Affiché sur Yevrobatsi.org le 11 février 2005
Dans la série de mes lettres ouvertes aux tenants
de la mémoire trouée ou de la vérité fasciste
concernant le génocide arménien, voici celle que je vous adresserais
en réponse à vos propos tenus dans le Turkish Daily News du
9 février dernier.
Vous écrivez : " Les Arméniens ont été
assidus dans le respect de leurs objectifs depuis les 75 dernières
années. Ils ont publié des milliers de livres et d'articles.
Ils ont fondé des chaires dans les universités et convaincu
l'opinion internationale. Et à la longue il ont gagné la reconnaissance
internationale en dépit du fait que leurs données étaient
insuffisantes et qu'elles ne reflétaient pas la vérité.
"
À bien vous comprendre, les Arméniens auraient
eu assez d'imagination pour inventer des histoires jusqu'à créer
des chaires scientifiques et publier des livres dont la matière aurait
la consistance d'une nuée. Pourtant, Monsieur Ali Birand, l'imagination
à l'œuvre dans le mal, en 1915, les Arméniens l'ont vue
de leurs yeux. Elle était à ce point inédite, incroyable
et monstrueuse qu'ils sont passés de surprise en surprise, jusqu'à
ce qu'on les tue à la hache, au couteau ou à la massue.
Pour exemple, vous qui ne lisez pas l'historiographie génocidaire
faute d'honnêteté intellectuelle, laissez-moi vous raconter
en deux mots le sort des femmes et des enfants de Yozgat tel qu'il a été
rapporté par Chukri-Bey à un déporté qu'il destinait
à la mort et qui restituera ses propos, Monseigneur Grigoris Balakian.
Deux mois après que les huit à neuf mille hommes de Yozgat
eurent été massacrés, leurs femmes arméniennes
furent averties qu'elles avaient trois jours pour se préparer à
rejoindre leurs maris qui seraient arrivés sains et saufs à
Alep. Elles constituèrent un convoi d'environ six mille personnes
avec leurs enfants dont quatre mille en calèches, chars à
bœufs et voitures louées dans les centres ruraux. À l'entrée
d'une vallée, le capitaine de la gendarmerie de Yozgat, Chukry-Bey
ordonna à ses quatre-vingts gendarmes de faire halte et aux huit
cent trente cochers et charretiers d'abandonner leurs clientes pour rentrer
au village. Selon le plan prévu, il fit venir une trentaine de matrones
chargées de procéder à des fouilles intimes sur les
femmes et sur les filles, mais aussi dans les sous-vêtements. Des
monceaux de bijoux en or ou sertis de pierres précieuses furent recueillis,
estimés à plusieurs dizaines de milliers de livres. Si tout
le monde s'est servi, la plus grosse part fut partagée entre gendarmes
et fonctionnaires, à tous les échelons. Il ne restait au femmes
et aux enfants que les vêtements qu'ils portaient. Les autorités
consentant à leur accorder la vie sauve, ordre leur fut donné
de retourner à la ville. Le convoi atteignit un plateau où
les attendaient depuis la veille douze mille musulmans recrutés dans
les villages alentour pour prendre part au djihad. Chukry-bey fit encercler
le plateau par ses gendarmes et ses guetteurs pour arrêter les fuyards
ou dissuader les Turcs compatissants. Deux cent cinquante femmes et filles
furent prélevées par des civils ou des gendarmes pour être
mariées, comme l'autorisa le capitaine. Les balles coûtant
cher, les musulmans s'étaient armés de haches, de faux, de
pelles, pioches et gourdins. Des gendarmes de Yozgat et de Boghazliyan racontèrent
comment ils avaient violé et égorgé leurs victimes,
démembré les corps, déchiqueté les enfants sous
les yeux de leurs mères, en hurlant " Allah ! Allah ! "
Le massacre terminé, des femmes turques vinrent détrousser
les cadavres. Et l'on vit par la suite des musulmans porter des vêtements
européens et des femmes des parures en diamant.
Tout est dit, Monsieur Ali Birand.
Le mensonge a été l'arme la plus efficace utilisée
contre les Arméniens et à tous les échelons de la hiérarchie.
Depuis Talaat jusqu'au moindre fonctionnaire. Cela suffit à comprendre
que la population turque était à l'image de ses chefs et que
même si cette population a été bassement manipulée,
et en raison du fait que des Turcs ont sauvé des Arméniens,
on serait en mesure d'affirmer que la responsabilité d'une grosse
partie du peuple turc dans l'anéantissement des Arméniens,
avérée par le meurtre, le vol, le viol, la déculturation
forcée des enfants et des femmes, est totale. En lançant à
vos compatriotes que les données ne sont pas le reflet de la réalité
vous démontrez que le mensonge est constitutif de votre sens des
rapports humains et que vos démangeaisons europénnes n'y ont
rien changé. Vous ne me ferez pas croire, Monsieur Ali Birand, qu'il
existe deux vérités, l'une selon laquelle les femmes et les
enfants de Yozgat ont connu le sort décrit plus haut, l'autre, la
vôtre en l'occurrence, selon laquelle tout n'est qu'invention arménienne.
Certes, la chose est rapportée par un Arménien, et qui plus
est évêque. Interrogez dans ce cas les archives allemandes
sur ce sujet. Mais aussi celles des usines Krupp qui reçurent de
Yozgat des ustensiles de cuivre ramassés dans les maisons arméniennes
et des cloches d'églises pour être transformés en armes
et en canons.
Le mensonge destiné à piéger celui qui, loin d'avoir
une vision prédatrice des rapports humains, les fonde sur la confiance
mutuelle, fut une pratique courante de l'État ottoman vis-à-vis
de ses sujets arméniens. Les Arméniens ont obéi à
un État qui leur devait protection. Mais les fonctionnaires de cet
État ont instrumentalisé cette confiance à des fins
génocidaires. En donnant leurs hommes aux États respectifs
dans lesquels ils se trouvaient, de part et d'autre de la frontière
caucasienne, pour cause de guerre et comme tout citoyen à part entière
d'un pays, les Arméniens avaient pourtant démontré
leur loyauté. C'est cet arsenal du faux qui permet aujourd'hui à
la Turquie de mettre un pied dans une Europe convoitée comme la proie
suprême de sa culture nomade. Car l'Europe n'est pas fondée
sur la mauvaise foi mais sur la confiance mutuelle. Comme les Arméniens
ont été trompés en 1915, les Européens le sont
aujourd'hui par vous. Mais seuls les Arméniens ont cette connaissance
de votre double langage acquise au cours de l'histoire, par la monstruosité
du génocide, et qu'ils essaient de mettre au service de l'Europe.
On trouve d'ailleurs dans votre culture ce proverbe qui est révélateur
de votre savoir-faire diplomatique : " Le Turc sait attraper le lapin
sans descendre de voiture. "
Par ailleurs, l'épisode de Yozgat montre que s'enrichir en prélevant
impunément le bien d'autrui a toujours été une constante
de l'histoire turque. En somme une variante ottomane du complexe du coucou,
cet oiseau qui ne sait pondre que dans le nid des autres. Le cas des jeunes
Arméniennes prélevées pour le plaisir des officiers,
introduites dans des familles musulmanes, vendues comme esclaves ou transportées
vers Constantinople dans le but d'enrichir les harems ou de varier les plaisirs
des bourgeois en dit long sur l'esprit de prédation qui domine cette
culture. Sainte-Sophie transformée en mosquée, les Arméniens
pourchassés de leurs terres, leurs biens passés dans les mains
de leurs propres voisins, et maintenant entendre des auteurs, comme Sebnem
Isigüzel dire : " […] la Turquie possède un héritage
culturel infiniment plus grand, allant de la ville d'Éphèse,
à l'ouest, jusqu'aux vestiges d'Ani, à l'est ", c'est
mettre au rang de filiation culturelle des joyaux appartenant à d'autres
peuples, en l'occurrence des peuples bannis comme les Grecs et les Arméniens.
Outre le fait que l'on puisse rire de ce raisonnement et le pousser au point
de dire qu'un jour, les Turcs implantés en Europe, ayant "minaretisé
" la Tour Eiffel, pourraient l'inclure comme un héritage culturel
au même titre qu'Ani et Ephèse aujourd'hui, le sophisme dont
fait preuve Sebnem Isigüzel en dit long lui aussi sur le type de dialectique
utilisé. L'Europe s'est construite sur l'imitation de la civilisation
hellénistique en s'inspirant de ses réflexions sur la place
de l'homme dans la cité, tandis que la culture turque l'ayant prise
pour proie ne pouvait pas s'abaisser pour apprendre un tant soit peu à
s'humaniser.
Cette tragédie de Yozgat montre aussi que le temps du génocide
fut, vis-à-vis des Arméniens, un temps de non-droit. Du genre
: " Puisque Dieu n'existe pas, tout est permis. " Or, c'est au
nom d'Allah et du Coran, que le peuple turc a massacré ou Islamisé
des Arméniens. Les Unionistes athées avaient l'art de porter
à ébullition le fanatisme musulman à des fins nationales.
Mais aujourd'hui, c'est un fanatisme nationaliste qui sous-tend cette volonté
de ne pas vouloir admettre les faits et qui inspire à vos compatriotes
l'idée que ces faits sont des inventions arméniennes. Vos
propos ne flattent que les ignorants et insultent vos démocrates
qui ont déjà osé accomplir le grand saut dans le noir
de l'histoire ottomane et de la Turquie soi-disant moderne.
N'oubliez pas que la reconnaissance internationale du génocide est
l'acte de chaque vie arménienne, de chaque souffrance arménienne,
de chaque mémoire arménienne partout où les Arméniens
ont essaimé à la suite du génocide. Chaque arménien
est un lobby à lui tout seul, qui finance lui-même l'expression
de sa propre indignation, les uns en écrivant des livres, les autres
en les achetant, les uns en protestant par téléphone, les
autres en manifestant dans les rues. Tous donnent une part de leur vie pour
que la mémoire des génocidés de 1915 ne soit pas oubliée.
Et si cette reconnaissance internationale a eu lieu, c'est que les faits
ont été avérés. Et tous ces pays qui se lèvent
chacun à leur tour pour reconnaître le génocide arménien
de 1915, se lèvent en vous montrant du doigt. Tôt ou tard,
il vous faudra céder. Tôt ou tard, il vous faudra affronter
vos propres fantômes. Aujourd'hui les mémoires se réveillent,
des Turcs reconnaissent avoir eu une mère arménienne. Demain,
il faudra reconnaître le pire. Comme chaque famille arménienne
aura été touchée par le génocide comme victime,
chaque famille turque pourrait l'être comme bourreau.
De même que le christianisme a massacré au nom de Dieu jusqu'à
la reconnaissance de sa faute, et de même qu'il inspire avec la civilisation
grecque une Europe du Droit, on attendrait de la Turquie musulmane qu'elle
rejette son passé et entre enfin dans l'ère de l'humanisme
européen. Car la véritable frontière de l'Europe est
celle qui sépare un territoire où la compassion est possible
d'un autre où le cynisme reste toujours actif. Le vôtre, Monsieur
Ali Birand.
Porter des vêtements européens volés sur des gens que
vous venez de tuer ne fait pas de vous un Européen. Mais un praticien
du mensonge. Si vous avez raté un train, Monsieur Ali Birand, ce
n'est pas celui du mensonge agissant auquel vous conviez encore vos compatriotes.
Non, Monsieur, c'est le train de la conscience européenne que vous
avez raté, une fois de plus.
février 2005