Combien de temps faudra-t-il aux hommes pour que l'honneur turc rencontre
la douleur arménienne, pour qu'ils se côtoient, se regardent
en face, réduisent la distance qui ossifie leur destin ? La réponse
est simple. Cette rencontre se fera le jour où l'honneur turc deviendra
compassion, où la douleur arménienne retrouvera son honneur.
Le jour où l'honneur arménien rencontrera la douleur turque,
les Arméniens deviendront aux yeux des Turcs des hommes à
part entière et les Turcs deviendront capables de s'humaniser par
les larmes du deuil.
Le 10 mars dernier, eut lieu une rencontre à la Maison
de l'Europe, intitulée " La Turquie après le meurtre
de Hrant Dink ". Y prirent la parole Fehrat Kentel, journaliste au
quotidien en ligne Gazetem.net et professeur de sociologie à l'université
de Bilgi (Istanbul) et Ahmet Insel, professeur d'économie à
Paris I et à l'université de Galatasaray, par ailleurs éditeur
d'Orhan Pamuk. Devant une assistance à forte majorité d'origine
turque, j'ai avancé l'idée qu'après les 100 000 Turcs
qui avaient défilé à Istanbul derrière les slogans
" Nous sommes tous des Hrant Dink ", " Nous sommes tous des
Arméniens ", après le défilé du 21 janvier
à Paris porteur des mêmes mots, il était naturel d'attendre
de la communauté turque de France qu'elle dépose une gerbe
au pied de la statue de Komitas, Place du Canada, le 24 avril prochain.
D'autres Arméniens, présents dans la salle, ont été
plus exigeants, sinon plus offensifs. Pour autant les orateurs qui louvoyaient
entre les mots n'ont pas réellement donné plus qu'un discours
convenu sur la turcité, ni l'assistance montré le moindre
frémissement en faveur de la douleur qui imprégnait les dures
paroles des Arméniens.
Or, ce jour-là, en dépit des recommandations
faites par le maître des cérémonies, Monsieur Bernard
Dréano, président en France d'Helsinki Citizen's Assembly,
pour que les photographes ou les cameramen fixent leur objectif vers la
tribune plutôt que vers l'assistance, l'un d'eux passant outre la
consigne " prenait " parfois les gens en pleine face. Le lecteur
aura compris pour quelle officine officielle officiait le méchant
petit rapporteur.
Dès lors que vous voyiez planer le soupçon
au sein d'une conférence se tenant dans un pays démocratique
sur les tares et avatars d'un pays policier, la lecture du débat
vous paraissait tout à coup plus claire. En effet, quelles paroles
peuvent partager des Arméniens droits dans leurs bottes du Droit
et des Turcs donnant l'impression de marcher sur des œufs, quand les
premiers cherchent à tout prix à faire avancer le schmilblick
du génocide tandis que les seconds sont bâillonnés par
l'article 301 ? Comment séparer le bon grain de l'ivraie dans les
paroles des orateurs s'exprimant sous la contrainte, comment reconnaître
la part cachée de leur discours sous sa partie audible, quand ils
disent ce qu'ils disent et vous demandent de comprendre ce qu'ils ne peuvent
pas avouer ? La parole d'un citoyen turc en France ou d'un citoyen français
d'origine turque est autrement moins libre que celle d'un citoyen français,
que celui-ci soit d'origine arménienne ou non. On sait très
bien avec quel sens du travail en sourdine agissent les dictatures pour
infléchir à distance les volontés.
Les manifestations d'Istanbul et de Paris n'ont été
possibles que dans la mesure où l'effet de masse neutralisait l'irritation
policière et qu'en raison d'une volonté de la part d'Ankara
de " rattraper le coup "… de feu contre Hrant Dink, prenant
à l'occasion le visage d'une société démocratique
pour ménager les susceptibilités européennes. Mais
qu'on ne s'y trompe pas : les manifestants turcs de Paris animés
par la douleur pleuraient d'abord sur eux-mêmes plutôt qu'ils
ne manifestaient tacitement pour dire qu'ils reconnaissaient les événements
de 1915 comme un génocide. Certains parmi eux qu'on pourrait croire
favorables à cette reconnaissance ne seront pas pour autant en mesure
de faire plus, comme de déposer une gerbe au pied de la statue de
Komitas. Non. Ils ne le peuvent pas. Car ils savent à quelles représailles
ils s'exposeraient de la part de groupuscules capables de venir les chercher
jusque dans leur lit.
Ne demandons pas aux Turcs de bonne volonté vivant en France d'affronter
leur "Grand-peur et misère du Troisième Reich "
à la Brecht. J'estime, pour ma part, qu'ils ont été
assez courageux pour défiler en brandissant des banderoles où
ils se disaient pro-arméniens. Car les gestes accomplis sont de ceux
qui engagent non seulement leur avenir politique mais toute leur personne.
Les mensonges dans lesquels ils ont été entretenus sont des
bombes à retardement qui risquent de faire sauter en éclat
leur propre intégrité morale. Les Arméniens impatients
ont beau m'opposer les 92 années de déni, ils ne m'empêcheront
pas de penser que pour la société civile turque le ciel vient
à peine de lui tomber sur la tête. Par ailleurs, la conscience
des choses ne prend pas forme selon une vitesse égale pour chaque
personne. En Turquie, certains démocrates turcs sont capables de
pleurer sur le drame arménien, d'autres répugnent encore à
le faire et se cabrent pour admettre l'indéniable. Ces derniers doivent
déplacer dans leur tête des montagnes de représentations
mentales insidieusement gravées dans leur esprit par l'éducation
et le délire obsidional.
L'honneur turc n'est pas celui qu'on a inculqué aux Turcs. Il est
né de la peur et du meurtre. Les États, quels qu'ils soient,
utilisent l'honneur pour conduire leurs citoyens à commettre des
actes déshonorants. Un homme ne trouve pas forcément son honneur
dans l'honneur du groupe auquel sa naissance l'obligerait à appartenir
étant donné que sa naissance ne lui appartient pas vraiment
et que son honneur est la seule chose qui lui appartienne en propre. Dès
lors, l'honneur d'un homme est dans la dignité qu'il témoigne
envers la dignité d'un autre homme. L'honneur turc sera d'aimer la
douleur arménienne comme sienne et l'honneur arménien de rendre
à l'honneur turc sa réelle dignité.
Mars 2007