Nous sommes tous des Hrant Dink, sauf les Turcs...

Aujourd'hui 27 janvier à 15 heures, aura lieu, de République à Bastille, à l'appel de l'association ACORT (Assemblée Citoyenne des Originaires de Turquie) " une manifestation silencieuse sous une seule pancarte : NOUS SOMMES TOUS DES HRANT ! NOUS SOMMES TOUS DES ARMENIENS ! en hommage à Hrant Dink, Défenseur de la paix, de la fraternité entre les peuples, de la liberté, de la démocratie et artisan du dialogue arméno-turc pour une mémoire collective. " Pour avoir été informé de la mise en place laborieuse et constamment à l'écoute de cette initiative, sans oublier les réticences des uns et des autres, il me paraît utile de donner les raisons pour lesquelles je ferai partie de cet hommage à titre personnel.

Nombreux sont ceux qui parmi les Arméniens ont jusque-là déjà rendu hommage à Hrant Dink, moins pour honorer sa pensée que pour rester indéfectiblement collés à la leur, moins pour porter dans l'avenir l'esprit du journaliste que pour une fois encore l'inscrire dans l'équation du génocide, en faisant de lui la 1 500 001 ème victime de 1915. Je ne serai certainement pas celui qui leur donnerait tort, sachant fort bien que ce qui a tué Hrant Dink n'est autre que le négationnisme d'État entretenant en Turquie un climat de haine à l'égard de tout ce qui ose s'en prendre à l'identité turque. À Erevan des milliers de manifestants ont transformé cet hommage en haine du Turc, interprétant le slogan : " Nous sommes tous des Hrant Dink " en un cri de vengeance, sans doute fort éloigné de la pensée même du journaliste. Au même moment, des milliers de Turcs défilaient dans les rues d'Istanbul, sous les mêmes slogans pour dire, entre autres raisons, que c'était la liberté d'expression qu'on venait d'assassiner.

Liberté d'expression. Ceux de nos éminents Arméniens ou honorables associations qui ont lancé cette diatribe contre l'État turc, pour dire et répéter qu'avec la mort de Hrant Dink, c'était la liberté d'expression qu'on avait tuée, pratiquent-ils eux-mêmes ce respect de la parole d'autrui le plus élémentaire au sein de la communauté arménienne ? Ce n'est pas parce qu'on est un défenseur acharné de la cause arménienne qu'on a tous les droits, dont celui de récuser le droit de l'autre à la parole. L'une des idées maîtresses de Hrant Dink était justement que les Arméniens apprennent à dialoguer. Dialoguer veut dire entrer dans l'être de l'autre d'abord, pour pouvoir ensuite lui présenter le sien et ainsi synthétiser ensemble les points de vue. Loin de moi, l'idée que cet effort ne se soit pas institutionnalisé au sein de la communauté arménienne de France. Mais quel goût amer ne donnent ces quelques beaux parleurs, spécialistes des beaux sentiments démocratiques, soupçonneux énergumènes animés de l'intolérance la plus cynique ? Quel goût amer cette censure qui est chez les Arméniens le plus bel avatar du génocide ? Censure occulte, censure feutrée, mise à l'index des intrus qui s'en prennent aux pontes qui ont monopolisé le génocide pour en faire leur fonds de commerce plutôt qu'une pensée en mouvement avec le monde.

Aujourd'hui, les Arméniens de Paris étant confrontés à cet appel à manifester, la sagesse voudrait qu'ils ne s'y associent pas. Qu'à cela ne tienne ! Il y aura toujours des Arméniens cabochards pour venir gripper la mécanique des gens assis sur leurs hémorroïdes. Il est vrai que le passé pèse lourd dans les têtes, les Arméniens ayant été souvent roulés dans la farine, sinon dans le sang, par des Turcs mal intentionnés. (Mais dirons-nous, comme " salauds " les Arméniens n'ont pas été en reste ici ou là dans l'histoire du génocide. Je ne voudrais pas livrer ces preuves en pâture à nos " ennemis " pour qu'ils ne rient de nos lâchetés, mais chacun sait que, autant il y a eu des justes parmi les Turcs en 1915, autant il y a eu des " salauds " parmi les Arméniens pour les abattre par Turcs interposés.)

Cette prudence était-elle de mise aujourd'hui ? Parmi les organisations signataires de l'appel lancé par ACORT certaines fricotent avec le négationnisme le plus abject. Un Arménien devrait-il côtoyer ces gens-là ? Que nenni ! En d'autres termes, faut-il pour autant boycotter cet hommage à Hrant Dink quitte à risquer de salir le silence de son propre recueillement ? Qu'aurait-il pensé lui-même, ce Hrant Dink qui côtoyait le mensonge, la peur, la merde chaque jour qu'il vivait, écrivait et parlait ? Pour ma part, je préfère me tromper par amour de la vérité qu'avoir raison avec les raisonnables qui ratiocinent à l'envi sur ceci ou cela. Trop de " génocide " tue sa reconnaissance. Je préfère, en tant qu'Arménien, fréquenter des Turcs de bonne volonté que des Arméniens enfermés dans leur sacro-saint enfer génocidaire. Il ne s'agit pas ici de convertir qui que ce soit à la reconnaissance du génocide, lequel a pour lui-même la force de sa vérité historique. Mais qu'il existe des brebis galeuses parmi ces signataires, intransigeants, inconditionnels de la Turquie jusque dans son histoire, je ne voudrais pas pour autant me soustraire à cause d'eux à la fréquentation de ces Turcs de bonne volonté qui ont accepté aujourd'hui d'écrire sur leur appel : " En hommage à Hrant Dink, Défenseur de la paix, de la fraternité entre les peuples, de la liberté, de la démocratie et artisan du dialogue arméno-turc pour une mémoire collective ", et qui pourraient demain déposer une gerbe sous la statue de Komitas.

Car s'il m'importe moins de savoir ce que le négateur négatif a dans le cœur et dans la tête que de travailler de concert avec un Turc de bonne volonté pour réveiller la société civile turque du sommeil nationaliste dans lequel elle a été plongée. On ne me fera pas croire que la reconnaissance du génocide est uniquement l'affaire des Turcs. Les Arméniens y ont leur rôle à jouer, aussi important qu'est tragique leur situation dans le monde et cruciale pour l'histoire des Européens la reconnaissance de leur passé par les Turcs.

Il m'importe aussi d'expliquer aux Turcs pourquoi je suis favorable à la pénalisation d'un négationnisme flagrant, impudique et éhonté. Comment le ferai-je si je continue à me couper de ceux à qui je dois d'expliquer qu'il y a ici une question de dignité, et que la dignité est le critère premier qui définit les droits de l'homme.

Les Arméniens oublient que les Turcs n'ont pas évolué à la même vitesse concernant l'histoire du génocide. Et pour cause ! Tandis que de génération en génération, les Arméniens étaient l'objet d'une surinformation, par les livres et par le corps, de génération en génération, les Turcs étaient victimes d'un formatage massif et hermétique partout où pouvait s'introduire le sens réel de l'histoire, depuis leur éducation jusque dans les universités, la presse, les lois. C'est cela que les Arméniens doivent savoir et cela qu'ils doivent toucher du doigt en acceptant d'avoir devant eux, dans le cadre d'un échange fondé sur la compréhension mutuelle, ces Turcs qui sont et restent le tissu vivant de la Turquie.

Je veux savoir pourquoi les Turcs n'osent pas employer le terme de génocide. Je veux savoir pourquoi la jeunesse turque ne s'informe pas aujourd'hui sur tous les aspects de son histoire alors que les livres en turc et en Turquie existent. Je veux savoir comment certains osent introduire les droits de l'homme en Turquie, osent vouloir la liberté de parole et la transparence de leur histoire.
N'est pas Ayse Günaysu qui veut. Certes. Mais ce n'est pas parce qu'Ayse Günaysu, dissidente par excellence, existe en Turquie que tous les Turcs sont coupables de n'avoir pas la même conscience des réalités. Si les hommes n'ont pas la même conscience de l'histoire, c'est qu'ils n'ont pas la même histoire en tant que personnes. Vouloir que tous les Turcs ressemblent hic et nunc à Ayse Günaysu, n'est rien d'autre qu'un angélisme qui ferait croire qu'en matière d'humanité les mêmes causes conduisent aux mêmes effets, que l'énormité du génocide suffirait à conduire tous les Turcs à en admettre le fait.

Janvier 2007

 

 

Yevrobatsi

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