mai 2007