Ratifiée en février et déposée en juillet 1998
par l'Arménie près le Secrétariat du Conseil de l'Europe,
la convention-cadre pour la protection des minorités nationales rentrait
en vigueur le 1er novembre de la même année. Un premier rapport
était soumis, " rédigé par le ministère des
Affaires étrangères de la République d'Arménie
sur la base des informations fournies par les ministères et services
compétents et compte tenu des observations et des propositions présentées
non seulement par les organes officiels mais également par les organisations
non gouvernementales des minorités nationales : Géorgiens, Grecs,
Juifs, Kurdes, Polonais, Russes, Syriens et Yézidis. "
Dans ce rapport, déposé par
l'Arménie en juin 2001, on peut lire la phrase suivante : "Il
est admis qu'il n'existe pas de pays monoethnique au monde et, à cet
égard, l'Arménie ne fait pas exception. Depuis des siècles,
différentes minorités nationales ont habité ou habitent
encore sur le territoire arménien sans être victimes de discrimination.
Les minorités nationales constituent quelque 3% de la population de
la République d'Arménie. "
À la suite de ce rapport initial, d'un
second et d'un troisième, un autre a été déposé
dont l'une des formulations vient curieusement en contradiction avec celle
du premier : " L'Arménie est un État monoethnique, dont
la population est composée, pour 97 à 98 %, d'Arméniens
et qui abrite par ailleurs 2 à 2,5 % environ de personnes appartenant
à plus de 10 autres nationalités. L'Arménie est leur
seconde patrie et elles participent aussi activement que possible au développement
économique et culturel du pays. "
Dans l'examen, fait en 2002, de ce dernier
des rapports périodiques, il a été à maintes reprises
reproché au gouvernement arménien de se présenter comme
un État monoethnique, en contradiction avec la présence en Arménie
d'une dizaine d'autres ethnies qui représenteraient entre 2 et 2,5%
de la population. Ce reproche sera réitéré par plusieurs
intervenants qui ne cesseront pas de montrer non seulement l'aspect péjoratif
d'une telle appréciation, mais aussi les dérives qu'elle peut
laisser sous-entendre ou supposer.
L'expression ne serait en soi qu'une bourde
si elle n'avait été écrite dans un rapport officiel et
destiné aux représentants d'un Comité mis en place pour
éliminer toute discrimination raciale. En effet, l'expression fait
froid dans le dos quand on songe que la voisine Turquie l'utilisa comme son
cheval de bataille en vue d'unifier le pays autour d'une cause commune et
d'une ethnie unique. Il semblerait que la voie choisie par les pays frontaliers
de l'Arménie soit celle aussi d'une monoethnicité plus ou moins
avouée, comme c'est le cas de la Géorgie, de la Turquie et de
l'Azerbaïdjan.
Un concept ambigu
De fait l'ethnicité demeure un concept
ambigu et ne laisse pas de nous interroger sur la pertinence de l'expression
: l'Arménie est un État monoethnique. Cela voudrait-il signifier
que les nationalités présentes en Arménie, mais n'appartenant
pas à l'ethnie arménienne, ne font pas partie de l'État
arménien ? Un Yézidi peut-il dire qu'il est arménien
comme moi, né en France, de parents arméniens, je peux me dire
français ? Si l'Arménie est fondée sur l'ethnie arménienne,
cela suppose sinon une volonté du moins un constat d'homogénéité.
Dès lors, on est en droit de se demander sur quels critères
repose cette homogénéité. La même langue ? Une
seule religion ? Une mentalité spécifique ? Un territoire unique
?
Il est de fait que si la langue est issue
d'une même source, les parlers arméniens sont aussi différenciés
qu'ils sont distants les uns des autres. En ce qui concerne la religion, on
s'étonne de trouver des Arméniens musulmans, sans oublier les
autres formes de croyances qui prolifèrent actuellement en Arménie.
Quant à la mentalité, elle est aussi éclatée qu'il
y avait de villages dans l'Arménie historique et de pays où
ils se trouvent aujourd'hui installés. Le seul lien qu'on pourrait
concéder aux Arméniens, c'est une communauté de destin.
Cet ensemble complexe des causes et des effets, dû à l'histoire
des hasards et des rapports humains et auquel je dois d'être né
ici et pas ailleurs, dans cette époque et non dans une autre. Mais
si notre traçabilité génétique était réellement
possible, pour nous que le génocide a jetés dans la nuit, bien
des surprises nous seraient réservées qui viendraient contrarier
notre imaginaire de l'origine et de l'homogénéité. La
vie se joue toujours des théories.
En d'autres termes, l'État monoethnique, selon la représentation que s'en fait le gouvernement arménien, laisserait penser qu'il existe, scientifiquement parlant, un groupe ethniquement pur qu'on appelle les Arméniens. Or, partout ailleurs dans le monde où le politique, compris comme une conscience du vivre ensemble, prévaut sur le biologique ou l'ethnique, les pays forment des nations animées par un idéal commun qui conduit chaque citoyen à dépasser son intérêt personnel au nom du bien de la communauté. C'est dire que l'ethnie est une notion scientifique qui peut être sujette à caution, la nation est un concept politique fort, fondé sur les principes mêmes de la démocratie, à savoir le partage et la responsabilité.
Un système fondé sur
la préférence ethnique
Les nationalités qui habitent l'Arménie
ne sont pas en nombre suffisamment important pour exercer une quelconque menace
à l'égard des Arméniens. En quantité tellement
négligeable qu'elles sont réellement négligées.
Et tellement infimes qu'elles sont considérées comme des poussières
abandonnées à leur coin. Il est symptomatique que le rapport
arménien ne fasse pas mention des Arabes, ni des " gypsies "
au nombre de 300 environ. Ce genre de négligence ne mériterait
pas d'être retenu s'il ne déterminait, somme toute, une attitude
générale propre à un " État monoethnique
" qui serait celui d'un système fondé sur la préférence
ethnique.
Dans un tel État dit monoethnique, qui s'appuie de surcroît sur
une Église officielle, la liberté de conscience est programmée
par des cours obligatoires de religion chrétienne introduits dans les
programmes scolaires. L'organisation religieuse du pays est décidée
par elle, et elle seule, quant à la construction et à l'ouverture
de nouveaux lieux de culte pour certaines minorités ethniques.
La partie visible de ce système préférentiel est l'absence totale de représentativité des minorités au Parlement. Par ailleurs, le gouvernement arménien pourrait-il demander à des non-Arméniens de participer au conflit du Karabagh en les enrôlant dans l'armée nationale de cet État monoethnique ? Sur ce point, le rapport ne donne aucun éclaircissement. En outre, la discrimination par la langue oblige certaines ethnies sinon à s'expatrier pour le moins à se sentir exclues de l'université.
Dans le même ordre d'idée, il
est reproché au gouvernement arménien de ne donner aucune statistique
à propos des minorités nationales en ce qui concerne le PNB
et le revenu annuel par habitant, sans oublier les prestations sociales auxquelles
elles ont droit. Cette négligence n'offre aucune visibilité
pour juger du comportement des organismes officiels à l'égard
des groupes ethniques. Le plus grave se situe dans l'absence de statistiques
sur les délits à motivation raciale et les plaintes judiciaires.
Un système fondé sur la préférence nationale est
un système qui favorise les comportements racistes, et principalement
de la part des autorités censées les réprimer. Les violences
policières à l'égard des Kurdes Yézidis "qui
feraient en outre l'objet de discrimination en matière d'accès
à la terre, à l'eau et aux pâturages " le démontrent.
Sans faire pour autant de procès d'intention envers quiconque, le fait
que les victimes ne portent pas plainte, ou que leur plainte n'aboutisse pas
ou qu'il n'y ait pas de statistique à cet égard ne permet nullement
d'en conclure qu'il n'y a pas de délit à caractère raciste
en Arménie.
En la matière, le Comité relève que l'article 69 du code
pénal ne condamne pas toute diffusion d'idées fondées
sur la supériorité d'une race et toute incitation à la
discrimination raciale.
Les dérives d'un tel système
conduisent forcément à des injustices en matière de distribution
de logement ou de travail. La question reste posée : s'il y a reprise
économique en Arménie, on est en droit de savoir si elle bénéficie
également aux ethnies minoritaires. Quand on sait sur quels réseaux
d'influence et quelles formes de népotisme repose le pays, on est enclin
à croire que les minorités sont disqualifiées d'avance.
En fait, la préférence se situe à tous les niveaux et ne touchent pas seulement ces poussières ethniques. À tous les échelons de la vie sociale et politique, il y a toujours plus arménien que soi. Si les femmes sont si ridiculement représentées au Parlement, c'est que les hommes sont plus arméniens qu'elles. Si Raffy Hovanessian n'a jamais pu obtenir la nationalité arménienne, c'est qu'il n'est pas suffisamment arménien. Si les réfugiés originaires du Haut-Karabagh "sont toujours considérés comme des réfugiés et non comme des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays " , c'est qu'ils sont moins arméniens que les autochtones…
Une question très sensible
Dans sa déclaration, Monsieur Thornberry
demande au gouvernement arménien s'il est prévu qu'il mette
en œuvre " un programme de sensibilisation à la tolérance
interethnique étant donné qu'il s'agit d'une question très
sensible en Arménie. "
Il est vrai que les voisinages mouvants et
hostiles de l'Arménie l'obligent à serrer les rangs autour des
valeurs nationales forgées au cours de son histoire. En allant chercher
l'Europe pour qu'elle réfrène les hargnes de certains pays frontaliers,
l'Arménie, par le même coup, a été mise en demeure
d'introduire plus de justice et de démocratie dans sa vie sociale et
politique. Dès lors, elle s'est fourrée dans une flagrante contradiction
: celle de rester elle-même et de se renier. Reste à savoir par
quel tour de passe-passe cet État monoethnique pourra se présenter
comme une nation à part entière, respectueuse de ses minorités.
Les reformulations sur le papier ne changeront rien à la nécessité
des réformes fondatrices de comportements nouveaux.
De fait, les Arméniens ne peuvent en
aucun cas se permettre de ressembler à ceux qui les ont humiliés
comme peuple. S'il y a pour eux une leçon de l'histoire à retenir,
c'est l'autodéfense sans la haine, autant qu'on puisse garder la tête
froide dans des situations extrêmes d'hostilité. Mais en Arménie
même, l'exclusion sous quelque forme que ce soit, à l'égard
de qui que ce soit, doit être une affaire de volonté politique
permanente et solennellement déclarée. De même que toute
absence de démocratie est violente, est lente toute naissance à
la démocratie.
Août 2004