Posted on - 23-01-2005
Hier, Monsieur Einarsson, on passait les Arméniens
au fil du sabre, aujourd'hui on les passe sous silence.
Créer un centre européen en mémoire
des victimes des déplacements forcés de populations et du
nettoyage ethnique en oubliant les déportations des Arméniens
est le comble du cynisme que seul un monstre aussi froid que l'administration
européenne pouvait afficher.
Voici que l'Europe de la raison accouche d'une absurdité
aussi criminelle pour l'esprit des survivants arméniens que le fut
l'absurdité de 1915 pour les corps de leurs parents.
La manière dont votre chapitre 3.1 évoque
le sort qu'ont réservé l'Empire ottoman et la Turquie à
la minorité arménienne pendant et après 1915 vaut son
pesant de négationnisme par omission. Il semblerait en effet, selon
ce texte, que seuls auraient eu lieu des massacres d'Arméniens entre
1894 et 1897 et qu'au-delà de cette date, il ne se serait rien passé.
Alors que, justement, ces massacres impunis préparaient le sanglant
chambardement qui devait avoir lieu vingt ans plus tard.
Si déportations il y eut en 1915, ce fut dans l'unique
intention d'épuiser les déportés. Mieux, les déportations
organisées par les Ittihadistes étaient le masque arbitrairement
légal du génocide. Il ne s'agissait pas de transfert, sinon
d'un transfert à un autre transfert. Sinon d'un dépouillement
à un autre dépouillement, d'une faim à une autre faim,
d'une soif à une autre soif, d'une survivance à une autre
survivance, autrement dit d'un transfert à un désert final
comme une solution à la présence gênante d'une population
par le nettoyage.
"Le but de la déportation
est le néant ", dit l'inventeur de cette marche forcée
vers la mort, Talaat, le Grand Vizir de 1915, visionnaire des années
nazies. Le but de la déportation est le néant.
Mais, Monsieur Einarsson, si au moins le gouvernement Jeune-Turc
avait donné aux Arméniens déplacés l'opportunité
de " se refaire " ailleurs, comme les Grecs de Turquie en Grèce
ou les Turcs de Grèce en Turquie ? Mais non. Comme on jette des ordures
dans un dépotoir, la Turquie a eu assez de cynisme pour destiner
au désert de Der Zor des femmes et des enfants arméniens,
décharnés et misérables. C'était sa manière
de punir les Arméniens d'avoir voulu des réformes respectant
la vie et les personnes.
Les populations de Van se battirent pour décourager
les fauteurs d'exactions contre leurs enfants. Le gouvernement de Constantinople
prit la mouche et répliqua par la rafle du 23 avril et les déportations
de masse. Fallait-il, Monsieur Einarsson, que les Arméniens consentent
à se laisser égorger comme des moutons par des Turcs ou des
Kurdes devenus les bouchers d'une " Organisation spéciale "
dont la tête était à Constantinople ?
Tous les historiens vous diront que la Turquie kémaliste
a perpétué le principe d'exclusion des minorités non
turques ou de leur assimilation forcée, qui valut au régime
Jeune-Turc des procès voulus par les Alliés et vite abandonnés
par les tenants nationalistes de la nouvelle administration.
Pour exemple, dans la ville d'Aïntab qui comprenait encore 5 000 Arméniens
en mai 1922, il ne restait plus que 80 chrétiens le 4 janvier 1923.
De même, après le retrait des forces françaises à
Marach, les harcèlements, lapidations, boycotts et meurtres se multipliant
contre les Arméniens, ceux-ci furent forcés à l'exode
et se réfugièrent à Alep. Que dire des populations
chrétiennes (dont les Chaldéens et les Syriaques) d'Ourfa,
de Malatia, de Kharpout, de Mardin et autres ?
Que dire des Arméniens de Soumgaït, non loin
de Bakou, qui subirent un horrible pogrom en 1988 ? Que peut-on reprocher
à ces Arméniens soucieux d'éviter la folie meurtrière
des hommes en se barricadant dans leurs montagnes du Karabagh ? Il faudrait
savoir qui force au déplacement des populations, les victimes qui
se défendent ou les bourreaux qui les harcèlent.
Aujourd'hui, les survivants du génocide arménien
sont humiliés par les agissements d'une Europe qui ne tient pas compte
de leur mémoire. Cette Europe qui fait place nette devant une Turquie
en quête de moralité, en créant devant elle un glacis
de rapports comme le vôtre où ne figurent ni l'obstacle de
la vérité historique, ni celui des valeurs humanistes.
Transformer les victimes du génocide d'hier en victimes
aujourd'hui d'un négationnisme bon teint n'est pas fait pour apaiser
les esprits ni pour pacifier la cohabitation des peuples dans une Europe
de la conscience et de la mémoire.
Rappelez-vous, Monsieur Einarsson, que le 27 janvier prochain,
jour où l'assemblée discutera de ce texte sur le centre européen
de la mémoire qui occulte si allègrement les déportations
génocidaires des Arméniens, sera le 60ème anniversaire
de la libération du camp d'Auschwitz.
Janvier 2005