« Je ne crois pas au bien. Je crois à la
bonté ».
Vassili Grossman (in « Vie et destin »).
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" Je l'ai vue de loin. Ce n'est pas habituel qu'une femme
soit installée au pied d'un arbre, au milieu du trottoir. Je remarque
aussi qu'elle appelle le moindre passant, la main tendue en creux. Mais loin
de le suivre des yeux en piaillant, elle continue dans le vide quand l'autre
a déjà débarrassé l'endroit. Mon besoin d'emprunter
du sel à la misère pour assaisonner mes phrases me vaut tout
à coup une attirance qui précipite mes pas. Je me penche sur
l'inconnue sœur de langue. Je lui touche la main, c'est à peine
si elle voit, que d'un œil. Je lui donne un billet de cinq cents drams.
J'essaie de lui parler. Je n'entends pas de cette oreille. J'entends mal.
Merci ! Mille fois merci ! Dieu te bénisse et te le rende au centuple.
Je lui demande si elle reçoit une pension. Deux mille drams, mon petit
! C'est à peine de quoi acheter du pain. Une femme qui habite en face
m'a offert des pantoufles parce que je n'avais plus de chaussures. Dieu la
bénisse ! Dieu te bénisse aussi mon petit ! Sois heureux ! Oui
sois heureux ! Elle m'a saisi les mains et voilà qu'elle se met à
les embrasser. Maudit soit le maître qui oblige les petites gens à
en arriver là ! "
J'écrivais ces lignes dix ans après
l'Indépendance de l'Arménie. Je ne perçois leur écho
qu'aujourd'hui à la lumière des reconduites à la frontière
qui ont lieu en France et du paradoxe dénoncé par Vassili Grossman
qui se déclare adepte de la bonté plutôt que du bien.
En se mobilisant en faveur d'enfants de parents clandestins qu'on veut arracher
à leur école, des citoyens français montrent du doigt
l'inhumanité d'une conception du bien strictement nationale. Pour avoir
inventé les Droits de l'homme et du citoyen, la France devait un jour
ou l'autre se trouver confrontée à une culture de la compassion
dont elle aura permis aujourd'hui l'épanouissement. C'est que les sociétés
où se développe une certaine conscience de l'homme sont amenées
un jour ou l'autre à résoudre l'équation de l'éthique
citoyenne aux prises avec une poétique éthérée
de l'histoire nationale. La France a vu se multiplier des associations de
personnes radicalement tournées vers les plus démunis des hommes,
développant un sens de l'autre qui relève de la bonté
urgente, depuis les Emmaüs de l'Abbé Pierre jusqu'aux restos du
cœur de Coluche, en passant par tous ces bénévoles qui
se consacrent à améliorer la vie d'autrui au-delà de
leur vie propre. Offrir une paire de pantoufles à une pauvre mendiante
âgée relève de cette bonté d'être humain
à être humain à laquelle croit Grossman pour que le monde
change plutôt qu'il n'adhère à cette théorie générale
du Bien commun, aussi exaltée que fallacieuse, qui l'a vu naître.
Le maître qui a beau orchestrer le Bien d'un pays sans parvenir à
verser une once de bonté sur une pauvre mendiante minée par
l'âge et par la solitude démontre la faillite de son point de
vue.
Les passionnés arméniens de
l'Arménie se partagent en deux catégories selon qu'ils se placent
sur les hauteurs ou qu'ils considèrent toutes choses par le bas. Les
premiers règlent toute considération sur la nation, quand les
seconds s'en tiennent à un point de vue plus "terre à terre
" qui est celui de l'homme. Il va sans dire que pour les uns, l'individu
est un instrument au service du Bien général, tandis que pour
les autres la nation a pour devoir de conjuguer ses efforts afin de résoudre
les souffrances auxquelles les citoyens sont confrontés. Il est normal
que les partisans de ces deux points de vue s'entredéchirent, ils oeuvrent
dans des conceptions du temps radicalement antagonistes. C'est l'histoire
qui alimente la réflexion et l'action des tenants de la nation, tandis
que les autres souhaitent que l'acte politique prenne effet dans le présent
immédiat. À une vision " historiale " de la nation
s'oppose donc une conscience des réalités les plus urgentes.
Si les toqués idéalistes de la politique tiennent pour inéluctable
que les vies souffrent ou se sacrifient sur l'autel de la pérennité
nationale, les forçats du réel n'auront d'autre souci que d'assurer
ici et maintenant la vie et la survie des personnes.
Au cours de mes trois voyages en Arménie
dont j'ai témoigné dans Un Nôtre Pays, j'avais pris le
parti de m'intéresser aux gens qui sont dans la souffrance plutôt
qu'aux gens qui sont dans la réussite. Des géographes de la
diaspora me reprochèrent de noircir le tableau après avoir démontré
que les chiffres prouvaient l'amorce d'un renouveau économique. Certes,
la réussite peut être contagieuse au point de dynamiser les individus.
Mais nos angéliques géographes de la croissance n'étaient
pas loin de pratiquer cette notion du Bien qui fait abstraction des personnes
au profit d'une vision de l'histoire où le petit peuple est réduit
à avancer ou à crever. Cinq années plus tard, je retrouve
les mêmes souffrances tandis que le pays se porterait comme le meilleur
des mondes où le business est possible.
La guerre est dans l'esprit de ceux qui pratiquent
pour leur peuple une religion de la durée. Après la guerre sur
le terrain pour le maintien des frontières, le temps était venu
pour l'Arménie de mener un combat économique afin d'échapper
à l'ornière de la pauvreté et de la dépendance.
Dès lors que l'effondrement des règles soviétiques permettait
d'inventer de nouveaux rapports à l'argent, la fièvre s'est
emparée du génie arménien au point que la circulation
des échanges commerciaux, occultes ou visibles, a tourné au
profit de ceux qui assimilaient la grandeur du pays à leur propre puissance
économique. Que les représentants de la nation soient aussi
des hommes d'affaires nuit forcément à la qualité de
leur représentation. Il paraît difficile de produire un ordre
social juste quand les acteurs politiques s'ingénient à faire
fructifier leurs intérêts propres. La séparation de la
fonction politique et de l'activité économique chez un homme
de pouvoir est aussi difficile à opérer que celle du corps et
de l'esprit chez l'être humain. L'une et l'autre se contaminent mutuellement
au point que les "petits arrangements " entravent l'émergence
d'une société plus équitable. Les tenants d'une "
religion de la nation " (" Tseghagron " selon l'expression
de Nejdeh), s'ils veulent échapper à juste titre à la
victimisation produite par le génocide en forgeant une philosophie
de la force arménienne ne devront pas oublier que les idéologies
qui se matérialisent en politique ne font jamais que produire à
leur tour des déclassés, des laissés pour compte, des
hommes déshumanisés, des citoyens exilés, des personnes
dont personne ne veut. Est-ce qu'une nation peut se réaliser en permettant
que le souci de soi conduise à cannibaliser les autres ?
L'affaire du centre-ville d'Erevan est révélatrice
de ce conflit entre les apôtres du prestige et les défenseurs
des offensés. Le rouleau compresseur d'une urbanisation à marche
forcée n'a fait qu'une bouchée du menu fretin qui encrassait
de ses taudis la capitale. Même si la rénovation était
nécessaire, les éléments supérieurs de la nation
devaient se donner les moyens de reloger dignement ces éléments
de la même nation qui ont eu le malheur d'habiter au mauvais endroit.
Quand la diaspora construit au Karabagh, les Arméniens d'Arménie
jettent à la rue d'autres Arméniens. L'éthique du tape-à-l'œil
aurait donc assez d'argent pour investir dans la pierre non pour respecter
l'élément humain. Cette même éthique du kitsch
qui se construit un palais gréco-romain sur la route d'Achtarak avec
l'aval de l'État sans se soucier du fait qu'elle inspirera des rancoeurs,
des incompréhensions, un violent sentiment d'humiliation. C'est en
Arménie qu'on voit ce que vaut l'arménité dont se gargarise
la diaspora. Il y a ceux pour qui les affaires sont les affaires, ceux qui
prennent la culture arménienne pour un fonds de commerce, et ceux qui
consacrent leur temps à survivre ou à aider les autres à
garder la tête hors de l'eau.
De fait, tandis que les grands personnages
du peuple arménien se préoccupent de la grandeur de l'Arménie,
tandis que les gros caparaçonnés de leurs grosses voitures n'ont
d'autre but que de grossir, on trouve aujourd'hui en Arménie quelques
Arméniens pour aider d'autres Arméniens. Si je suis en droit
de soupçonner les Arméniens de la diaspora de pratiquer une
éthique ethnique de l'autre, je pense qu'en Arménie l'altruisme
ressemble plutôt au souci qu'un être humain dans le malheur inspire
à un autre être humain ayant conscience de ce malheur-là.
Cependant, d'une manière générale, ces rapports bienveillants
appartiennent aux classes ne vivant ni dans le besoin, ni dans l'opulence.
Pour la majeure partie des Arméniens d'Arménie, l'argent permet
d'assurer la survivance, non d'augmenter ses biens. Chacun tente d'ajouter
un jour à vivre au jour déjà vécu. C'est qu'on
n'échappe pas aisément au cycle court de la survie. Ceux qui
y parviennent et qu'aliène la course à l'argent n'ont d'autre
but que d'ajouter pour leur part de la quantité à la quantité
existante. Ils ne voient plus ni l'homme qu'ils sont devenus, ni les hommes
qu'ils côtoient. Reste à savoir qui triomphera de ces poussées
de compassion ou de cette passion de l'argent.
Avril 2007