VIVRE NOIR

DEATH ROW pour KENNETH FOSTER

PERPÉTUITÉ pour KENNETH FOSTER

2007-2008

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À l'exception de la note finale, les textes qui suivent ont été écrits au jour le jour et postés sur le site Yevrobatsi.org à partir du 5 août 2007. Ils ont été relus et légèrement modifiés. Ils commencent avec le verdict de la condamnation à mort de Kenneth Foster et se terminent sur le projet de loi relatif à l'abolition de la peine capitale adopté par l'Assemblée du New Jersey aux États-Unis. Entre-temps, Kenneth Foster sera gracié et sa peine de mort commuée en peine de prison à perpétuité. Il m'avait semblé nécessaire d'accompagner cet homme entré en conscience dans le couloir de son agonie. Je ne le connaissais pas, il ne me connaissait pas, mais nos voix " marchaient " dans la même direction. Au départ, je ne savais rien de ce qui lui arrivait. L'obligation d'écrire au quotidien m'a conduit à constituer pièce par pièce le dossier de l'humiliation carcérale, à esquisser la physionomie mentale d'une Amérique en proie aux vieux démons du racisme, à évaluer la déshumanisation que constitue la peine de mort. J'ai voulu comprendre, j'ai écrit…

 

 

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Première partie

DEATH ROW pour KENNETH FOSTER

 

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5 août 2007/ J - 25.

" Condamné à mort pour avoir vu un crime ".

Dans ce merdier de la mort pour rien, je macère depuis ma naissance. J'ai eu ma dose d'apocalypses avec des parents dont le corps exsudait les tueries. Tant leur mémoire était muette qu'ils m'éduquaient pour la vie. Et je passe aujourd'hui mes journées à lire des tas de témoignages sur ce charivari qui fut au matin de leur existence. Je devais donc finir par trouver que l'ordinaire des hommes est qu'ils trucident des gens ordinaires n'ayant commis d'autre crime que celui d'exister.

Pourquoi Kenneth Foster es-tu là ? Sur cette page du journal Le Monde, en train de téléphoner tranquille alors que ta mort est au bout du couloir, au bout de ce mois d'août ? Les mots de ton interview me regardent. Je suis arrêté dans mon travail, tes paroles dénoncent mes recherches comme une pure théorie de l'innocence piétinée. Et toi, là, tu me pousses à voir que le meurtre d'hier n'en finit pas de faire son trou, qu'il dissimule sa monstruosité sous des oripeaux de haute justice, vêtue de la toge des lois. Serais-tu né du mauvais côté de la ligne ? De ce côté noir où l'on n'aime pas les gens à peau noire comme toi. Pourquoi te trouvais-tu là où il ne fallait pas ? Ce soir d'août 1996, tu étais avec trois hommes dont tu ne savais pas que l'un d'entre eux, Mauriceo Brown, allait tuer un certain Michael Lahood Jr. La " loi des parties " au Texas autorise de condamner à la peine capitale des acteurs secondaires d'un crime. Est-ce à dire que tu étais complice d'un meurtre dans lequel Julius Steen, l'un des trois braqueurs, reconnaîtra que tu n'avais rien à voir ?

6 août / J - 24

Maintenant qu'il se voit vieillir, mon ami d'enfance ne trouve pas mieux que d'agrémenter nos brèves rencontres d'un " on y va " fataliste, sous prétexte que notre âge nous situe aujourd'hui sur la dernière ligne droite. " On y va " veut dire : " On y est presque ", et même " On y est ". Mais quelque chose en moi refuse d'y être tant que le corps ne me fait pas trop mal. Je travaille comme un forcené pour me distraire. La nuit, j'ai des sommeils noirs. Pas une nuit où je ne sois traversé d'une manière de mourir catastrophique. Dans un incendie, en pleine mer, étouffé, ou dans un avion en perdition qui pique du nez. Alors, comme je suis lâche, je coupe court aux flux des images pour vite retrouver la réalité, me disant qu'on n'en est pas encore là. Devant moi, je ne sais quand, quelque chose m'arrivera, quelque chose de lent, de lentement douloureux, ou de bref comme un couperet. Soit j'aurais tout mon temps pour me voir partir, soit la surprise sera totale. Je ne sais laquelle des deux possibilités est préférable, chacune contient son avantage et son inconvénient. Un cousin, atteint d'un cancer généralisé, lui qui n'avait jamais pensé qu'il mourrait un jour aussi vite, qu'on lui retirerait ses voyages, ses parties de pêche à la truite, a vécu son dernier mois de vie en proie à cette lente liquéfaction qui devait l'emporter, se tenant la tête, et chuchotant : " Qu'est-ce qu'il m'arrive là ? " impuissant, effaré et terriblement seul. Ma mère, après avoir vécu 93 ans, est " partie " en trois ans de douleurs articulaires et une semaine d'hôpital. À sa demande, ma sœur lui avait lavé le corps juste avant qu'un mal survenu comme ça n'oblige à faire appel au SAMU.

Notre condamnation à mort, c'est notre corps. On l'a assez dit. Mais la tienne, Kenneth Foster, c'est la loi de cet État américain. Cette loi est du genre " Pas de quartier ! Tuez-les tous ! " Le législateur n'a pas même imaginé qu'il pouvait y avoir des degrés dans la complicité d'un meurtre. La tienne n'est nullement avérée. Mais le serait-elle que tu devrais raisonnablement être encore à l'abri de toute condamnation extrême. Je me suis toujours demandé comment des hommes de sagesse pouvaient voter des lois qui les plaçaient au même niveau que la barbarie du meurtrier ? La différence entre un crime crapuleux et la condamnation à mort du criminel est une différence de raison. Quand une société tue un criminel, elle le fait à raison. Mais cette raison-là est une raison passionnelle. Le simple fait que cette " loi des parties " s'applique au seul Texas démontre que les législateurs n'ont pas fait usage de leur raison " universelle " (" la chose au monde la mieux partagée " comme disait Descartes), mais de leur raison " texane ", d'une raison historiquement marquée par un sens particulier de la justice. De fait, le Texas applique cette loi non parce qu'elle est juste, mais qu'il la croit juste. Le reste du monde croit le contraire. Tous tes efforts, Kenneth Foster, c'est de te battre contre les croyances de tes accusateurs avec pour arme la croyance de tes défenseurs.

7 août / J - 23

Encore eu cette nuit une de mes visions catastrophiques. Harcelé par un ennemi, je me précipite à l'autre bout d'un couloir où je sais trouver une porte. Mais rien. Plus rien. Aucune porte. Rien que des murs recouverts de la même tapisserie. La seule issue a été de me " secouer " et de retrouver la sensation de mon lit. Mais pour toi, Kenneth, ce couloir hermétiquement clos, c'est devenu jour et nuit ton aquarium. Tu as beau faire, à chaque seconde les murs avancent doucement contre toi. Même si tu as appris à mourir, même si tu as programmé ta volonté pour l'adapter au programme de la loi, tout en toi appelle un arrêt de la machine qui te broiera. Des visions catastrophiques comme les miennes, toi, c'est par milliers qu'elles te harcèlent, grignotant ton espoir que des hommes humains viendront te tirer de là. Mais les couloirs sont clos. Les nuages, le ciel, les bruits de la rue ne passent pas les murs. Les nuages, le ciel, les bruits de rue qui sont dans ta tête tirent pour rejoindre ceux du monde. Et ça te fait mal d'avoir été choisi comme un obstacle à leur réconciliation.

Tu es né le 22 octobre 1976. Tu es un mal né, voué à la drogue, à la violence, à la mort de tes proches. " Noir " de surcroît, dans une Amérique où l'on chante tous les dimanches que Dieu met chacun en devoir d'aimer son prochain pour mieux servir l'argent le reste de la semaine. Une Amérique où l'on confond le blanc avec le propre, le noir avec le sale. J'avais une tante à Philadelphie, religieuse manquée que je taquinais de mes questions. J'aimais la voir perdre les pédales quand je lui demandais si elle accepterait que sa petite-fille Patty épouse un " Noir ".

Selon une version, durant cette nuit du 14 août 1996, à San Antonio, tu conduisais la voiture de ton grand-père Lawrence Foster par qui tu as été recueilli. Avec toi, Julius Steen, Dewayne Dillard et Mauriceo Brown. Dans un de ses témoignages, Julius Steen affirmera que Brown se trouvait assis à l'arrière et que tu ne pouvais pas savoir qu'il avait une arme avec lui. Et pourtant, vous venez d'accomplir deux vols à mains armées. Maintenant vous voulez en rester là pour la soirée. Vous êtes en chasse, à la recherche d'un club où passer une bonne soirée. Vous vous êtes perdus. En faisant demi-tour, vous croisez une jeune femme, Mary Patrick. Brown descend pour lui demander son numéro. Votre voiture est garée à plusieurs mètres, quand vous entendez un coup de feu. Brown se précipite dans la voiture, hébété, incapable d'expliquer son geste. Le petit ami de Mary Patrick, Michael Lahood Jr, était près d'elle quand Brown a demandé son numéro à la jeune femme. Il a été tué.

Selon une autre version, votre voiture a été ralentie par une autre dans laquelle se trouvait Michael Lahood, lui-même précédé d'une voiture conduite par sa petite amie, Mary Patrick. Lahood vous aurait alors adressé un geste obscène pour la raison que votre voiture suivait la sienne de trop près. Michael et sa petite amie s'arrêtent devant la résidence des Lahood. Chacun sort de sa voiture, puis ils marchent ensemble vers la résidence. Brown surgit aussitôt de ta voiture et se dirige vers eux en brandissant une arme. Plus tard, vous déclarerez que vous ignoriez quelles étaient les intentions de Brown. Brown aurait exigé de Michael Lahood qu'il lui remette son argent et les clés de sa voiture. Il affirmera qu'il n'avait nullement eu l'intention de déverrouiller la sécurité et que l'arme se serait déclenchée. Le coup de feu atteindra Lahood dans l'œil.

À peine Brown est-il revenu à la voiture que toi, tu as démarré en trombe et foncé dans la nuit. Droit dans ton couloir. Une heure plus tard, vous étiez tous arrêtés.

8 août / J - 22

Pour tout t'avouer, plus je pénètre dans ce meurtre, plus j'ai l'impression de m'embourber. Je me demande d'ailleurs quelle mouche m'a piqué en commençant l'écriture de ces premiers textes. Quand j'ai lu l'article du Monde consacré à ton cas, tout me semblait limpide. L'intérêt était d'accompagner à distance et à l'aveugle les derniers jours d'un condamné à mort qu'une autre juridiction aurait épargné. Histoire de clamer son innocence de concert avec toux ceux qui militent contre la peine de mort. Mais le sentiment d'être impuissant à changer le cours des choses et le système juridique en la matière, comme si tout était perdu d'avance, m'oblige à penser qu'il aurait mieux valu m'abstenir et me consacrer à mes occupations ordinaires. Sinon, l'intérêt de ces textes serait de laisser les choses se dire d'elles-mêmes au fil des jours et de voir ce qu'il advient de tout ça.

Dans le fond, si je me faisais l'avocat des diables texans, qui sont eux-mêmes des avocats, j'aurais du mal à te blanchir totalement. Si tu n'es pas coupable d'avoir tiré, tu es certainement responsable de t'être trouvé dans cette voiture, de surcroît celle de ton grand-père, Lawrence Foster. La loi texane réunit en une même condamnation la responsabilité et la culpabilité, absorbant la première dans la seconde et tirant le tout vers l'exécution capitale de l'accusé.

Dans ta propre histoire, des responsabilités se sont enchaînées qui avaient des origines externes. Tu es né " Noir " dans un pays raciste, descendant d'esclaves dans un pays esclavagiste, pauvre dans un pays qui fait de la réussite une valeur humaine et de la consommation un bonheur. Tu es devenu orphelin et tu as été recueilli par ton grand-père… Que sais-je encore ?

Mais cette nuit du 14 août, tu étais dans une voiture avec des jeunes de ton âge dont tu savais au moins que l'un d'entre eux avait un comportement imprévisible. Vous veniez d'avoir effectué deux vols. Certains témoignages précisent qu'il s'agissait de vols à main armée. Dès lors, tu ne pouvais pas ignorer que Brown portait une arme avec lui comme allait le prétendre Julius Steen. Tu étais donc dans une voiture avec trois jeunes hommes de ton âge, dont l'un était armé et imprévisible. La sagesse aurait voulu que tu ne t'embarques pas avec eux, sous aucun prétexte, de crainte que les choses tournent mal. La sagesse - mais sait-on bien ce que l'on fait à cet âge ? - aurait voulu que tu traces ta propre voie en dehors de ces douteuses fréquentations. Certes, tes accusateurs ne voudront pas savoir qu'un adolescent qui a perdu toute sa famille s'en procure une autre à tout prix, fût-ce la pire qui soit. Ici, une famille composée de jeunes gens aussi perdus que lui-même.


9 août / J- 21

Tandis que tu comptes tes jours, moi, je gaspille les miens. Je tourne en rond, je me plains du ciel gris qui m'ennuie la vue. Quelque chose de lourd me paralyse sans que je sache d'où cela vient. Mais le temps marche contre toi. Comment fais-tu pour ne pas exploser tellement l'indifférence de tes gardiens te jette à la gueule l'indifférence de la Justice. Celle qui nourrit tes juges d'un manque de compassion, quand la loi est appliquée avec la gravité des imbéciles. Tu te bats sur deux fronts, celui de Dieu en le priant de pardonner à tes bourreaux et celui des hommes pour que ton cas serve au moins à enrayer la machine de mort texane. Loin de te complaire dans le ressentiment, tu as transformé le couloir de la mort en forum consacré à l'abolitionnisme. On te fera taire, Kenneth, car ta voix donne en spectacle les meurtres institutionnels d'une Amérique qui a porté la civilisation au niveau d'un chaos aseptisé. Comme on a fait taire Martin Luther King pour ne plus entendre les rêves de fraternité qu'il lançait au peuple américain. Mais ce jour-là, en forçant les prédateurs à céder du terrain, une certaine mystique de l'homme a triomphé des racismes. Qui sait si toi-même ?

10 août/ J-20

Pourquoi serais-tu le seul à écoper de la peine capitale parmi les co-accusés à avoir " vu " le crime ? Qui t'a poussé du côté du criminel, Mauriceo Brown, et qui a retenu Julius Steen pour une peine de prison ? N'étiez-vous pas tous complices des deux vols qui avaient précédé puisque la peine retenue contre toi porte sur le cumul de deux crimes, à savoir le meurtre et le vol ? Curieusement, Dillard sera " écarté de l'acte d'accusation ". Mais pourquoi Julius Steen sera-t-il condamné à trente-cinq ans d'emprisonnement et toi à la peine capitale ? Le simple fait de conduire la voiture constitue-t-il un acte de complicité ?

Steen fera deux dépositions contradictoires. Dans la première, il déclarera que le meurtre était prévisible. Et dans ce cas, tu deviens coupable pour n'avoir pas empêché Brown de commettre son forfait. Mais en quoi Steen et Dillard le seraient-ils moins s'ils se trouvaient dans la voiture ? Au cours de la seconde déposition, Steen reviendra sur son témoignage pour dire que tu conduisais la voiture et que Brown se trouvant assis à l'arrière, l'obscurité aidant, tu ne pouvais pas savoir qu'il avait une arme au moment où il se dirigeait vers Mary Patrick. Dès lors, on peut s'étonner que seule la première déposition ait été retenue ? En outre, quelles pouvaient être les motivations de Steen pour déclarer que tu étais en mesure d'empêcher le crime que Brown allait commettre ? Quels bénéfices pouvaient-il tirer de cette déclaration ? Et d'ailleurs, sur quels principes de quelle science exacte se serait-il appuyé pour avancer une telle affirmation, sachant que Brown - s'il était seul - n'avait pas tiré lors des deux vols précédents ? Mais ce même Steen, en témoignant une première fois pour estimer que le crime était prévisible et que tu ne l'avais pas empêché, ne se désigne-t-il pas comme coupable au même titre que toi et pour les mêmes motifs ? Or, Steen sera condamné à 35 ans de prison et toi à la peine de mort…

11 août/J-19

En fait, durant cette nuit du 14 août 1996, le pistolet qui servira au meurtre aura été précédemment utilisé pour intimider, la première fois, une serveuse en train de rejoindre son lieu de travail, la seconde, deux femmes et un homme sur une aire de stationnement. Brown et Steen ajustent leur bandanas bleus et tandis que l'un tend son arme vers le visage des victimes, l'autre se charge de prendre leur portefeuille. Pour ces deux vols, Dillard remettra l'arme apparemment la première fois à Brown et la seconde à Steen.
Dans l'après-midi, Dewaine Dillard et Julius Steen avaient fumé de la marijuana. Tu les as rejoints au volant de la Chevrolet quatre portes blanche qui, selon certaines versions, aurait appartenu à ton père. Le soir, vers neuf heures, vous récupérez Brown qui vient juste de rentrer de l'université avec sa mère.

Vers 11 h 30, selon le témoignage de Steen, Brown sort une arme et dit : " I have the strap, do you all want to jack? " - ce qui signifiait : " Vous voulez qu'on approche un inconnu et qu'on l'oblige à donner son fric ? " Vous convenez tous les quatre de commettre des vols, ton rôle étant seulement de conduire. Steen est assis à l'avant et les deux autres à l'arrière. Tandis que Steen et Brown sont en train de commettre leur second vol, tu demandes à Dillard de les persuader d'en rester là car, le connaissant depuis plus longtemps que toi, ils l'auraient plus facilement écouté.

Steen reprend sa place devant. À ce moment-là, l'arme est avec lui. Comme Dillard demande à tous d'arrêter les vols, Steen lui remet le pistolet. Dillard est alors placé juste derrière Steen. Il pose l'arme sur la banquette, à sa gauche, entre lui et Brown.
Tu décides de prendre par les rues qui traversent le quartier résidentiel. Histoire que la police ne vous repère pas. Vous êtes alors ralentis par une voiture que conduit une jeune femme : Mary Patrick. Que faisait Mary Patrick dans ce quartier à une heure si tardive ? Elle se dirigeait vers la résidence des Lahood où habite son petit ami, Michael Lahood Jr. Selon toute vraisemblance, elle est précédée par la voiture de Michael. Ne connaissant pas les lieux et devant suivre la voiture de son ami, elle roule au pas. Alors que vous êtes plutôt pressés. Comme la femme vous adresse des gestes obscènes (nous avons vu que, selon une autre version, il s'agirait de Michael Lahood, conduisant juste derrière elle), Steen se met à te diriger pour bloquer sa voiture. Finalement, celle-ci s'est arrêtée Palo Duro Street dans la partie nord de San Antonio. À cet instant, selon Dillard, tu aurais suggéré de quitter les lieux. Tu commences à t'écarter du trottoir, quand Brown se saisit de l'arme qui se trouve à sa droite et se jette hors de la voiture. Dillard soutiendra que Brown a pris le pistolet sans lui en demander la permission, d'une manière si précipitée qu'il ne s'en est pas rendu compte. Selon lui, tu ne pouvais pas avoir vu l'arme à cause de l'obscurité. Tu ne pouvais donc pas savoir que Brown s'en était emparé en quittant la voiture.

Brown a marché vers la femme au moment où son ami s'approchait d'elle dans l'allée. Il venait probablement de garer sa voiture. Steen aurait entendu Brown demander à Lahood son portefeuille. Puis Brown aurait tiré sur Lahood. Pourquoi ?

12 août/J-18

Qui était Mauriceo Brown, l'homme qui, en tirant cette nuit-là sur Michael Lahood Jr, t'a jeté malgré lui dans le couloir de la mort ?

Né le 3 juillet 1975 à San Antonio dans le Texas, Mauriceo MaShawn Brown vivait avec sa mère Cynthia Luckey, dont il était le deuxième enfant. Très vite, Cynthia Luckey lui trouvera un comportement peu habituel. Il arrivait à Mauriceo de manger de la peinture arrachée sur les murs ou sur les montants des fenêtres.

Mauriceo avait deux ans quand son père naturel est venu le prendre pour l'emmener avec lui en Californie. Père et fils vivront dans la rue, se nourrissant de ce qu'ils trouveront. Après quatre années de vie errante, son père l'a ramené au Texas. Mauriceo souffrait de déficits alimentaires. La mère a constaté que cette expérience avait profondément marqué son enfant. Plus tard, on diagnostiquera chez lui des désordres mentaux. Mauriceo aura toujours du mal à soutenir son attention. Durant des années, Mauriceo restera un enfant à " problèmes ". Il suivra des classes dites " spécialisées ". Il souffrira de graves crises de dépression. Un jour, sa mère trouvera dans sa chambre un nœud coulant accroché au plafond, au-dessus d'une chaise. Mauriceo avait alors 14 ans. Ce jour-là, il avouera avoir voulu se donner la mort.

Commence une période de larcins et de vols à l'étalage. Premiers ennuis avec la loi. Le basket-ball lui offre une porte de sortie. Fort de ses succès au sein de l'équipe de son lycée, il rêve de devenir un jour professionnel au NBA. Mais son transfert des classes spécialisées aux classes normales ne se fait pas sans douleur. La vie des bandes dans les rues de San Antonio, l'argent " rapide " et le respect de ses pairs s'avèrent plus attractifs.

Et puis, en 1995, un an avant le crime, il écope d'une peine d'emprisonnement de 90 jours pour port illégal d'arme à feu.

En janvier 1996, huit mois avant le crime, sa petite amie donne naissance à un garçon. Il s'était alors juré de changer de vie. Au cours de son procès, Mauriceo Brown déclarera qu'il n'avait pas eu l'intention de déverrouiller la sécurité du pistolet. Mais l'arme s'est déclenchée, elle a tué Michael Lahood sur le coup.

Mauriceo Brown a été exécuté le mercredi 19 juillet 2006 au Texas. Il était le 28ème condamné à mort à être exécuté aux États-Unis depuis le début de l'année. Vous êtes plus de 3 000 à attendre dans le couloir de la mort.

La mère de Mauriceo, Cynthia Luckey, a assisté à l'exécution dans la prison de Hunstville. Elle n'a pas pu retenir ses larmes, disant à son fils qu'elle l'aimait. Puis, elle s'est mise à crier : " Ne faites pas ça! " Mauriceo était en train de mourir, quand elle a dit : " "Dieu t'aime ! Dieu t'aime ! Dieu t'aime !", avant de s'effondrer. Mauriceo MaShawn Brown a été déclaré mort à 18H47, heure locale.

Après son exécution, tu aurais dit : " Je n'ai jamais été très proche de lui, même ici en prison. "

13 août/J-17

Tu n'as jamais été proche de celui qui t'a jeté dans ce couloir, mais tu partageais une chose avec lui : en vous lançant dans votre virée nocturne pour faire un coup ou deux vous avez agi comme si vous n'étiez pas l'un et l'autre pères d'un enfant. Vous fallait-il prendre le risque de reproduire pour lui l'histoire de votre enfance sans père ni repères ? La venue de cet enfant devait vous inciter à tourner la page. Mauriceo a déclaré qu'il voulait le faire. Mais non ! On ne vous avait pas appris à contenir vos impulsions. La nostalgie du bon vieux temps vous a vite rattrapés. Celui de l'argent rapide, de l'excitation que procure l'effraction dans l'illégalité, de la petite jouissance qu'on éprouve à narguer les nantis de la belle Amérique. Cette nuit-là, vous vouliez passer la ligne et partir en chasse le flingue à la main.

On peut vraiment dire que cette nuit-là vous étiez perdus. Vous rouliez dans un quartier résidentiel. Quatre possédés de l'Amérique noire viennent se paumer parmi les possédants de l'Amérique pétrolière. Quatre possédés du démon, tels que vous a faits le génie américain lanceur de fusées et qui traîne dans ses lois abolitionnistes des relents d'esclavagisme impénitent. En franchissant la frontière de votre ghetto déglingué, vous êtes entrés dans celui des belles demeures blanches pour Blancs, après avoir réussi vos deux vols dans la zone indifférenciée du mélange démocratique et républicain. Vous savez que dans ce quartier des honnêtes gens tranquilles, le policé des moeurs n'invite guère les flics à patrouiller.

Mais vous énervez avec vos pleins phares la Mustang qui est devant vous. On vous fait un geste obscène pour vous calmer. C'est que la blanche Amérique et de surcroît chrétienne n'est pas en mal de signes canailles. Ça vous met en rage qu'un esthète à claques de la zone ennemie vous cloue le cul avec un geste à vous. Brown n'est pas le mec à fuir le défi.

Il descend de la voiture alors que tu veux décrocher. Son poing serre violemment l'arme qui a servi aux deux vols précédents.

Il s'approche fébrilement de Mary Patrick. Cette fois, Steen ne l'accompagne pas. Brown a surgi de la voiture sans rien demander à personne. Reste à savoir à quel moment il a vu venir le petit ami de la jeune femme, Michael Lahood, à quel moment ça l'a excité de se mesurer à ce beau mec à la conscience aseptisée. Toujours est-il que cette sortie frénétique ne semble pas être motivée par le vol. Probablement que Brown a pris ce geste pour une provocation, une déclaration de guerre. Depuis des années, il a accumulé en lui des tonnes de mépris blanc. Depuis son enfance dans les rues, en Californie, avec son père. Il en a plein le cœur de ces regards qui ne le regardaient pas. Comme pour dire qu'il n'avait droit à aucune existence ni américaine, ni humaine. Sans oublier ses camarades d'école qui le voyaient d'un mauvais œil. Jusqu'au jour où le petit Mauriceo s'est senti briller dans l'équipe de basket-ball du lycée. C'était la première fois qu'il avait l'impression d'être autre chose qu'un déchet, un mal-né. Six jours avant de mourir, il déclarera à un journaliste : " I'm not no animal or the person who they say that I am. I'm me, I'm Mauriceo" (Je ne suis ni un animal, ni la personne qu'on dit que je suis. Je suis moi. Je suis Mauriceo).

Vous qui étiez restés dans la voiture, vous ne saurez pas ce qui sera dit entre Brown, Lahood et Mary Patrick. Votre radio crache de la musique et vous êtes arrêtés à une distance de quatre-vingts pieds. Brown a-t-il demandé son numéro à Mary Patrick ? Mais quel numéro ? Ou bien son portefeuille à Lahood, qui n'a sans doute pas voulu obtempérer devant sa petite amie. Toujours est-il que la flamme court déjà sur la mèche. La souffrance indéfinie qui broie Mauriceo Brown, le ressentiment accumulé depuis des années, l'impression permanente d'être un perdant " quoi qu'il fasse ", et tout ce qu'on ne saura jamais, forment à ce moment-là ce mélange explosif que va cracher son arme brandie sur l'œil du jeune homme, fils d'un avocat très connu de San Antonio.

14 août/J-16

J'enrage ! Un ordinateur portable commandé par Internet devait m'être livré le 16 août au plus tard. Et voilà qu'on m'apprend qu'il me faudra patienter jusqu'au 22. J'enrage vraiment… Mais toi, tu enrages parce que tu vas mourir pour rien, parce qu'on t'a foutu dans cette nasse. Tu enrages parce que ni toi, ni tous ceux qui dans le monde œuvrent à la révision de ta condamnation n'êtes assez forts pour enrayer la machine américaine à broyer des innocents forcément coupables au nom de la Loi. J'enrage pour un objet qui ne changera rien à mon existence, quand toi, tu enrages pour une question de vie ou de mort. Certains enragent contre le manque de soleil, contre un steak trop salé, d'autres contre le manque d'argent, ou parce qu'ils doivent payer trop d'impôts, ou qu'ils n'ont pas de travail, quand toi, tu enrages pour une vie qu'on t'arrache, pour une mort qu'on t'impose. Qu'ils n'aient pas de soleil aujourd'hui, pas d'argent, trop d'impôts à payer, un steak à manger trop salé, ils n'en mourront pas. Et d'ailleurs, de quoi se plaignent-ils ? Ils ont toute la vie devant eux. Ils auront du soleil ou de l'argent demain ou sinon plus tard, et s'ils paient trop d'impôts, c'est qu'ils travaillent, et s'ils ont un steak trop salé, c'est bien qu'ils ont tout de même un steak à manger… Mais toi, ta vie tourne dans un couloir éclairé nuit et jour au néon, au néant. Ils te nourrissent à l'œil pour être sûrs de te garder dans leur ligne de mire. Et ce n'est pas ton steak qui est trop salé, c'est la note de cette vie qui fait d'un témoin oculaire un criminel de seconde main. Dans une récente interview, tu as déclaré à un journaliste : " Je ne veux ni prières ni bougies. Je veux que l'on se batte et se mobilise pour moi, que l'on montre à ces politiciens qu'il y a des individus qui pensent autrement ".

Tout a été lent jusque-là. Onze années de procédures. Et maintenant la messe est dite, la messe sacrificielle qui fonde la confiance et la force de l'Amérique, avatar de culture inca.

15 août/J-15

En tirant sur Michael Lahood Jr, Brown savait bien qu'il crachait sur l'Amérique des prédateurs, sur l'Amérique des ruses avocatières, qui fond sur ses proies pour leur sucer la vie. Mais il ignorait à ce moment-là que Michael Lahood Jr. était le fils d'un célèbre avocat de San Antonio. Perdre un fils dans ces conditions, ça se paye très cher. Dans cette Amérique aveuglée par son principe du " œil pour œil… ", le père du jeune Lahood devait-il se contenter du seul Mauriceo Brown ? Deux condamnés à mort valent toujours mieux qu'un.

Dès lors, les complots de la justice américaine vont lentement se refermer sur toi pour te pousser dans ce couloir où tu te trouves aujourd'hui. Dans certains foyers, on prie même pour que rien ne vienne entraver cette progression vers le jour J de l'injection létale. Tout aura été fait pour t'associer au geste de Brown.

Les médias se sont emparés de l'affaire. On a exercé des pressions sur les uns et sur les autres. À plusieurs reprises, on aurait même vu, au cours du procès, Monsieur Lahood dans le cabinet du juge. Qu'y faisait-il ?

Si aucun des trois hommes, Mauriceo Brown, Dewaine Dillard et Julius Steen, n'a déclaré que tu avais d'une façon ou d'une autre joué un rôle direct dans la mort de Michael Lahood Jr., pourquoi as-tu été jugé avec le meurtrier ?

En quoi le fait d'avoir conduit la voiture ce soir-là et d'avoir appuyé sur l'accélérateur après le meurtre milite-t-il en faveur de ta complicité avec Brown, plus que Dillard et Steen ?

Steen a entendu Brown demander son portefeuille à Lahood. Mais ce vol n'était nullement prévu. Steen ne l'a pas accompagné comme pour les deux vols précédents. Par ailleurs, aucun d'entre vous n'a encouragé Brown à commettre un vol sur la personne de Lahood. Brown a visiblement agi seul et sur un coup de tête. En conséquence, on est en droit de se demander pourquoi le chef d'accusation porta sur le cumul de deux crimes (meurtre et vol) ?

Si l'accusation a tenu compte du premier témoignage de Steen, pourquoi les juges ont-ils fait passer à la trappe sa rétractation ultérieure ?

Steen a-t-il fait l'objet d'un marchandage, comme on le dit, pour qu'il témoigne à charge contre toi en échange d'une peine moins lourde ? (Il sera condamné à 35 ans d'emprisonnement).

Pour quelles raisons tes avocats ont-ils préféré adopter une ligne de défense qui excluait l'évocation de ton histoire personnelle et la possibilité de faire jouer les circonstances atténuantes dans la phase ultime du verdict ? Pour le moins, on ne peut pas dire que tu aies eu une enfance normale. Ta mère se prostituait et se droguait. Elle vous obligeait tes frères et toi à voler pour acheter ses doses. Tes parents utilisaient ta poussette pour y cacher des marchandises volées, de l'héroïne ou d'autres drogues. Ton père a fini en prison. Enfant, tu aurais été sexuellement abusé. Tu as vécu ton adolescence dans un environnement de mort, tellement il y a eu de décès autour de toi. Tu as même vu ta mère atteinte du sida mourir dans d'atroces souffrances. Mais tes avocats n'ont pas voulu mentionner cette vie plombée dès le berceau. Comment un enfant peut-il ne pas sortir déglingué de tout ça ?

Comme tu étais trop pauvre pour te payer un avocat privé, on t'a collé un avocat nommé d'office, un qu'on choisit pour son incompétence ou son manque d'expérience. On dit même que certains sont drogués ou alcooliques. Ça facilite le travail de l'accusation que l'avocat du pauvre soit inefficace. D'ailleurs, on ne lui demande pas de faire du zèle et de défendre sincèrement un accusé. Son intérêt, c'est qu'on lui file un maximum de dossiers pour se faire du fric. S'il consacre trop de temps sur un cas, il ne sera plus disponible pour en recevoir d'autres. Donc moins il défend un accusé, moins il fait obstacle au jugement qui conduit à la peine capitale.

Enfin il reste étonnant qu'on ait négligé l'avis de l'expert déclarant lors de ton procès que tu n'avais pas une personnalité " anti-sociale " et que tu ne présentais pas un futur danger pour la société.

16 août/J-14

Condamné à mort ! " Les hommes sont tous condamnés à mort avec des sursis indéfinis ", écrivait Victor Hugo sur le dernier jour d'un homme touché comme toi par le coup de grâce. L'écrivain s'est mis dans la parole de cet homme, il te fait parler aujourd'hui. Ainsi il rend lisible ce que les autres hommes sont incapables de percevoir. Il entre ainsi dans les entrailles d'une vie qui connaît son échéance. Le condamné se console comme il peut sachant que la mort frappe qui et quand elle veut. C'est que la mort est toujours au bout, que nous soyons condamnés par les hommes, condamnés par la fatalité ou la nature des choses.

(Ceux qui refusent aujourd'hui ta grâce jouissent bêtement à l'idée de savoir qu'ils seront en vie après qu'ils auront volé la tienne. Oui, ta mort nourrit leur jouissance. Il y a un érotisme à tuer l'autre, l'arme à feu comme le Droit étant des outils et des messagers de l'inconscient. Car tuer l'autre, quelles qu'en soient la raison ou la manière, est un absolu d'injustice. Acte illégitime s'il en est au regard du monde et de l'universel. De sorte qu'en le commettant, l'homme s'octroie une puissance usurpée qui l'élève au niveau d'un dieu).

Ce genre de consolation philosophique fait-il assez pour que tu préfères en finir avec ce train de procès hypocrites où tant de têtes aussi doctes s'acharnent à vouloir ta peau ? Qu'aurais-tu à regretter si tu partais ? Les parloirs où les corps ne se touchent pas ? Les voix de ta fille Nydesha ou de sa mère Nicole Johnson transformées en voix fantômes par le téléphone ? Le jour blanc du cachot ? La froideur fonctionnaire des guichetiers et des gardes-chiourme ? D'être dans les yeux de tes geôliers coupable de plaider l'innocence ? D'avoir l'esprit qui balance entre deux mondes ? D'être ballotté entre deux morts, celle de Michael Lahood et celle de Kenneth Foster ? Que tes bourreaux te prennent tout ça ! Qu'ils le prennent !

Mais tu as beau te plaindre de ces murs à peine ouverts sur le ciel, te répéter plutôt la mort que d'autres années comme ça, séparé des tiens, si ta peine était commuée, tu as beau dire que sur ce lit d'abjection létale se sont couchés autant de criminels que d'innocents conçus, mis au monde et mis à mort par une Amérique inhumaine, tu as beau vouloir en finir avec la honte d'avoir à prouver que tu n'étais pour rien dans le crime de Mauriceo Brown, la honte d'être celui qui montre leur monstruosité aux hommes et aux femmes qui font le peuple américain… tu as beau dire, tu espères un jour pouvoir marcher et respirer au grand air.

Mais maintenant, tu étouffes.

17 août/J-13

Le jour où Shaka Sankofa, né Gary Graham, a été exécuté, le 23 juin 2000, les membres du Ku Klux Klan du Texas ont applaudi. Malgré une campagne internationale menée par les abolitionnistes, Shaka Sankofa fut conduit de force et battu par ses gardiens jusqu'à la table d'exécution. Arrêté pour un vol, il avait été accusé du meurtre d'un homme blanc nommé Bobby Lambert, qui avait eu lieu sur le parking d'un grand magasin de Houston, deux semaines plus tôt, sur la seule déposition d'un témoin oculaire dont la vue n'était pas très bonne et qui se trouvait à plusieurs mètres. Il avait alors 17 ans. Depuis sa mort, des preuves remettent en cause les affirmations de ce témoin du fait que l'arme du crime ne correspondait pas à celle de Shaka et que la police ait utilisé dans cette affaire ses techniques de persuasion habituelles. Jusqu'à sa dernière goutte de vie, Shaka Sankofa se sera défendu d'avoir tué Bobby Lambert. Ses derniers mots auront été pour dire que sa mise à mort n'était rien d'autre que l'assassinat d'un innocent noir, rien d'autre qu'un lynchage illégal ayant lieu en cette Amérique des condamnations à mort équitables. " Tous les pays civilisés voient que ce qui se passe ici est mauvais ". Selon Viviane Andrey, " Les Noirs représentent 12 % de la population des États-Unis, mais il y a 43 % de Noirs dans les couloirs de la mort… ". Selon soeur Helen Prejean, auteur de " La mort des innocents ", au cours des vingt dernières années, 80 % des exécutions ont eu lieu dans les anciens États esclavagistes.

Après avoir remercié tous ceux qui avaient combattu en sa faveur, et particulièrement Robert Mohammed, Ashanti Chimurenga, Bianca Jagger, les révérends Al Sharpton et Jesse Jackson, Shaka Sankofa les suppliera de demander un moratoire des exécutions.

" Rien d'autre qu'un meurtre d'État, un lynchage étatique, ici, aux États-Unis, ici, ce soir. C'est ce qui se passe, mes frères. Rien de moins. Ils savent que je suis innocent. Ils ont des preuves. Ils savent que je suis innocent. Mais ils ne peuvent pas reconnaître mon innocence car ce serait publiquement admettre leur culpabilité. C'est quelque chose que ces racistes ne feront jamais. " Ses derniers mots, sept ans après, sont restés lettres mortes. Ils ne sont toujours pas sortis de ce couloir.

Il était noir comme toi.

18 août/J-12

" Ils disent que ce n'est rien, qu'on ne souffre pas, que c'est une fin douce, que la mort de cette façon est bien simplifiée. Eh ! qu'est-ce donc que cette agonie de six semaines et ce râle de tout un jour ? Qu'est-ce que les angoisses de cette journée irréparable, qui s'écoule si lentement et si vite ? Qu'est-ce que cette échelle de tortures qui aboutit à l'échafaud ? " Il disait ça Victor Hugo. C'était un homme de mots, comment lui en vouloir ? Un écrivain qui savait sa mission, mais qui en était réduit à imaginer les pensées qui se bousculent dans la tête d'un homme qu'on va " rogner ".

Billy Franck Vickers a été exécuté le 28 janvier 2004. Mais il avait survécu à une première exécution après avoir attendu jusqu'à minuit, le 9 décembre 2003, dans l'antichambre de la mort à la prison de Walls-Huntsville. Entre ces deux dates, il a dicté à son voisin de cellule, Hank Skinner, l'histoire de ses dernières heures de vie.

Tout est devenu réel ce jour de septembre où Billy a eu " sa date ". Les numéros du calendrier sont tout à coup devenus de plus en plus énormes. Il se disait à chaque heure, à chaque minute qu'il n'aurait plus l'occasion de faire ceci ou cela, comme lire, voir, entendre... Ça galopait dans sa tête. Et chaque jour, il se réveillait en se disant qu'il venait d'en perdre un.

Il lui arrivait d'envier ces gens qui étaient morts d'une horrible façon. Un mauvais moment à passer, se disait-il. Mais chez lui, ce mauvais moment aura duré onze années. Onze années avec la mort au-dessus de lui, et maintenant dans quelques jours…

Le jour où il devait être exécuté, Billy n'arriva pas à dormir. Tout se brouillait dans sa tête. Il pensait qu'il aurait dû dire des choses à sa famille et qu'il ne les avait pas dites parce qu'il avait oublié de le faire et que maintenant il était trop tard, maintenant le temps où ils étaient ensemble se rétrécissait et qu'il leur répétait combien ils les aimait en leur disant adieu. Il s'était retrouvé enchaîné et brusquement embarqué dans une camionnette. Tout s'est passé si vite qu'il n'a pas eu le temps de leur dire quoi que ce soit, il ne pense qu'à ça, aux regrets qui n'arrêtent pas dans cette antichambre de la mort où il attend de mourir. Il voudrait tellement que sa famille n'ait pas de souffrance pour que cette souffrance ne soit que son problème.

Il se revoit durant son transfert à Hunstville, ses sens à vif que c'en était douloureux : le bruit des pneus sur l'asphalte inondait ses oreilles chaque fois que passait une voiture. Il se disait qu'il ne verrait plus jamais ces choses. Et puis voilà qu'il entend battre son cœur comme si son oreille était posée dessus. Ça lui fait mal, mais le coeur bat toujours.

Toutes ses pensées se sont brusquement envolées quand il a vu le directeur dans sa cellule. Il était venu lui expliquer comment se dérouleraient les opérations le moment venu. Il pointa le doigt en direction d'une porte pour lui dire que cette porte, c'était celle de la chambre d'exécution. L'heure venue, ils seraient là pour l'emmener. Et si c'était nécessaire, ils le porteraient jusqu'à cette porte. Puis, il lui annonça qu'un prêtre allait se présenter.

Le prêtre lui a expliqué qu'il serait attaché sur la table mais qu'il lui tiendrait la cheville pour le réconforter.

Tous ces gens qui lui parlent, il les voit comme des gens mais aussi autrement, en mal. Tout lui paraît s'assombrir alors qu'on est en plein jour et qu'il y a des lumières partout. Il voit l'ambulance qui attend pour récupérer son corps. Il prie pour qu'on en finisse, qu'on en finisse…

Le son du talkie-walkie, une porte qui claque, un téléphone qui sonne, et aussitôt il se met à sursauter. C'est comme s'il sortait de son propre corps. Cela a duré 6 heures environ.

Le prêtre lui explique que ces bruits qui viennent de la pièce derrière ne doivent pas l'inquiéter, c'est juste que l'équipe chargée de son exécution est en train de tout mettre en place. En attendant, ces bruits l'ont plongé dans la peur des heures durant. Une vraie torture.

En parlant au prêtre dans sa cellule, il faisait les cent pas. Il était sûr de crever d'un infarctus avant qu'ils viennent le chercher ou qu'ils l'allongent sur cette croix horizontale pour le piquer avec des aiguilles au lieu que ce soit des clous. Deux heures qu'il a des sueurs froides. Impossible de penser à quoi que ce soit. Alors il marche trois pas et demi, puis encore trois pas et demi… Le prêtre lui parle, mais lui, il ne sait pas de quoi il parle. C'est juste des mots, des paquets de mots.

Il mange quelque chose de son dernier repas. Peu. Ça n'a pas de goût. Et quand il regarde dans son assiette, il s'aperçoit juste qu'il en manque un morceau.

Six heures. Rien. Il marche encore. Trois pas et demi, puis trois pas et demi… Sept heures. Huit heures. Et toujours rien. Sa bouche est sèche et il n'a rien à boire. Ils vont ouvrir cette porte, il le sait, et aussitôt après, il sera devant cette table et devant ces aiguilles. Ça y est cette fois…
Comme il sue à grosses gouttes et qu'il cligne des yeux pour s'en débarrasser, il croit voir la porte en train de s'ouvrir.

Neuf heures maintenant. Il marche toujours. Il sait qu'il ne pourra pas y couper. Il prie Dieu pour qu'on en finisse. La tension est si forte que son esprit lui paraît avoir éclaté dans tous les sens et c'est comme s'il était perforé comme un gruyère.

Dix heures. Il marche, trois pas et demi, puis trois pas et demi… Ses avocats ont déposé des recours. Il y croit. Mais si un sursis avait été accordé, il le saurait déjà, non ?
Onze heures. Il tourne en rond. Son corps va exploser.

Minuit moins dix. Tout est brouillé dans sa tête, tout n'est que bruit autour de lui.

Alors, ils sont venus lui dire que c'était trop tard et qu'ils ne pourraient plus le tuer aujourd'hui. Ils lui ont demandé de préparer ses affaires pour retourner à Polunsky. Il n'y comprend plus rien car il devrait être déjà mort.

C'est à peine s'il se souvient de son retour, sauf qu'il n'arrivait pas à marcher droit.

Les jours qui ont suivi, il avait l'impression de ne pas être là, comme s'il se sentait loin de tout. Et en même temps, il n'arrivait pas à croire qu'il était encore vivant. Il pense alors qu'il devrait avoir la vie sauve, qu'il n'y aurait pas une deuxième occasion de l'exécuter. Quelle raison juridique ils auraient pour remettre ça ? Il sent qu'il est content, mais il a l'impression d'être maudit, parce qu'il n'a même pas eu la chance d'être exécuté correctement. S'il se sent heureux d'être en vie, c'est seulement pour sa famille, rien qu'à l'idée de tout ce qu'ils ont enduré à cause de lui.

Et puis son avocat est venu pour lui annoncer qu'il y aurait une nouvelle date d'exécution. Le 28 janvier 2004, il lui faudra remettre ça. Aussi incroyable que ça puisse paraître. Il se demande ce qu'il va bien pouvoir dire à sa femme et à ses enfants. Il est atterré, assis dans sa cellule, seul. Il cherche à comprendre et il pleure, il pleure. Il n'aura jamais autant pleuré de sa vie tellement il a le cœur en lambeaux. C'est impossible à décrire, ce cauchemar qui revient. Et il sait que ce coup-ci, il n'y échappera pas.

19 août/J-11

" Un juge, un commissaire, un magistrat, je ne sais de quelle espèce, vient de venir. Je lui ai demandé ma grâce en joignant les deux mains et en me traînant sur les deux genoux. Il m'a répondu, en souriant fatalement, si c'est là tout ce que j'avais à lui dire.
- Ma grâce ! ma grâce ! ai-je répété, ou, par pitié, cinq minutes encore !
Qui sait ? elle viendra peut-être ! Cela est si horrible à mon âge, de mourir ainsi ! Des grâces qui arrivent au dernier moment, on l'a vu souvent. Et à qui fera-t-on grâce, monsieur si ce n'est à moi ?
Cet exécrable bourreau ! il s'est approché du juge pour lui dire que l'exécution devait être faite à une certaine heure, que cette heure approchait, qu'il était responsable, que d'ailleurs il pleut, et que cela risque de se rouiller.
- Eh, par pitié ! une minute pour attendre ma grâce ! ou je me défends ! je mords !
Le juge et le bourreau sont sortis. Je suis seul.
Seul avec deux gendarmes.
Oh ! l'horrible peuple avec ses cris d'hyène. Qui sait si je ne lui échapperai pas ? si je ne serai pas sauvé ? si ma grâce ?... Il est impossible qu'on ne me fasse pas grâce !
Ah ! les misérables ! il me semble qu'on monte l'escalier.

QUATRE HEURES "

" Le dernier jour d'un condamné", dernier chapitre. Victor Hugo n'est pas étranger à l'abolition de la peine de mort en France. Mais dans ce livre tout reste encore vrai là où tu vis encore.

20 août/J-10

En 1994, Carolyn King est transférée à la prison de Muncy, en Pennsylvanie. Elle raconte ce qu'elle y a enduré, dans une déclaration faite sous serment, le 3 avril 1998, alors qu'elle se trouve dans le couloir de la mort.

Elle raconte qu'aussitôt arrivée, elle a été transférée dans l'infirmerie pour examens médicaux, où elle restera huit jours, sans avoir l'autorisation d'accéder à une bibliothèque juridique. (Elle remarquera plus tard que cette bibliothèque était obsolète à 75% et que les textes qui restaient encore valables avaient été détruits). Après quoi, elle sera logée dans l'Unité de Logement Restreint (ULR) et placée dans une cellule aux peintures écaillées, aux murs maculés de merde et de sang, trop sale pour être nettoyée. Les vitres des fenêtres étaient si noires qu'elles empêchaient de voir dehors. La chasse d'eau jouait au téléphone avec celle de la cellule voisine : la merde, l'urine, le papier hygiénique… tout remontait chez le voisin et inversement. C'était une cellule sans ventilation, ni chauffage. Les fenêtres n'isolaient pas des vents d'hiver. Elle n'avait droit qu'à deux couvertures.

Les repas arrivaient froids dans un plat en plastique, presque toujours avec des cheveux dedans. Le gardien passait le plat à travers une ouverture souillée de merde.

Trois fois par semaine, elle allait à la douche en portant le nécessaire avec les mains menottées dans le dos. Les douches étaient nettoyées par les prisonniers, mais les têtes de leur balai-éponge n'étaient jamais changées. Le jour où le Commissaire de la santé est venu pour une inspection, le bâtiment avait été entièrement nettoyé.

Catholique pratiquante, elle avait été privée de confession jusqu'en 1996, mais aussi de livres de prières.

On avait logé des malades mentaux dans l'ULR pour mauvaise conduite, alors qu'ils auraient dû se trouver dans l'Unité de Santé Mentale ou être transférés dans un centre géré par l'État. L'une d'elles s'appelait Denise Wallace ; les gardiens l'avaient déshabillée et elle courait nue du fond de sa cellule à la porte en se cognant la tête contre les murs jusqu'à perdre connaissance. Sitôt qu'elle revenait à elle, elle recommençait. On n'a rien fait pour elle, elle s'est pendue à la porte de sa cellule, le 25 ou 26 février 1998, à 2h 30 du matin.

Des détenues comme elle ou fichées " Problème de comportement " frappaient leur porte avec les pieds ou les poings, ou bien criaient à haute voix pendant des heures, ou projetaient leur merde sur les murs, et il fallait supporter cette puanteur. Elles jetaient même leur urine par les ouvertures des cellules, ça inondait les cellules ou le couloir. Il leur arrivait de défoncer les murs de briques en donnant des coups de pied. Après ça, ils ont été obligés de construire une cellule toute en acier. Pour les déshabiller, ils utilisaient du gaz lacrymogène.

Comme Carolyn avait été mise dans une cellule en face du couloir de ces femmes, elle était toujours dérangée. Elle voyait que beaucoup d'entre elles mangeaient leur merde ou pissaient sur elles. Quand les gardiens les retiraient de leur cellule et qu'ils la nettoyaient, ils balayaient la merde avec des larves dans le couloir.

Ces gardiens les appelaient les " putes du couloir de la mort ". Ils les abreuvaient de sarcasmes du genre " j'espère que tu seras la première à être exécutée ". Ou bien ils leur demandaient si elles avaient peur de mourir, et ils riaient, en leur parlant ouvertement de ce qui les attendait.

Carolyn aurait bien voulu dénoncer ce qui se passait dans cette unité, mais elle avait peur que les gardiens lisent ce qu'elle aurait écrit et la battent pour ça. Comme on ne lui avait pas remis le " Manuel de Détention " à son arrivée, elle a toujours ignoré l'existence de la procédure d'Arbitrage.

Il était possible de consulter un médecin à la porte des cellules, encore fallait-il que les voitures de transport ne soient pas occupées. Le passage du médecin pouvait être annulé sans raison et sans qu'on prévienne les détenues qui l'avaient demandé. Il leur arrivait d'aménager une salle d'examen médical à l'étage avec une table, une balance, un bureau, une chaise et un drap. Les médicaments qui avaient été commandés par le médecin pouvaient n'être distribués qu'après plusieurs heures d'attente.

Il y avait bien des vêtements pour la " promenade ", mais il fallait que Carolyn les partage avec trois autres détenues : un veston de velours côtelé très mince, un chapeau, une paire de gants de jardinage et des bottes trouées. Ces vêtements étaient portés par des femmes qui pissaient sur elles ou qui avaient la gale. On ne les lavait qu'une fois par an.

Quand, le 2 janvier, Donetta Hill eut sa crise de nerfs, ils sont venus avec masques, casques, matraques et boucliers pour la déshabiller, en la menaçant de décharges électriques. Ils ont alors vidé sa cellule. Comme on ne lui avait pas permis d'intégrer l'Unité de Santé Mentale, on l'a menottée nue à sa porte et on lui a entravé les jambes. Et ils filmaient tandis que les gardiens cherchaient à la dénuder. Donna avait prévenu le lieutenant Smith qu'elle n'enlèverait ses vêtements qu'en présence de gardiennes. Ils ne l'ont pas écoutée et ils ont tout pris : vêtements, slip, chaussettes, peigne, articles d'hygiène. Elle était nue et n'avait plus rien dans sa cellule, aucun matelas, aucune couverture, rien !

21 août/J-9

Kenneth Foster, la vie a fait de toi un Noir, et l'Amérique des castes voudra faire de chaque Noir un intouchable américain. Mieux : un mort civique. Quand la raison rend justice aux dominés en pénalisant les prédateurs, ceux-ci renaissent plus loin sous d'autres formes. Hier, l'abolition de l'esclavage n'a pas empêché l'invention des lois " Jim Crow " dans les États du Sud des États -Unis, introduisant la ségrégation dans les écoles et les équipements publics. Et aujourd'hui, le caractère inconstitutionnel des discriminations raciales (arrêt Brown v. Board of Education de 1954 et Civil Rights Act de 1964) n'aura découragé en rien les blanchisseurs du racisme. Car l'antichambre de la peine capitale, c'est la peine civique. L'explosion des populations carcérales a mis en danger le pouvoir électoral des Noirs en raison des lois qui privent de leurs droits civiques certains détenus et d'anciens prisonniers. Aux États-Unis, ces personnes touchées par la perte de leurs droits civiques pour des raisons pénales sont au nombre de quatre millions, la proportion la plus forte au monde au regard de la population en âge de voter. Quarante-neuf États ont décidé de priver de leur droit au suffrage durant leur peine les personnes condamnées pour délit grave, autrement appelées felons. Dans quatorze autres, cette perte est à vie. En 1997, on a estimé qu'aux États-Unis, les felons comptaient 1,4 million d'hommes noirs, représentant 13,1% de la population afro-américaine masculine adulte, soit un taux sept fois supérieur à la moyenne nationale. C'est dans les États du Sud et de l'Ouest des États-Unis, là même où les lois pénales furent instrumentalisées à des fins de discrimination raciale par le truchement des lois " Jim Crow ", que sévit l'érosion du pouvoir démocratique des Noirs. On estime que dans les États d'Alabama, de Floride, du Mississipi, du Texas et de Virginie, 21 à 32 % des Noirs ont définitivement perdu le droit d'exercer leur citoyenneté. En imaginant, avec le Département de la Justice, que 29% des Noirs (contre 4% de Blancs) nés en 1991 sont destinés à faire un passage en prison un moment ou l'autre de leur vie, on est en droit d'en conclure qu'une proportion de plus en plus grande de la population masculine afro-américaine sera touchée par une privation temporaire ou définitive du droit de vote. Selon une étude faite par une O.N.G. spécialisée, The Sentencing Project, en 2020, 40% des Noirs seraient en passe de devenir des citoyens sans droit dans ces États du Sud où les félons sont privés de droits civiques. En d'autres termes, dans le Sud, tout citoyen noir est menacé de devenir un citoyen mort.

22 août/J-8

M'enveloppe, depuis que j'écris sur toi, le silence effrayant d'une vacance infinie. Car ces mots au quotidien, qui vont d'un être humain vers un autre être humain, mots destinés à l'arracher de son mal, ne me renvoient aucun écho. Chaque jour, j'écris sans trop savoir si je dois autant que toi espérer qu'au 30 août l'homme que tu sais t'accordera de voir encore le monde comme c'est ton droit. D'une simple signature. Allons-nous, le lendemain, nous réveiller avec ta mort dans notre vie ? Ta mort sera notre vie pour que ton innocence sauve les innocents du couloir où ils te suivront. Le monde après toi sera encore le monde et l'enfer de l'indifférence ne se convertira pas aussitôt en compassion. Même si l'Amérique, en te tuant ce 30 août, accomplissait son propre suicide au regard de ceux pour qui la mise à mort des parias ne saurait assainir une société. Ta mort n'arrêtera pas les hommes de semer la mort. Mais ta mort pourrait semer dans quelques consciences un besoin de pacification plus grand.

Rassure-toi, Kenneth, les hommes en ce mois d'août, le plus vacant de l'année, ont d'autres soucis que toi. Cette période habituellement chaude, claire, heureuse, aura été exceptionnellement grise. De quoi contrarier nos cohortes de corps assoiffés de petites éternités sur les plages ou à la montagne, là où l'espace rend l'esprit généreux. Il ne faut pas en vouloir aux hommes qui n'ont pas l'indignation au cœur 24 heures sur 24. Devant l'extrémité de ton exécution, inutile d'attendre d'eux une insurrection absolue. Tout est lent qui chemine dans les cœurs vers la langue et de langue aux actes.

Il n'y a pas plus étrangers l'un à l'autre que toi et moi. J'imagine les affres de ton attente autant que je les ignore, comme tu ignores que quelqu'un quelque part consacre chaque jour quelques mots à ta cause pour vaincre l'oubli où tu t'enlises. Il ne s'agit plus de littérature, ni que ta mort soit un prétexte à me fabriquer une posture d'homme révolté. J'écris pour toi afin que ma propre insouciance de Français sans histoire n'envahisse pas ma vie ou n'obstrue pas mon regard. Pour que le paria de Paris qui mendie dans la rue ou dans le métro, je le voie autant que je te vois en écrivant ici. Car que vaudraient ces mots s'ils se réduisaient à ta seule personne, à la seule cause de ton absurde exécution ? C'est le don qui fait l'homme. Le don de soi qui sauve chacun de son humanité prédatrice. L'écrivain " dégagé ", qui s'affranchit délibérément de son obligation de donner la parole aux bâillonnés de la société, fait de la littérature, et rien que ça. Je me suis aimé pour seulement avoir pris une part active à la défense du réalisateur Serge Paradjanov quand il gisait, seul dans son trou géorgien, comme un paria du soviétisme. Nous étions peu alors à l'avoir rencontré sur place. Oui, plutôt ce travail d'homme vers cet homme au plus mal, que d'écrire pour ratiociner sur le cinéma du cinéaste.

23 août/J-7

Et si ce jour arrivait ! Et s'il devait arriver vraiment, le jour, ce jour, celui de ton exécution !

Je suppose que dans la petite salle des témoins, seraient assis des journalistes, un reporter de l'agence Associated Press, l'aumônier, des membres du personnel pénitentiaire, ton amie Nicole Johnson… Tu serais déjà là, l'autre côté de la vitre, dans l'étroite Chambre de la mort. Tu leur apparaîtrais vêtu d'une combinaison blanche, de celles qu'on porte dans ta prison, couché sur une table matelassée, les bras en croix. Chacune de tes chevilles serait entravée, tes tibias et tes cuisses enserrés par des lanières de cuir. Une ceinture serrant ton ventre, une autre ta poitrine. Des bandes Velpeau enveloppent chacune de tes mains. Tu ne vois pas la famille des Lahood, cachée dans une autre salle, mais leurs yeux sont fixés sur toi, à travers une vitre glacée, dressée comme un écran où se joue le dernier acte d'une tragédie humaine confuse et pathétique.

Tu aurais tourné la tête de l'autre côté pour faire ta dernière déclaration dans le micro. Le Directeur t'aurait dit : " Faites vos dernières déclarations si vous en avez ". Je ne sais pas ce que tu dirais ce jour-là, s'il devait arriver, mais je suis sûr que tu clamerais encore ton innocence, comme Franck McFarland, juste avant qu'il reçoive ses doses : " Je ne dois aucune excuse pour un crime que je n'ai pas commis. Ceux qui ont menti et fabriqué des preuves contre moi auront à répondre de ce qu'ils ont fait. J'en appelle aux âmes de mes ancêtres, à ma terre, à la mer, aux cieux, qu'ils m'ouvrent un chemin et je leur jure maintenant : je rentre à la maison ".

Un médecin vient d'introduire deux cathéters sur chacun de tes bras, le second pour prévenir un échec de la première injection du poison.

Le distributeur des doses est l'autre côté du mur. Tu n'aperçois pas les trois fonctionnaires qui sont chargés d'appuyer sur un bouton pour déclencher le transfert des liquides dans ton corps.

Une exécution vaut trois injections.

Première drogue, le thiopental sodique, destiné à détendre le corps et à favoriser un état d'inconscience. Il te met le cerveau en veille et il entraîne un ralentissement des mouvements, en particulier du mouvement respiratoire.

Seconde injection : le bromure de pancuronium pour paralyser les muscles, sauf le cœur.

La troisième : le chlorure de sodium pour que le cœur s'arrête de battre.

En moins de sept minutes, tout est fini.

Un technicien -médecin entrera alors dans la Chambre et se placera à la droite de ton cadavre. Il sortira une petite lampe de poche et soulèvera tes paupières pour regarder au plus profond de tes yeux si ta mort est bien là. Puis, il posera sa main sur ta carotide pour y trouver ton pouls. Enfin, il aura placé son stéthoscope à l'endroit de ton cœur, cherchant à percevoir le moindre battement.

Il se redressera et dira dans le micro : " Déclaré mort à… " Il donnera l'heure de ta mort. Et il répètera : " Déclaré mort à… "

Ensuite, ce sera au tour du Directeur de dire dans le micro : " Déclaré mort à… " .

Au moment de quitter la salle, les témoins regarderont une dernière fois ton corps apaisé, couché en croix sur cette planche au milieu de la petite pièce, toujours avec des seringues dans les bras et des tubes.

Peut-être entendras-tu le gens pleurer dans la salle d'attente et verras-tu les autres se réjouir intérieurement que la procédure fût correctement respectée jusqu'à son terme. Le reporter de l'agence Associated Press ne le montrera pas sur son visage, mais il aura déjà ajouté ton exécution comme un trophée aux dizaines d'autres auxquelles il aura déjà assisté.

Ton cadavre restera dans les murs de la prison avant d'être déposé dans un cimetière.

Tu auras droit à une croix blanche avec ton nom et ton numéro de matricule.

Qu'il n'arrive jamais, ce jour !

24 août/J-6

20 juillet 1996, dans l'Indiana. Tommie Smith s'apprête à mourir par injection létale. Le fonctionnaire préposé à l'exécution tente en vain de trouver une veine dans le bras du condamné. Au bout de seize minutes, on appelle un médecin qui essaie d'enfoncer une aiguille dans le cou de Tommie, mais sans succès. Tommie mourra au bout de trente-six minutes. Finalement, c'est dans le cœur qu'on lui aura injecté le poison.

2 mai 2006, pénitencier de la Southern Ohio Correctionnal Facility, sud de l'Ohio, 10 heures précises. On vient de sangler Joseph Clark, sur la table d'exécution. Joseph Clark est un Noir de 57 ans condamné à mort pour avoir tué un homme lors d'un cambriolage. Derrière la vitre, sont installés ses proches, des journalistes de la presse locale et un reporter de l'agence Associated Press. Ne parvenant pas à placer le cathéter sur les veines du bras droit de Clark, les fonctionnaires du pénitencier vont l'introduire dans celles de son avant-bras gauche. Puis comme le veut le règlement, ils quitteront la salle.

Joseph Clark est alors seul sous l'œil des témoins qui sont de l'autre côté de la vitre. Bientôt, il commence à s'agiter. Les journalistes l'entendent dire à cinq reprises : " Ça ne marche pas ! Ça ne marche pas ! ". Sept minutes ont passé. Le personnel constate que la veine a éclaté. L'effet d'endormissement n'a pas eu lieu. On tire les rideaux sur le regard des témoins effarés. Deux employés pénitentiaires décident de ne pas interrompre la procédure d'exécution. Joseph Clark ne cesse de crier, gémir, pleurer, appelant au secours. Le décès sera constaté à 11 heures 26 minutes. Soit 84 minutes au lieu des sept requises par le protocole.

Selon une étude réalisée sous la direction d'un chirurgien de l'université de Miami, Leonidas Koniaris, les injections destinées aux condamnés à mort, depuis 1977 aux États-Unis, peuvent devenir dans certains cas, une véritable torture. Il est démontré que le bromure de pancuronium, destiné à paralyser les muscles, "éveille toutes les fibres douloureuses, comme si tout le corps était en feu". Son usage n'est pas autorisé sur les animaux. Il peut arriver, comme le prouve cette étude, qu'une dose de sédatif insuffisante entraîne une douleur extrême sans que la victime soit en mesure de l'exprimer à cause du paralysant.

On a constaté qu'à la première injection, un mauvais dosage du produit pouvait provoquer de violentes réactions comme des contorsions ou des convulsions. À telle enseigne que certains témoins ont été pris de malaise et que le personnel pénitentiaire a été contraint de tirer les rideaux pour leur épargner le spectacle de la victime en train de souffrir. Aujourd'hui, il arrive qu'avant la première injection, on administre préventivement un anti-histaminique pour éviter de telles réactions.

Des rapports de toxicologie concernant des exécutions ayant eu lieu en Caroline du Nord, mais aussi les registres d'exécutions en Californie tendent à démontrer que les anesthésies n'avaient pas été correctement faites.

L'usage d'une injection massive et unique d'un barbiturique, qui provoquerait une mort sans douleur, n'a pas eu l'agrément des centres pénitentiaires sous prétexte qu'il obligerait les bourreaux et les témoins à attendre trente minutes de plus jusqu'à l'arrêt du cœur de la victime. Ces mêmes centres ont également refusé d'éliminer le bromure de pancuronium, l'agent paralysant dont le rôle n'est ni de tuer le condamné, ni d'abréger ses souffrances, mais d'éviter que son corps soit pris de convulsions. Or, le bromure de pancuronium ne permet pas au condamné d'exprimer sa douleur, soit en bougeant, soit en criant, ou même en clignant des yeux. Ce qui fait dire à Jamie Fellner, directrice du programme États-Unis de Human Rights Watch, que " Les responsables des prisons se préoccupent plus de la sensibilité des bourreaux et des témoins que de la douleur ressentie pas les condamnés. Ils se soucient plus des apparences que de la réalité ".

25 août/J-5

Texas, ses cow-boys à grands chapeaux et sourires dentesques, son univers impitoyable... et son condamné à mort du 7 décembre 1982, le premier par piqûre intraveineuse de tous les États-Unis, Charlie Brooks. Sept bonnes minutes à mourir. Une éternité… avant l'autre.

L'histoire de l'injection létale commence en 1888, à New York, quand, devant le tollé de la presse rapportant le monstrueux spectacle de pendaisons ratées, J. Mount Bleyer propose l'empoisonnement du condamné par intraveineuse. Comme les médecins n'en voulaient pas, la mise à mort par injection fut remplacée l'année suivante au profit d'une mise à mort par électrocution.

Allemagne, dernière guerre, ses nazis blancs et blonds aux sourires dentesques, ses univers impitoyables, Buchenwald, Mauthausen où Aribert Heim, docteur, s'amuse à injecter sans anesthésie toutes sortes de poisons et d'essences aux prisonniers. Mais le premier à suggérer, dans son Programme d'Euthanasie T-4, qu'on exécute des détenus en leur inoculant par intraveineuse des doses mortelles de poison, fut Karl Band, docteur personnel de Hitler. On fit beaucoup ça à Auschwitz.


Après l'Allemagne nazi, les États-Unis d'Amérique occupent le second rang des pays à avoir adopté l'injection létale comme mode d'exécution. En 1977, un an après la fin du moratoire décidé par la Cour suprême fédérale, le Dr Stanley Deutsch va relancer le débat sur l'injection létale tandis que Charlie Brooks servira de cobaye pour permettre au Texas de devenir le premier État américain à adopter cette forme d'exécution et aux Texans à grands chapeaux et sourires dentesques à conserver leur titre d'univers impitoyable. Ronald Reagan, l'aventurier du Far West dans Death Valley Days, autre cow-boy à grand chapeau et sourire dentesque, dont le dernier film s'intitulera The Killers (Les Tueurs) dira de l'injection létale qu'elle est plus "humaine" en comparaison avec la méthode employée pour euthanasier les animaux malades.

En 1997, le Texas fut imité par l'Oklahoma qui fut imité par un autre État, et un autre, et ainsi de suite jusqu'en 2006 où, sur les 38 à pratiquer la mise à mort d'un condamné (Alabama, Arizona, Arkansas, Californie, Colorado, Connecticut, Delaware, Floride, Idaho, Illinois, Indiana, Kansas, Kentucky, Louisiane, Maryland, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, Nouveau Mexique, New York, Caroline du Nord, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvanie, Caroline du Sud, Dakota du Sud, Tennessee, Texas, Utah, Virginie, Washington et Wyoming), 37 adopteront l'injection létale, le Nebraska refusant de remiser sa bonne vieille chaise électrique au musée des horreurs. C'est dire à quel point ces États de Droit auront fait preuve d'humanité par mimétisme en préférant à tout autre manière de faire mourir un homme celle qui évite le spectacle navrant du sang et des convulsions.

Retenons qu'au pays du supermarket, 18 États ont proposé des solutions de rechange. Depuis 1976, contre 844 exécutions par injection, 152 condamnés à mort ont préféré la chaise électrique, 11 la chambre à gaz, 2 le peloton d'exécution et 3 le gibet. Pour la moitié de ces États, l'exécution ne peut se faire sans la présence d'un médecin. Mais quel médecin voudrait s'apparenter, de près ou de loin, aux figures des Aribert Heim et Karl Band ? C'est pourquoi, l'Association nationale des médecins s'est conformée aux décisions prises par l'Association médicale américaine, qui rappelle qu'aucun médecin " ne doit prendre part à une exécution autorisée par la loi ".

Producteur de condamnés injectables et jetables à merci, ce pays où tu es né, Kenneth, ce pays qui veut ta peau de Noir, mesure de toutes les démesures, devait nécessairement servir de modèle à ceux qui fabriquent eux aussi de la cruauté institutionnelle pour assainir leur culture et leur société. La Chine de l'après macabre révolution culturelle se mit au goût du jour en 1997 ; le Guatemala en 1998 ; tandis que les Philippines et la Thaïlande autorisaient l'injection létale depuis 2001, même si personne n'a eu jusque-là à mourir par intraveineuse.


26 août/J-4

L'Inde, Kenneth, l'Inde du Bouddha et de Gandhi, a eu la sagesse de croire qu'aucun droit pénal ne pouvait prendre pour objectif la loi du talion. C'est l'horrible impression que donne ta condamnation aujourd'hui. Mais si les Etats-Unis n'ont de leçon à recevoir de personne, l'Inde, elle, a reconnu avoir un devoir d'humanité. Et l'Inde s'est interrogée. Comment se garder d'être inhumain dans la mise à mort d'une personne condamnée ? Comparant pendaison, fusillade et injection létale, elle a admis que l'intensité de la douleur infligée, les marques de mutilation du corps, la facilité et la durée de l'exécution devaient être prises en considération. L'arrêt Deena de la Cour suprême a insisté pour que la peine capitale soit décente, non mutilante, aussi rapide que simple. Il fallait donner la mort… Soit. Mais que ce fût dans un délai bref, après une brève phase inconsciente, afin de réduire la part d'appréhension chez le condamné.

Dans ces conditions, l'inhumanité de la pendaison sautait aux yeux. De fait, le pendu pouvait vivre sa pendaison jusqu'à 40 minutes, au point qu'on devait tirer sur ses jambes pour lui briser le cou. Pour autant, l'Inde a jugé la " technologie " de l'injection létale comme lente, indécente, et donc démente (c'est moi qui rajoute). D'ailleurs, ses médecins ont vite fait le gros dos. Elle contrariait leur serment fait à Hippocrate : préserver la vie, non la détruire. En mettant dans le coup les infirmières et les professionnels de la santé, ils réussirent à durcir leur résistance aux injonctions d'injection de leur administration. S'appuyant sur un rapport paru dans " The Lancet " où le caractère indolore de l'injection létale était mis en doute, ils publièrent maints articles dans le " Journal Indien d'Éthique Médicale " (IJME) et ailleurs pour que l'inhumanité de ce genre d'exécution ne soit pas travestie en acte médical.

Mais l'Amérique n'a cure de savoir si c'est humain ou pas. L'Amérique juge, l'Amérique condamne, l'Amérique tue.

27 août/J-3

Tu as dit :
" Qui pourrait nier que l'Amérique est à la tête du monde moderne ? Malheureusement, de plus en plus, il nous devient difficile de dire du "monde civilisé", n'est-ce pas ? Pourtant, nous ne sommes pas là pour dénigrer l'Amérique, même si au milieu de ses richesses il y a tant de pauvreté et au milieu de ses grandes déclarations sur la Vie, la Liberté, la poursuite du Bonheur, il y a tellement de mort, d'oppression et de misère ! Nous sommes ici pour montrer à l'Amérique et à ses dirigeants à quel point il leur faut encore parcourir du chemin avant d'atteindre ce vrai but qui est d'être une bénédiction pour le monde. "

Tu l'as dit du fond de ton couloir.
Que demander à abolir la peine de mort, ce n'était pas dénigrer l'Amérique des Américains. C'était l'inviter à faire de la vie, de la liberté, et du bonheur plus qu'à les dire.
Tandis que les chemins que prend l'Amérique aujourd'hui aboutissent aux couloirs de l'oppression, du mépris et de la mort.
Tu as dit que l'abolition de la peine de mort serait comme une bénédiction pour le monde.

Tu as cité :
" Mutiler et détruire le corps d'un homme n'est en aucune façon une action valorisante, que ce soit en temps de guerre ou au cours d'un combat jusqu'à la mort. Mais sauver un corps, qui est le sanctuaire de l'âme, est un acte divin. "
Car au seuil de ton exécution, tes paroles se mettent en actes.
Car ce couloir de la mort devient une rédemption pour les détenus.
Et ces détenus, qui sait s'ils ne seront pas une rédemption pour l'Amérique ?

Déjà, les moratoires se multiplient.
Illinois et Delaware, plus de 120 hommes libérés.
De plus en plus de citoyens informés rejoignent les rangs de l'abolition.

Et comme un jour, les lois américaines les plus atroces, esclavage, ségrégation, ont été supprimées, le jour viendra où la peine de mort le sera elle aussi…

Car la mort forcée intéresse de plus en plus les vivants.
Les condamnés à mort forcent les hommes à imaginer le monde pour qu'il devienne plus beau.
L'imaginer, c'est déjà le faire.

28 août/J-2

Je dors dans un château en Normandie…

Maintenant le jour se lève, ma chambre naît en silence sur des brumes.

Une cloche appelait dans le petit jour. Une petite cloche d'église qui se balance qui frappe, qui se balance qui frappe… Petite, dans le jour doucement. Une petite cloche dans une petite paix du pays frappe et frappe le silence.

Maintenant le château est lourd. Le silence embrume ma fenêtre. Un silence inhabité de château sans porte. Un silence de pays pacifique. Rien ne monte, rien ne descend, rien ne marche. Les planchers sont au repos. Pas de serrure qui clique et claque, pas de voix lançant des noms. Pas de clés. Pas de chaînes. Pas de cris humains. Pas de corps traîné, pas de douleur, pas d'angoisse. Pas de vie empiégée. Pas de pas qui racle des couloirs. Pas de bruit qui résonne à chercher une issue.

Pas de chant. Pas de chant donnant vie au silence.

Sur ma chambre harcelée de brume, un bleu monte clair vers le haut. Un petit ciel dans la brume.

29 août/J-1

Elle sonne, la cloche du village.
Elle sonne quoi ?
Elle sonne le glas ? Pour qui ?
Pour toi ?
Pour ce soir, cette nuit, demain.
Je suis devant les champs verts.
Où paissent des vaches blanches et noires
Qui me regardent et ne savent pas.
Et la cloche du village qui sonne,
sonne, sonne…
Qui sonne et ne sait pas.
Et le ciel se déhanche
Apparaît disparaît.
Et la cloche bat bat bat…
S'éloigne, se retire, se tait...

30 août/J-0

J'ai attendu que quelque chose se produise. J'ai attendu avec toi que quelqu'un dise que non, il ne faut pas. Mais rien n'est venu troubler la marche de l'Amérique vers l'exécution de son jugement. Les salauds ! Ils vont donc le faire. Il faut donc qu'ils se débarrassent de toi. Il y a trop longtemps que ça dure pour eux.

Maintenant les bruits vont grandir dans tes oreilles. Les clés vont claquer dans les serrures. Les pas vont écraser le sol dans un bruit de cœur qui bat. Ton nom sera prononcé froidement, dans l'indifférence générale de ceux qui vivent. C'est comme ça que meurent les innocents. Crier ne leur sert à rien. D'ailleurs, ils n'attendent plus que ça. Ils supplient que ça vienne, car ils n'en peuvent plus. Le silence du monde pour des hommes en proie à d'autres hommes, c'est déjà la mort.

J'ai beau savoir que tu t'es préparé, que tu te tiens ferme et fort contre les sourires narquois de ceux qui ont réussi à t'écraser, je sais aussi qu'il n'en est rien, que ton ventre fait mal, que tes yeux sont chauds, que tu gémis… Oui, tu gémis. Tes genoux gémissent, ta poitrine gémit…

Il ne nous reste plus qu'à attendre. Attendre. Et craindre que le temps de ton pays ne prenne ton corps et ne pue le cadavre de ses idéaux.

P. S. Six heures avant l'heure de ton exécution, la bonne nouvelle est tombée. Ta grâce…

 


Seconde partie


PERPÉTUITÉ pour KENNETH FOSTER

*

31 août/J+1

Voilà qu'est passée la tempête. Les démons de la Justice se sont apaisés, mais rien n'est apaisé. En rester là serait être complice de ces mises à mort ritualisées dont l'Amérique a le secret. Qu'une société neutralise par le droit de les punir ceux qui en perturbent le fonctionnement ne lui donne pas le droit de les soumettre à un long processus de déshumanisation. Cette lente agonie de onze années d'un homme qui n'a pas eu la volonté de tuer, jeté dans l'entonnoir d'une machine judiciaire se terminant par le goulet du couloir de la mort, n'offre pas une bonne image des lois américaines. On voit que le gouverneur Rick Perry a cédé aux appels lancés par les consciences les plus aigues du monde. Il a eu la sagesse politique de ne pas s'obstiner à transformer Kenneth Foster en martyr. Mais on s'étonne qu'il ait entendu in extremis les coups frappés à sa porte pour comprendre enfin que la " loi des parties " méritait d'être revue.


1er septembre /J+2

Il y a 70 kilomètres entre la prison de Polunsky et celle de Huntsville. La prison de Polunsky, c'est le " couloir de la mort ". Un couloir de 70 kilomètres qui prend fin avec la chambre d'exécution aménagée dans la prison de Huntsville. Associer le mot chambre à celui d'exécution, c'est comme dire lait de mort, nid de lames, parfum de soufre, ou soleil noir. Les hommes inventent des oxymores pour exprimer leurs concepts les plus morbides. " Couloir de la mort " fait partie de cette famille. Un couloir sert à transiter d'un endroit à un autre. Ici, il s'agit d'une voix sans issue, d'un cul-de-sac, pour ne pas dire un goulet d'étranglement. On étrangle le condamné comme autrefois dans certaines tortures on fermait progressivement le garrot qui enserrait son cou. On l'étrangle moralement, par la peur, par le goutte à goutte des secondes mortelles, par le cliquetis de clés, le claquement des serrures, la frappe cadencée des pas dans les couloirs, autant de bruits qui vous entrent dans la chair comme des pointes d'acier.

Ajoutons à cette famille de mots dégénérés, le bureau des grâces. Il ne s'agit pas d'un lieu de travail où de belles femmes boiraient le thé en potinant de tout et de rien pour le seul plaisir de se contempler mutuellement le sinueux de leurs lignes. Ni de l'antichambre d'un gynécée où l'on établirait l'organigramme des nuits à offrir au souverain maître. Encore moins d'un institut de beauté. Le bureau des grâces est une affaire d'hommes, donc une affaire sérieuse. (Peu importe qu'il y ait ou non des femmes dans ce bureau. Une femme qui devise avec des hommes sur le fait de savoir s'il faut ou non tuer un individu n'est déjà plus une femme). Des hommes se réunissent pour décider dans le calme et l'exercice de leur raison si le gars qui mijote sur le gril depuis 30 jours, qui sue le sang et chie dans son froc sera ou non épargné. On pourrait se demander mais pourquoi, messieurs du bureau des grâces, vous ne vous êtes pas réunis plus tôt, par exemple avant d'introduire ce pauvre type dans ce couloir dont les murs se referment progressivement sur lui depuis 30 jours. Mais non. Sept heures avant l'exécution programmée, le bureau des grâces a déclaré par 6 voix contre 1 que le condamné à mort par la justice américaine, le sieur Kenneth Foster, devrait être épargné.

2 septembre /J+3


La décision des sages déclenche aussitôt un tsunami de fax et d'appels adressés au bureau du gouverneur Rick Perry pour qu'il suive leur recommandation.

Pour la seconde fois de sa carrière, l'homme aux 163 exécutions capitales va devoir commuer celle de Kenneth Foster en réclusion criminelle à perpétuité. Réclusion pour quel crime ? Encore une fois, pour avoir vu un crime sans l'avoir commis. En Amérique, où sévirait encore la présomption de culpabilité, on peut être criminel sans avoir commis de crime. On peut être un innocent criminel. Voilà un oxymore du genre morbide qui suffit à dire la paradoxité de cette Amérique-là.

Six heures avant l'entrée programmée de Kenneth Foster dans la chambre d'exécution, M. Perry a fait la déclaration suivante : " Après avoir examiné attentivement les faits de cette affaire, tout comme les recommandations du bureau des grâces, je pense que (cette décision) est correcte et juste ", ajoutant qu'il se sentait " préoccupé " par le fait que Kenneth Foster ait été jugé en même temps que Mauriceo Brown, le meurtrier de Michael Lahood. " Je pense, a-t-il ajouté, que les parlementaires devraient examiner ce problème ". Cela fait des années que cette " loi des parties " était dénoncée comme injuste et voilà qu'à six heures du passage du condamné de vie à trépas, le gouverneur des exécutions capitales du Texas se réveille, s'étire, après avoir fait un gros dodo dogmatique, et dans un bâillement de satisfaction laisse surgir de sa bouche la plus grossière injure faite à l'humanité : " je pense que cette décision est correcte et juste ". Oui, il s'agit d'un mot à inscrire dans le grand sottisier des politiques car il vient trop tard, il vient après qu'un innocent a été détruit par des années d'une réclusion destinée à le tuer à petit feu jusqu'à cette chambre des tortures par injection létale.

Merci quand même, Monsieur le gouverneur.

3 septembre /J+4


Dans le fond, qu'elles soient primitives ou technophiles, les sociétés humaines sont dominées par les mêmes passions groupales consistant pour l'essentiel à intégrer l'autre ou à l'exclure. Au sein d'un même pays circulent des coulées d'hommes, qui s'ignorent mutuellement. Elles empruntent des couloirs obligés qui répondent à des codes tacites ou explicites façonnés par l'histoire et animés par des mythes antagonistes. L'exemple le plus visible a été cet apartheid interne qui avait pris place aux États-Unis durant la phase post-esclavagiste. Les Noirs ne pouvaient pas pisser dans les urinoirs blancs, ni les Blancs dans les urinoirs noirs. Inutile ici de faire l'inventaire des murailles symboliques contre lesquelles venaient mourir les plus humiliés criant à l'injustice et que les aphasiques dressaient contre eux. Mais les cultures les plus encroûtées ne peuvent rien contre les chemins inventifs du vivant. Le choc des races a produit des films où le mélange café au lait fait problème. La comédie " Devine qui vient dîner ce soir ", jouée, à l'endroit, par un Simon blanc présenté aux parents noirs de sa girlfriend Theresa, ou, inversement, par un Sydney Poitier aux prises avec Katherine Hepburn et Spencer Tracy, montre les tentatives répétées d'incursion de la nature dans le bastion de ces cultures claniques qui disent l'amour du prochain et ne produisent que sa souffrance. Ma tante (comme je l'ai mentionné plus haut) qui tenait à bigoter chaque dimanche que Dieu lui offrait en se faisant porter jusqu'à l'église où elle avait ses habitudes m'avouait volontiers qu'elle aurait vu comme un mal que sa petite-fille épousât un homme de couleur ou d'une autre religion, oubliant qu'elle avait fait partie de ces Arméniens devenus brusquement les bêtes noires des Turcs en 1915. Son quartier, dans la banlieue de Philadelphie, au début des années 70 où je lui rendis visite, était blanc de blanc. J'avais été frappé d'apprendre de la bouche de sa fille qu'un Noir qui s'était installé dans une zone pavillonnaire blanche avait aussitôt déclenché une puissante épidémie de désertion. Le mépris qu'on signifie à un homme pour ce qu'il représente et qu'il n'est pas, revient à enfermer l'innocent dans un rôle de coupable. Dès lors, on peut comprendre que le damier américain exerce une géométrie tyrannique sur ceux que le noir emprisonne et inspire un farouche orgueil aux tenants candides de la blanchitude. Les lignes de partage deviennent forcément des points de friction. C'est Mauriceo Brown tirant sur Michael Lahood.

 


4 septembre /J+5


En mars 2005, Kenneth Foster fait une déclaration. Selon une étude, les adolescents américains ayant atteint l'âge de 20 ans auraient vu approximativement 40 000 meurtres à la télévision. Il était de ceux-là au moment du crime, un adolescent avec ses 40 000 tueries dans les yeux. Je ne sais quel saint disait que nos yeux étaient la porte de notre âme et que nous sommes ce qu'ils y laissent entrer. S'abreuver d'images de sang conduit forcément les uns à faire de la violence un jeu ou un credo, les autres à délirer obsidional en vivant dans la peur. Sur les Américains et leur obsession des armes à feu, revoir " Bowling for Columbine ", of course. Mais avec circonspection.

Michael Moore, mockumentarist en diable y piège Charlton Heston, le Moïse de cinéma converti en président de la National Rifle Association, lobby américain de défense du port d'armes à feu comptant quatre millions d'adhérents. Mais puisque vous n'avez subi aucune agression dans votre vie, pourquoi garder un fusil chargé près de vous ? lui fait le malin Michael. Réponse embarrassée. Le brassage ethnique… Or, si l'on en croit l'évangile selon Moore, l'Amérique a ses monstres : les Noirs. Les téléspectateurs américains se gargarisent de faits divers qu'on leur sert comme leur ration de violences quotidiennes à base de Noirs. Un petit Noir chaque jour, ça vous requinque le moral blanc. Contre ça, on se barricade, on s'arme. L'industrie de la peur ferait les affaires de l'industrie des armes.

Michael Moore montre qu'au Canada les Noirs nagent avec les Blancs dans la même eau d'une vie sociale pacifique. Que les Canadiens ne ferment pas leurs portes, etc. Il reste que " Bowling for Columbine " constitue une démonstration sur les monstruosités américaines. Tout montage est menteur. Moore joue sur l'amuïssement d'une information qui aurait dû servir de chaînon entre deux images, mais qui aurait gêné le sens produit par leur contiguïté. Par exemple, il laisse penser qu'Eric Harris et Dylan Klebord qui ont fait feu sur leurs camarades du lycée de Columbine, à Littleton, avaient été présents à la classe de bowling, le 20 avril 1999 à six heures du matin. Son intention était d'ironiser sur le fait que le bowling serait aussi blâmable que les jeux vidéo violents, auxquels ils aimaient jouer, ou la musique de Marilyn Manson, qu'ils aimaient écouter. Or, ceux qui allaient tirer sur leurs camarades cinq heures plus tard avaient séché leur cours de bowling ce matin-là.

De la même façon, Moore veut nous montrer que n'importe qui peut acquérir une arme à feu dans une banque (en l'occurrence la North County Bank) qui, en guise d'argument commercial, propose de remettre immédiatement à un déposant une carabine ou un fusil dont la valeur couvrirait celle des intérêts. Or la transaction n'est possible que si le déposant laisse quelques milliers de dollars à la banque, produise une photo d'identité, soumette son passé à une vérification par le FBI. Moore fait l'impasse sur ces étapes de la transaction, car l'art de Moore consiste à faire croire que… pour conduire son public à penser que…

À la différence du documentaire qui relate des faits réels, le mockumentaire s'appuie sur des " faits " fictifs, ou pour le moins des faits amputés au point de devenir des monstres. Or, Moore veut dénoncer les monstruosités qui gangrènent la société américaine, quitte à se permettre quelques raccourcis dialectiques. Malheureusement, ce genre cinématographique qui saute habilement de vérités en contrevérités, qui construit une représentation à partir d'images arbitrairement mariées, produit de telles confusions dans l'esprit du spectateur qu'il a tendance à prendre les habiles montages de Michael Moore pour d'honnêtes restitutions du réel. De fait, il semblerait qu'un pays qui se nourrit d'images à une échelle industrielle ne soit jamais loin de construire des mentalités où la réalité et la fiction se contaminent mutuellement. L'imaginaire produit du réel autant que le réel de l'imaginaire. Mauriceo Brown tirant sur Michael Lahood était-il dans la réalité ou était-il en train de faire du cinéma ?

 


5 septembre /J+6


D'Alexis de Tocqueville, ces mots :

" Les Indiens mourront dans l'isolement comme ils ont vécu; mais la destinée des Nègres est en quelque sorte enlacée dans celle des Européens. Les deux races sont liées l'une à l'autre, sans pour cela se confondre ; il leur est aussi difficile de se séparer complètement que de s'unir.

Le plus redoutable de tous les maux qui menacent l'avenir des États-Unis naît de la présence des Noirs sur leur sol. Lorsqu'on cherche la cause des embarras présents et des dangers futurs de l'Union, on arrive presque toujours à ce premier fait, de quelque point qu'on parte.


Ce qu'il y avait de plus difficile chez les Anciens était de modifier la loi ; chez les Modernes, c'est de changer les moeurs, et, pour nous, la difficulté réelle commence où l'Antiquité la voyait finir.

Ceci vient de ce que chez les Modernes le fait immatériel et fugitif de l'esclavage se combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et permanent de la différence de race. Le souvenir de l'esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l'esclavage.

Il n'y a pas d'Africain qui soit venu librement sur les rivages du Nouveau Monde ; d'où il suit que tous ceux qui s'y trouvent de nos jours sont esclaves ou affranchis. Ainsi, le Nègre, avec l'existence, transmet à tous ses descendants le signe extérieur de son ignominie. La loi peut détruire la servitude ; mais il n'y a que Dieu seul qui puisse en faire disparaître la trace.

L'esclave moderne ne diffère pas seulement du maître par la liberté, mais encore par l'origine. Vous pouvez rendre le Nègre libre, mais vous ne sauriez faire qu'il ne soit pas vis-à-vis de l'Européen dans la position d'un étranger.

Jusqu'ici, partout où les Blancs ont été les plus puissants, ils ont tenu les Nègres dans l'avilissement ou dans l'esclavage. Partout où les Nègres ont été les plus forts, ils ont détruit les Blancs; c'est le seul compte qui se soit jamais ouvert entre les deux races.

Si je considère les États-Unis de nos jours, je vois bien que, dans certaine partie du pays, la barrière légale qui sépare les deux races tend à s'abaisser, non celle des mœurs : j'aperçois l'esclavage qui recule ; le préjugé qu'il a fait naître est immobile.

Chez l'Américain du Sud, la nature, rentrant quelquefois dans ses droits, vient pour un moment rétablir entre les Blancs et les Noirs l'égalité. Au Nord, l'orgueil fait taire jusqu'à la passion la plus impérieuse de l'homme. L'Américain du Nord consentirait peut-être à faire de la Négresse la compagne passagère de ses plaisirs, si les législateurs avaient déclaré qu'elle ne doit pas aspirer à partager sa couche ; mais elle peut devenir son épouse, et il s'éloigne d'elle avec une sorte d'horreur.

C'est ainsi qu'aux États-Unis le préjugé qui repousse les Nègres semble croître à proportion que les Nègres cessent d'être esclaves, et que l'inégalité se grave dans les moeurs à mesure qu'elle s'efface dans les lois.

À mesure qu'on avançait, on commençait donc à entrevoir que la servitude, si cruelle à l'esclave, était funeste au maître. "

(De la démocratie en Amérique, Livre I, Deuxième partie, chapitre X)

6 septembre /J+7


Si les sociétés n'avaient pas conscience de leur imperfection, elles n'iraient pas jusqu'à se retourner contre elles-mêmes pour renouveler leurs lois. Mais il arrive que ces lois permettent de détruire de petites servitudes, tandis que les mœurs restent immobiles. L'affaire de Kenneth Foster montre que dans le fond l'affranchissement des esclaves n'a pas libéré pour autant les maîtres de leurs préjugés esclavagistes. Que les inventeurs de la " loi des parties " et les partisans de la peine de mort se sont eux-mêmes engagés dans le couloir d'une mort morale, en acceptant le risque de sacrifier des innocents. Il faut dire que les Noirs font tache là où les Blancs qui pratiquent une délinquance à col blanc sont blanchis d'avance, car les soupçons pèsent moins lourds sur eux.

Dans un article datant de mai 2003, Cyruskec précise que 55% des prisonniers aux États-Unis sont des Noirs, généralement incarcérés pour des délits mineurs ou victimes de discriminations raciales dans les tribunaux. Il ajoute : " Un tiers des prisonniers est enfermé pour des délits de drogue. La loi américaine réserve la même peine pour un individu en possession de 500g de poudre que pour un individu en possession de 5g de crack, alors que le crack et la poudre ont des effets nocifs identiques. Cette disparité injuste et raciste, ce ratio démesuré de 100 contre 1, existe depuis 15 ans. Du coup, malgré des consommations de drogue relativement égales entre les noirs et les blancs, ce sont bien les minorités ethniques qui sont désavantagées par cette politique. Il existe des traitements médicaux pour aider les drogués à vaincre leur dépendance, mais la voie privilégiée est celle des 10 ans d'emprisonnement. " Ajoutons à cela qu'il y a plus de 3 300 condamnés dans les couloirs de la mort, dont un tiers de Noirs et une écrasante majorité venant des milieux défavorisés.

Certes, toute justice étant rendue par des hommes pèche forcément par cette rigidité qui l'aveugle sur soi. Mais vient un temps où les injustices de la justice, clamées par ceux qui en souffrent, atteignent forcément ceux qui en sont les garants. Or, jusqu'à ce que se produise le réveil de ceux qui au nom d'un dogme, d'une croyance ou de leurs préjugés ont maintenu une anomalie dans le système judiciaire, des hommes auront souffert l'agonie et d'autres en seront morts. Rien n'est plus terrible que l'aveuglement des hommes de lois dont on espère qu'ils exerceront leur charge en toute lucidité.

Mais il se trouve que le gouverneur Rick Perry a enfin compris que quelque chose ne tournait pas rond dans cette fameuse " loi des parties ". Il a compris. Alléluia ! Un autre monde est possible. On le lui disait bien jusqu'à présent. Mais il ne voulait rien entendre. Des hommes sont morts de sa main qui avaient le droit de vivre encore. Mais voilà que des Noirs comme Kenneth Foster, du fond de leur cellule, viennent donner à Monsieur Rick Perry des leçons de bonté, de compassion, de justice. Et c'est dur à gober, ça ! Très dur !

7 septembre /J+8


Oscar Wilde l'a dit. Le paradoxe de la peine de mort vient du fait qu'elle soit décidée par des hommes forcément meilleurs que la victime. En effet, celui qui punit est censé incarner le bien. Mais comment ne pas être inquiets à l'idée que des hommes bons punissent de mort un homme qui ne le serait pas ? On se demande avec inquiétude pourquoi ces hommes qui se disent bons et justes répondent à un crime par un autre crime. Pourquoi ne mettent-ils pas en place une alternative qui démontrerait qu'ils sont bons et justes ? Pourquoi n'y songent-ils même pas et pensent plutôt à des solutions qui se situent à l'opposé de ce qu'ils prétendent être et donnent d'eux l'image de monstres ?

Ceux qui ont condamné Kenneth Foster à mort étaient-ils si éloignés de lui dans la pratique du bien ou du mal, quand on sait qu'on emprisonne plus facilement un Noir, pauvre de surcroît, qu'un Blanc ? On ignorait donc jusque-là qu'une cour de justice pouvait déterminer une échelle d'innocence allant de l'innocence coupable à l'innocence innocente, en passant par l'innocence responsable. En somme, de l'innocence noire à l'innocence blanche, en passant par l'innocence grise. Je veux bien. Mais ôter la vie à un homme qui a vu un crime, auquel il n'a pas pris part, offusque la raison.

En fait, le cas de Kenneth Foster, jusqu'à la date fatidique du 30 août, laissait à penser que la justice texane allait monter d'un cran dans la monstruosité de ses exécutions capitales. Durant onze années, avec patience et obstination, cette justice a réussi à transformer un innocent de fait en un criminel, onze années de préméditation où un individu doit se débattre avec l'opprobre d'être un salaud qui mérite la mort. La loi dite " des parties " a permis le déclenchement d'une machinerie judiciaire lente et impitoyable dont le but est d'écraser progressivement la victime. Elle est à la base d'une perversion du raisonnement juridique en matière pénale.

8 septembre /J+9


La condamnation à mort d'un homme, quel qu'il soit, relève d'un jugement absolu. Comme le meurtre constitue la négation absolue d'une personne, la société réplique d'une manière non moins absolue par la mise à mort du meurtrier. Mais ce droit absolu de vie ou de mort que s'octroie la société sur les individus, ce droit de penser qu'un individu ne doit plus vivre en son sein, qu'il doit être radicalement effacé de la surface de la terre sous prétexte qu'il est absolument mauvais, signifierait, comme le dit Albert Camus, qu'elle soit elle-même absolument bonne. Or, elle ne l'est pas, non seulement parce qu'elle n'oppose pas la bonté à la monstruosité, mais réplique à la monstruosité d'un individu par une monstruosité institutionnelle. Elle ne l'est pas parce qu'au lieu d'opposer la sagesse d'un groupe à la passion monstrueuse d'un individu, elle réplique par une passion vengeresse. Enfin, elle ne l'est pas parce qu'elle se déclare infaillible alors qu'elle joue constamment avec le risque d'exécuter des innocents.

9 septembre /J+10


Si pour un Blanc raciste, le Noir est intrinsèquement noir, constitutivement noir, noir dans l'âme, noir d'une noirceur morale, indécrottablement et viscéralement, au point d'être marqué à jamais dans son être du sceau de la barbarie, c'est bien qu'il croit qu'un Noir ne pourra devenir jamais blanc quoiqu'il fasse, qu'il aura beau se frotter la peau, ça ne lui passera pas. Même un Noir albinos reste noir. Dans son esprit de Blanc blanc de blanc, forcément immaculé, la noirceur est consubstantielle au Noir. Le paraître est signe de l'être. Alors que dans un pays raciste, un Blanc peut dissimuler sa noirceur derrière sa couleur de peau, qu'on pourrait lui donner le Bon Dieu sans confession, le Noir inspire la méfiance.

L'usage de la peine de mort revient à dire : " À quoi bon le garder ! Il ne changera jamais. " Dans l'œil de ce Blanc, le Noir est prédestiné à ne pas être totalement humain dès lors qu'il n'est qu'un animal machine. Pour tout dire, il n'est pas perfectible. Ainsi, le recours à l'exécution génocidaire ou capitale est la manière qu'utilise une nation animée par des relents de puritanisme et un esprit de croisade pour se débarrasser du mal intérieur, depuis ces Indiens sauvages non christianisables qu'elle a rencontrés sur la route de ses prédations juqu'à ces Noirs non moralisables qu'elle a importés d'Afrique pour ses besoins économiques. Ainsi parlait le poète Brackenridge, prônant le bannissement des Indiens, mauvais par nature, chasseurs anachroniques plutôt que cultivateurs, primitifs inaptes au progrès, possesseurs de terres nécessaires aux Blancs.

10 septembre /J+11


Au Rwanda, durant le génocide, un Noir était arrivé à trouver de la noirceur chez un autre Noir. Les Noirs qui s'estimaient normaux pourchassaient les Noirs qu'ils estimaient coupables. Les Noirs dominants se sentaient tout à coup plus hommes que les Noirs dominés, assimilés à des cancrelats. Noirs blancs contre Noirs noirs. Mais les Hutus n'avaient pas toujours tenu le " beau " rôle. Il fut un temps où la race noble était représentée par les Tutsis. Pour s'appuyer sur les Tutsis, les colons allemands et belges en firent une aristocratie, une " race supérieure ". En instillant des considérations racistes chez les Tutsis et les Hutus, les missionnaires, les explorateurs et les premiers anthropologues auraient mis en place une véritable bombe à retardement. On inventa même une hypothèse, l'hypothèse hamitique, pour démontrer que les Tutsis descendaient d'une race caucasienne supérieure issue de la vallée du Nil, et même qu'ils possédaient des origines chrétiennes. Les Tutsis étant considérés comme plus intelligents, plus dignes de confiance et plus travailleurs que les Hutus Bantous, on leur trouva quelque chose qui ressemblait aux Blancs, estimant qu'ils portaient en eux un moral de Blanc, qu'ils étaient dans le fond des Noirs blancs, mais pas trop blancs tout de même, pas aussi blancs que les colonisateurs qui étaient eux d'un blanc forcément de meilleure qualité. En bons colonisateurs, les Belges avaient tout organisé pour se placer tout en haut côté ciel, précipitant les Hutus tout en bas à ras de terre et mettant les Tutsis au milieu. C'était une société de maîtres à esclaves sur deux niveaux. L'institutionnalisation des clivages ethniques fut entérinée par la délivrance d'une carte d'identité portant la mention Hutu ou Tutsi. Au fil du temps, les tensions démographiques allaient se muer en agressions ethniques, les différends fonciers en affrontements meurtriers, jusqu'au jour où des hommes allaient voir d'autres hommes non plus avec les yeux, mais avec le miroir déformant du préjugé, du ressentiment et de la haine. Dès lors, l'un va considérer l'autre comme " non-semblable " à soi (Jacques Sémelin), se déclarer plus homme que l'autre, d'autant plus homme que l'autre qu'il s'arrogera un droit de vie et de mort sur cet autre, comme on traite un cancrelat qu'on écrase et qu'on fait disparaître.

11 septembre/J+12

Taper sur les États-Unis comme je le fais, à coups d'exécutions capitales par-ci, de Noirs dénigrés par-là ou de Kenneth Foster dans le couloir de la mort perpétuelle, conduit à se demander de quel droit et s'il est légitime qu'un homme d'ailleurs fourre son groin dans ce grand merdier judiciaire de la grande Amérique. Oui, ça fait donneur de leçons, professeur de morale, instituteur d'humanité, évangéliste de la catastrophe, étalon de l'éthique, que sais-je encore ?

J'ai tout de même bien ri à l'idée qu'une Française d'origine sénégalaise, black de black, du haut de ses talons de Secrétaire d'État chargée des Affaires étrangères et des droits de l'Homme, ait écrit au Gouverneur du Texas, le Rick Perry pathétique, pour lui tirer l'oreille. Mieux, Madame Rama Yade, puisqu'il faut l'appeler par son nom, a même poussé les zèles humanitaire et abolitionniste jusqu'à demander à la présidence de l'Union européenne qu'elle envoie sa colombe en mission. C'était comme si le Vieux Continent s'adressait au Nouveau pour lui mettre le nez dans son caca. Rick Perry a bien senti qu'on montrait à la face du monde les ridicules de son orthodoxie texane. Alors, il s'est rebiffé. OK, a-t-il dit, mais nous chez nous, et vous chez vous.

Cette affaire d'innocent sur le grill, c'est plutôt à mes yeux une question de nous chez vous. Si les droits de l'homme sont devenus une mode morale, du genre citoyen du monde ou comme on disait hier internationaliste, je veux en être. Et qu'on ne vienne pas me titiller avec ça pour me reprocher de produire du mot sur mot à des heures de vol d'un condamné qui n'aurait eu que ce qu'il mérite. L'homme vaut plus que ses actes. Faut-il enfermer le criminel dans son crime ? N'est-ce pas ce que veut nous faire croire la morale américaine pour laquelle seul le progrès est possible, le progrès quantifiable, le progrès visible, quand l'homme tout compte fait reste ce qu'il a toujours été. Surtout le Noir en tout cas. Pas de blanchiment possible du Noir. Car le Noir, mes amis, n'est pas soluble dans le Blanc. Le Blanc américain, of course.

12 septembre/J+13

Riche Amérique, Amérique du déchet. Carcasses d'automobiles, papiers usagés, éléments plastiques, informatiques, électroniques, toxiques, travailleurs finis, laissés-pour-compte… Amérique des pauvres. Pauvre Amérique !

Pas de démocratie, sans richesse. Mais pas de démocratie sans partage. Or, en limitant le corporatisme sauvage, les années Reagan ont contribué à l'émergence des grands trusts et des multinationales pratiquant une véritable dictature sur les moyens de production et l'accès à l'emploi. Dès lors, en contrepartie de ses besoins élémentaires, le travailleur américain moyen devait 70 heures pas semaine à son entreprise. Mais quand une démocratie pratique le principe de richesse non partagée, non seulement elle multiple ses pauvres, mais elle développe des mécanismes d'indifférence à leur égard. De l'indifférence envers le pauvre à l'indifférence envers l'homme, il n'y a qu'un pas. On peut laisser crever la bouche ouverte le type dont le seul crime est qu'il n'a pas de quoi payer l'opération qui pourrait le sauver. (Ils sont 50 millions d'Américains à n'avoir aucune couverture sociale). Mais la riche Amérique, la grande Amérique n'appelle pas ça un crime contre l'humanité. Elle préfère se laver les mains en exécutant ses criminels qui n'ont pas eu de quoi se payer un bon avocat. Les 250 millions de personnes ayant souscrit à une assurance privée ne sont pas pour autant à l'abri d'un ennui de santé. En Amérique, l'assurance-maladie n'est pas universelle parce qu'elle ne couvre pas tout le monde et ne couvre pas toutes les maladies. Par ailleurs, plus augmentent les profits des entreprises, plus augmentent les suppressions d'emploi, vouant le travailleur à l'alcool, à la violence et au suicide. La pratique du déchet rapportée à l'homme, ce " tiers-monde interne " comme l'appelle Bernard-Henri Lévy. Or, si l'Amérique commence tout juste à recycler ses déchets (le papier recyclé est passé de 32% en 1990 à 53,4% en 2006), elle ne sait pas recycler ses 19% de pauvres. Pour l'instant, la société américaine fabrique ses crimes et se contente d'éliminer ses criminels.

13 septembre/J+14

 

Seigneur ! Voici la justice texane touchée par la grâce.

Ce 13 septembre, Joseph Lave, 42 ans, condamné à une exécution par injection létale, vient d'être gracié par un juge du Texas.

Allélulia ! Et re-Alléluia ! Car c'est la deuxième fois en deux semaines. Kenneth Foster fait des petits. Kenneth Foster, le mort vivant, vient de donner vie à un autre mort vivant. Avortée la mort !
Mercredi soir, des procureurs de Dallas auraient déposé une demande de recours en grâce.
Heureux événement. Félicitations. Embrassez-vous, hommes maternels, car dans les têtes texanes fortement chapeautées vient de naître le petit enfant de cœur.

1992, dans la banlieue de Dallas, Joseph Lave participe à un vol à main armée dans un magasin de Richardson avec deux complices. Deux employés sont tués, une autre employée grièvement blessée.

Bien que Lave n'ait pas tiré ce jour-là, mais non ! mais non ! pas lui… il avait été jugé et condamné en vertu de la " loi des parties ", en vigueur au Texas depuis 1974. Complice, donc coupable. Comme si en vertu de cette " loi des parties ", être témoin d'un mariage vous donnait le droit de coucher avec la mariée. Et même de lui faire un enfant.

En vérité, je vous le dis : Alléluia !

 


14 septembre/J+15

 

En 1998, des articles rédigés par des prisonniers parus dans la revue indépendante Prison Legal News deviennent un livre : The Celling of America: An Inside Look at the U.S. Prison Industry (traduit la même année en français sous le titre : Le goulag américain). Pas pour dire qu'avec son million, sept de détenus, l'Amérique se situait alors dans le peloton de tête des pays qui emprisonnaient le plus, mais que ses prisonniers étaient des esclaves d'un nouveau genre et ses prisons rien moins que des entreprises pénitentiaires. D'entrée, on nous jette à la gueule que l'abolition proclamée par le treizième amendement de la Constitution américaine, rédigé juste après la guerre de sécession (1861-65) ne valait pas pour les détenus reconnus coupables de crime. " Il n'existera sur le territoire des États-Unis ou autre lieu soumis à leur juridiction ni esclavage ni servitude involontaire, sauf pour punir un crime, dont un individu aura été dûment reconnu coupable ". Au cours d'un procès de 1871, la Cour suprême de l'État de Virginie confirmera ce point en déclarant : " Les détenus sont les esclaves de l'État ". Qu'on se le tienne pour dit ! Par ailleurs, quand on y réfléchit, où peut-on trouver l'ouvrier idéal, l'homme-machine avec des droits et un salaire réduits à la portion congrue, interdit de grève ou d'association, où, Mesdames et Messieurs les amoureux d'Amérique, sinon dans une prison ? Le sale boulot, il est pour ces délinquants écroués pour de courtes peines et dont on voudrait écourter la vie en les mettant sur des produits toxiques. En 1996, rébellion dans la prison fédérale de Milwaukee. Au bout de six heures, on envoie les meneurs au SHU, comprendre isolement disciplinaire. Les prisonniers se rebiffent, on crée un second SHU. Au trou les récalcitrants ! Leur seul recours, c'était de retourner travailler.


De fait, l'État et les chefs d'entreprise sont main dans la main. La justice et la police se jettent sur les immigrés et les minorités tandis que l'administration pénitentiaire est chargée de les mettre au travail. Pour qui ? Pour Microsoft ou Planet Hollywood au prix d'un dollar l'heure. L'État, bonne mère, subventionne ces entreprises consentantes. Et c'est comme ça de plus en plus. On délocalise le travail du monde libre vers le monde carcéral. Et comme il faut fournir des bras à cette machine concentrationnaire et goulaguisante d'un genre jamais vu, qui camoufle l'inhumanité des traitements sous la légalité d'une condamnation, on emprisonne pour un oui et pour un non les plus pauvres, les moins qualifiés des hommes, vu que la prison les utilise en grand nombre chez elle. On développe une justice raciste sous prétexte que le travail, c'est bon pour mettre un dévoyé dans le droit chemin. Et quel travail ! Un travail forcé de travailleurs non protégés dont le seul recours, c'est de faire corps. Mais contre qui ?

15 septembre/J+16


Prison d'Attica, État de New-York, 13 septembre 1971, les troupes fédérales donnent l'assaut pour mater la plus importante révolte carcérale du XXe siècle. 43 morts, 200 blessés.

Michel Foucault, Attica : " cette espèce de forteresse factice dans le style de Disneyland, où on a donné aux miradors des allures de tours médiévales flanquées de mâchicoulis ". Mais derrière son apparence oxymoresque, Attica cache une machinerie chirurgicale du voir inquisiteur. Le prisonnier est inséré dans une architecture panopticale.

Couloirs à géométrie optimisée, tout en angles ouverts et trajectoires fluides, qui régularisent les circulations et favorisent les transferts.

Cellules à barreaux de cage pour animaliser le détenu qu'on observe en permanence comme un fauve qui n'a pas même un coin où cacher son intimité. De ce fait, le maton relaie la morale d'une société pour qui tout criminel est une bête sauvage. C'est ainsi qu'elle lui délègue le droit de nier tous les droits du prisonnier et qu'elle pourra, par la violence d'une surveillance absolue, domestiquer sa violence carnassière.

Ateliers grandes surfaces où l'on travaille le métal, fabrique des chaussures, confectionne des matelas… On savait bien qu'une prison devait s'autogérer et éduquer le prisonnier par le travail. Mais Nelson Rockfeller, gouverneur de New York, le petit-milliardaire du grand milliardaire, prendra les détenus pour des machines à sous toujours gagnantes. Et les prisons pour des camps de travaux forcés où le travailleur forcé sera payé 40 cents jour.

Mais surtout, Attica, camp de concentration. " Jails are concentration camps ", sur des banderoles de manifestants venus soutenir les insurgés dans la ville voisine de Rochester. Wacquant, dans son livre Les prisons de la misère : " (…) après l'abolition de l'esclavage, le ghetto fait office de prison sociale en ceci qu'il assure l'ostracisation systématique de la communauté afro-américaine tout en permettant l'exploitation de sa force de travail. Depuis la crise du ghetto, symbolisée par la grande vague des révoltes urbaines de la décennie 60, c'est la prison qui fait office à son tour de ghetto ". Pour le dire autrement, dans les prisons américaines, l'abolition n'a jamais été abolie. On y élimine les Noirs qu'on ne peut pas renvoyer en Afrique, on les neutraliste de peur qu'ils ne contaminent la vie sociale. L'internement massif des Afro-américains au XXe siècle, c'était la botte secrète de la ségrégation raciale. Car au pays où l'ont fait business de tout, pourquoi pas de la prison ? L'histoire à rebondissements de l'esclavagisme trouve alors un nouvel élan avec les intérêts privés des plus puissants. Et si l'on poussait les Noirs dans les prisons, quelle main-d'œuvre pour faire du système carcéral un complexe industriel ! La prison, administration publique, deviendra une manufacture pour produits d'emprisonnement. Wacquant encore : " Chaque année, l'American Correctional Association, organisme semi-privé fondé en 1870 qui promeut les intérêts du secteur, réunit professionnels et industriels de l'incarcération pour un grand " salon de l'emprisonnement ". Salon de 1997, 650 firmes viendront proposer leurs enceintes électrifiées à décharge mortelle, leurs chaises immobilisantes, leurs programmes de désintoxication pour toxicos ou de " réarmement moral " pour petits délinquants, leurs cellules démontables ou leurs prisons clés-en-mains...

16 septembre/J+17

1971. Une histoire d'il y a trente-six ans. Des hommes d'un goulag zoologique et ouvrier vomissaient cette culture qui les désagrégeait à petit feu. C'était leur guerre civile contre un harcèlement judiciaire, militaire et policier dont ils ne voulaient plus. (Comme en 1965, le soulèvement du ghetto de Watts, à Los Angeles). On venait d'assassiner le radical Malcolm Little, dit Malcolm X, en 1965, et Martin Luther King, le conciliant, en 1968. Maintenant, on s'en prenait aux Blacks Panthers, béret sur veste de cuir noir à la manière des résistants français. Lecteurs de Sartre, Mao, Frantz Fanon (Les damnés de la terre). Les Blacks Panthers avaient un programme de survie : autodéfense et services gratuits (écoles, dispensaires, transports vers les prisons et autres). Et un activisme fédéraliste, cherchant à s'associer avec les mouvements pour la paix, gay et féministes. Et qui sait ? avec les mouvements de gauche les plus radicaux. Le directeur du FBI est alors Edgar Hoover. Durant dix ans, son opération COINTELPRO va tuer par dizaines et emprisonner par centaines des Blacks Panthers, membres ou sympathisants. George Jackson, l'un des maîtres à penser des Blacks Panthers, érigera les revendications carcérales en combat de pointe. " La lutte dans les prisons est devenue un front nouveau de la révolution ". Pour un vol de 70 dollars dans une station d'essence, George Jackson écopera d'une condamnation à perpétuité. Mais il fera de la prison son école : Karl Marx, Adam Smith, Frantz Fanon, et deviendra, comme ces chômeurs, délinquants et marginaux qu'on aura forcés à l'éducation, un " intellectuel du lumpenproletariat ". Mais ce que Jackson aura fait pour lui, il le veut pour les autres. Il comprend alors qu'il est impératif que ses frères noirs se transforment en révolutionnaires noirs. Alors, dans les prisons, on se met à réécrire ou simplifier le Manifeste communiste ou le Livre rouge de Mao, qu'on introduit dans les groupes d'alphabétisation. Jackson encore : " Je regardais autour de moi pour découvrir quelque chose qui pourrait vraiment faire enrager les matons. J'ai découvert que rien ne les faisait autant enrager que la philosophie ". Mais le 21 août 1971, Georges Jackson est abattu dans la prison californienne de Saint Quentin, soi-disant qu'il voulait s'évader.

Aussitôt, dans les prisons américaines l'émotion ne tarde pas à se muer en révolte. La nouvelle traverse les États-Unis, atteint la prison new-yorkaise d'Attica. Une grève de la faim est aussitôt déclenchée par un grand nombre de détenus. Mais le 9 septembre 1971, ceux du block cellulaire D décident une mutinerie : 40 surveillants pris en otage et le contrôle général des bâtiments. De fait, les conditions de vie à Attica étaient devenues explosives : surpeuplement, régime disciplinaire atroce, hygiène insupportable, soins médicaux inexistants…

17 septembre/J+18


Déclaration du Comité de Libération d'Attica :

" Nous, prisonniers d'Attica, cherchons à mettre fin à l'injustice dont souffrent tous les prisonniers, sans distinction de race, de confession ou de couleur. Ce document a été préparé grâce aux efforts unifiés de toutes les races et de toutes les catégories sociales de cette prison. Il est établi, et de notoriété publique, que l'administration pénitentiaire de New York a transformé des institutions initialement prévues pour corriger socialement des individus en ces camps de concentration que l'on trouve dans l'Amérique actuelle. Compte tenu du fait que la prison d'Attica est l'une des institutions les plus classiques de cruauté organisée exercée sur les hommes, la liste de revendications qui suit a été adoptée. Nous, les prisonniers d'Attica, nous vous disons à vous les bien-pensants de la société : le système carcéral que vos tribunaux ratifient est la grimace terrifiante du tigre de papier, du pleutre au pouvoir. Manifeste respectueusement présenté à la société à titre de protestation contre les marchands d'esclaves, abjects et corrompus : le gouverneur de l'État de New York, le département pénitentiaire de l'État de New York, l'assemblée législative de l'État de New York, les tribunaux de l'État de New York, les tribunaux des États-Unis, le département des libérations conditionnelles de l'État de New York. Et ceux qui soutiennent ce système d'injustice. Cette liste de revendications va vous être présentée. Nous essayons d'agir selon la voie démocratique. Nous avons le sentiment qu'il n'est pas nécessaire de dramatiser ces demandes. " (extrait de Au pied du mur, éd. L'Insomniaque) Parmi les 26 revendications : le droit à l'éducation, la journée de travail de 8 heures, les droits syndicaux, la possibilité de se doucher régulièrement, une nourriture digne de ce nom, l'accès aux soins…

À l'extérieur, on organise le soutien aux détenus. Le Comité de Solidarité avec les Prisonniers, issu du groupe Youth Against War And Fascism (Jeunes Contre la Guerre et le Fascisme), collecte de l'argent et convoie gratuitement les familles de détenus à Attica. Il se bat pour qu'une aide juridique soit octroyée aux détenus et qu'ils soient défendus par des avocats et des juristes. Diverses actions émanant des mouvements des droits civiques, des Black Panthers et d'autres groupes contestataires sont menées dans le voisinage de la prison : soutien aux rebelles, action de sensibilisation auprès du public, interpellations des hommes politiques, etc. Les négociations devaient commencer le 13 septembre. Mais ce 13 septembre 1971, l'État lance une opération coup de poing d'une extrême violence et neutralise les rebelles en moins d'une heure. 43 morts, dont dix otages, et 200 blessés. Les autorités pénitentiaires vont prétexter que dix otages avaient été égorgés par les détenus. Mais les autopsies des médecins légistes ne vont nullement corroborer ces allégations. La commission d'enquête McKay de l'État de New York confirmera.

En dépit de cet échec, à la révolte d'Attica feront écho d'autres révoltes dans les prisons tant américaines que françaises. Grâce au Groupement d'Information sur les Prisons, fondé par Foucault, Vidal-Naquet et Domenach, le gouvernement français autorisera en 1971 l'entrée dans les prisons de la presse quotidienne et des radios. Ainsi, les prisonniers français apprendront par la presse que les révoltés d'Attica dénonçaient des injustices dont ils étaient eux-mêmes victimes. En décembre 1971, des prisonniers montent sur les toits de leurs prisons, distribuent des tracts, déploient des banderoles, lancent des revendications au mégaphone… Toul.

18 septembre/J+19

Robert Badinter. À la France plus qu'aux Français, Robert Badinter a donné une maturité morale. L'homme qui a tué est-il encore le même que la collectivité va tuer ? C'est qu'un meurtrier peut, si on lui en laisse le temps, devenir un homme qui réprouve son meurtre comme étant celui d'un autre. Qui réprouve sincèrement. Qui réprouve profondément. La collectivité se doit d'y croire. Ne pas croire aux changements qu'un homme peut opérer sur lui-même reviendrait à penser que toute société humaine est condamnée à mourir de sa haine et de sa barbarie. Il manque à l'Amérique de croire que s'il est impératif de neutraliser un criminel, que s'il est non moins impératif de respecter dans leur douleur les proches de la victime, il revient à la société de montrer son humanité en accordant à ce criminel le temps nécessaire pour qu'il regrette son crime.

Je retiens qu'à la question : " L'accusé présente-t-il une menace future pour la société ?", un expert a estimé que non. Kenneth Foster n'avait pas une personnalité anti-sociale et ne présentait pas de futur danger pour la société. En d'autres termes, le 30 août 2007, cet homme qu'on voyait comme un coupable, se voyait lui-même non seulement comme innocent parce qu'il l'était mais comme un homme qui n'avait pas de haine pour ceux qui le condamnaient à mort.

La prison a été pour lui une école d'évolution intérieure. Lectures théologiques, lectures philosophiques. Ses bourreaux de l'ombre voulaient piéger sa violence, pour qu'elle ressorte, qu'elle montre son vrai visage. Système carcéral américain, une logique de mise à feu des pulsions tueuses. Vous voyez bien qu'on avait raison ! On le harcèle, on le râpe, on le déraisonne jusqu'à ce que l'agneau devienne loup, et qu'on le chasse, et qu'on le tue.

Mais non. Kenneth Foster a accompli dans la prison son propre réarmement moral. Il est devenu meilleur que ses bourreaux. Non pas exemplaire. Non pas conforme aux vœux d'une société du talion. Mais le membre actif d'un pays tragiquement embourbé dans ses contradictions, d'une nation victime de sa propre cécité spirituelle. Devenu militant, Kenneth Foster n'a pas attendu qu'on le sauve. Il s'est mis dans la tête qu'il pouvait changer quelque chose aux maladies de la justice qui l'a condamné, en établissant des liens avec d'autres condamnés pour sensibiliser la société américaine.

En condamnant injustement Kenneth Foster, la justice américaine s'est condamnée à se regarder telle qu'elle est vraiment.

19 septembre/J+20

J'ai écrit : à la France, plus qu'au Français. Robert Badinter n'a pas attendu les Français pour demander que la peine de mort soit hors-la-loi. Car l'opinion, en la matière, est barbare. Sang pour sang barbare. Le garde des sceaux, Alain Peyrefitte, était, quant à lui, dans les ratiocinations. Du genre, je suis contre la peine de mort, mais ce n'est pas le moment de l'abolir. Toute la différence est là, entre la mystique et la politique à la Péguy. Alain Peyrefitte est un politique, même s'il prétend que " le propre de l'homme d'État est de ne pas hésiter à déplaire, et que seul le politicien court à la recherche de ce qui plaît ". En attendant, travaillons à transformer les mentalités. Attendons, dit-il. Mais deux mois plus tard, dans un article au Monde paru en septembre 1977, Robert Badinter dit non. Ce genre de politique " est l'alibi commode de l'impuissance, un substitut détestable à l'action ". C'est que Robert Badinter a une conception mystique de la politique. Ce qui manque à l'intelligence d'Alain Peyrefitte, c'est la capacité de devancer son temps. Il ne saurait inséminer quelque chose de beau dans quelque chose de sale. Inséminer de la vie dans des histoires de mort. De l'humain dans l'homme. Car oui, mes frères, Robert Badinter viole les Français et engrosse la France. Monsieur Alan Peyrefitte n'est qu'un eunuque : il a l'érotisme, il n'a pas la puissance.


20 septembre/J+21

Dans le fond, Robert Badinter encore, si l'usage ou le refus de la peine de mort dessine le visage moral d'une société, sa pratique constitue davantage un instrument politique utile aux hommes de pouvoir. L'homme qu'on tue, dans une mise en scène visible ou qu'on laisse imaginer, produit une émotion collective et provoque l'idée selon laquelle le pouvoir est fort, le pouvoir punit le crime. Le peuple se retrouve tout entier uni dans ce châtiment. Alors que toute peine capitale, en réalité, est la preuve que ce pouvoir est incapable de prévenir les crimes et qu'il substitue lâchement à ses devoirs de paix sociale le sacrifice d'un criminel, (noir de préférence, et donc fils ou petit-fils d'esclave, quand il s'agit d'un État comme le Texas), par lequel il chercherait à sauver la communauté des griffes de ses propres démons. En ce sens, on peut dire que l'usage moderne de l'exécution d'un condamné relève d'un inconscient collectif aux relents religieux.

Le sacrifice des enfants chez les Incas constituait un principe d'unification. Mutatis mutandis, on peut penser aussi que la mise à mort d'un criminel sert à unifier une société autour de ses peurs. Toujours chez les Incas, les sacrifices humains servaient à apaiser les dieux dont la colère se manifestait en répandant des maladies ou en provoquant des catastrophes naturelles. Pour les tremblements de terre, il fallait même inhumer des enfants vivants.

Quant aux Aztèques et aux Mayas, s'ils arrachaient leur cœur aux sacrifiés, c'était pour s'assurer que le Soleil se lèverait chaque matin. Les enfants étaient noyés pour favoriser l'abondance des pluies. Durant le mois appelé Tlacaxipehualiztli (ou "écorchement des hommes"), on égorgeait les victimes, on les décapitait, ou bien on les écorchait pour honorer le dieu Xipe Totec ("notre seigneur l'écorché"), le dieu qui présidait au renouveau de la végétation. Pour la rénovation du temple aztèque de Tenochtitlan (XVe siècle), on sacrifia plusieurs centaines de personnes, la plupart du temps des prisonniers de guerre, mais aussi des membres consentants de la population qui se croyaient ainsi promis à un grand destin. Mais pour multiplier les sacrifices et satisfaire l'ogre mythologique, les Aztèques et les Mayas devaient partir en expédition et ramener des prises de guerre.

" Tout condamné à mort aura la tête tranchée ", dirent les Constituants en 1791. Le premier guillotiné par la guillotine du docteur Joseph Guillotin sera Jacques Pelletier, l'homme de tête d'une longue litanie d'étêtages qui prendra fin le 10 septembre 1977 avec Hamida Djandoubi, assassin d'une jeune femme.

21 janvier 1793, place de la Révolution, aujourd'hui place de la Concorde, Louis XVI prononce ces mots : "Français, je meurs innocent ; je pardonne à mes ennemis ; je désire que ma mort soit..." Roulement de tambour, on n'entendra pas ses dernières paroles. Quand le bourreau brandit sa tête à la foule, celle-ci réplique : "Vive la nation ! Vive la république !" Durant deux siècles, ce Vive la nation ! crié d'abord, puis prononcé en privé, viendra ponctuer la chute des têtes provoquée par la chute d'un " tranchoir oblique " sur " le col d'un patient " qu'embrasse " un croissant de fer " (selon les termes du Sieur Guillotin).

21 septembre/J+22

 

Dans les rues, le tambour bat le rappel. Les voitures viennent de se figer sur place. Les curieux se massent ici ou là. Des gamins montent sur les toits. Les gardes nationaux ont formé une double haie pour le passage de la charrette.

Celle qu'ils attendent est étendue sur sa paillasse, les pieds dans une couverture. Le froid l'envahit. Elle s'endort… Le peuple sera-t-il bientôt las de mes fatigues ? Tout à l'heure, en se coupant les cheveux, elle a vu comme ils avaient vite blanchi. Elle porte des bas et un jupon noirs, un manteau de lit de piqué blanc. Un fichu de mousseline. Des rubans noirs aux poignets en signe de deuil.
Un curé est entré. Elle accepte seulement qu'il l'accompagne jusqu'à l'échafaud.

Il est onze heures. Le greffe. On lui lie les mains derrière le dos. Maintenant elle marche dans la cour, entre deux haies de gendarmes. Le tombereau est devant elle. Roues crottées, plancher terreux. Un cheval de labour va les tirer jusqu'à l'endroit. Elle hésite. Puis elle monte. Elle s'assied sur un banc. Le prêtre est en habit civil.

La foule est médusée. Plus loin montent les premières clameurs, les premières insultes. Elle ressemble à un mannequin de cire. La souffrance l'a engourdie. Les roues raclent le sol. Le cou du cheval se soulève et descend en cadence. Elle garde la tête haute, raide, la fièvre aux joues, les yeux rougis, le regard énergique et fatigué… On bat des mains sur son passage. On crie. Elle passe au-dessus des têtes par milliers qui la broient du regard.

Elle remarque un enfant dans les bras de sa mère qui lui envoie un baiser. Elle voudrait sourire. Qu'il est déchirant de quitter ses enfants pour toujours.

Le temps est gris. Les pavés inégaux font tressauter la charrette. La foule devient plus dense à mesure qu'on s'approche de la Grand Place. Une foule d'où montent des chants hargneux et graves.
On fait marcher le cheval au pas. Plus la route est lente, plus on lui fait boire longtemps la mort.
Un moment, la charrette cesse d'avancer, retenue par les huées et les hurlements. Debout sur les marches d'une église, des gens lui lancent des injures ordurières. Tant d'injures qu'elle ne les entend pas tous. Une telle flagellation d'injures qu'elle ne peut les supporter qu'en offrant le pardon à ceux qui les profèrent. Innocente comme mon mari, je veux montrer la même fermeté que lui dans ses derniers moments.

Des baïonnettes piquent le ciel. Des badauds sont amassés sur les terrasses. Un instant, elle regarde le jardin, puis détourne les yeux. La charrette fait halte au pied de la guillotine. Elle descend d'un pas rapide avec l'air de vouloir en finir. On veut lui tenir le bras. Elle refuse. Elle gravit aussitôt les marches vers l'échafaud. Son pied heurte celui du bourreau. "Pardonnez-moi, monsieur", lui dit-elle doucement…

Il est midi moins quart quand tombe le couperet. Tandis que le bourreau présente la tête au peuple, les paupières battent un instant. On crie d'un seul cœur : " Vive la République ! "

22 septembre/J+23

Un arbre dans une cour d'école. Un chêne. Toutes branches étendues comme autant de bras largement ouverts pour accueillir celui qui a soif de quiétude. Venez à moi dans la paix de mon ombre. Mais voilà que des hommes en ont fait l'arbre de la discorde. Pourtant, il n'y était pour rien. Le chêne n'a pas pu protester. Je suis innocent dans cette affaire ! Je n'ai rien à voir avec ces petites histoires de petits d'hommes. Mon ombre n'est ni blanche, ni noire. Un mélange de nuit verte et de lumière heureuse plutôt, cette ombre que je fais sur la terre de l'école. Qu'importe ! On ne l'a pas entendu de cette oreille. Les hommes n'entendent pas crier le monde. Alors coupons ! On a coupé le chêne au plus près de la terre et son ombre a disparu de la cour d'école et la guerre a aussitôt mis le feu à toute la ville.

Rentrée scolaire de 2006, une ville de l'État de Louisiane, Jena, 3 000 habitants. Il y a encore à Jena des gens qu'on appelle Blancs parce qu'ils ont la peau blanche, et d'autres qu'on dit Noirs ou nègres parce qu'ils sont des enfants d'esclaves capturés en Afrique. Car si le jour où il fut décrété que les Blancs et les Noirs appartiendraient à la même famille des hommes a été pour les Noirs un jour de renaissance, pour les Blancs, ce fut un deuil. Aujourd'hui, à Jena où 85 %, de la population est blanche, les différends nés de ces différences sont toujours vivaces. Au lycée de Jena, un jeune lycéen noir devait encore demander l'autorisation de s'asseoir sous le feuillage du chêne de son école. C'est que, au lycée de Jena, les élèves blancs ont toujours considéré l'ombre de ce chêne comme une propriété blanche. Ces lignes de partage n'étaient pas le fait d'entêtements nostalgiques tels qu'on les trouve chez des adultes rancuniers et bouffis de ressentiments. Non. Elles traversaient de jeunes têtes en formation et qui pratiquaient une idéologie de la supériorité blanche au sein même d'une école censée leur inculquer les principes d'une démocratie humaniste.

"Pouvons-nous, nous aussi, nous asseoir sous le feuillage?" La question mit le feu aux poudres de la bêtise qui couvait depuis des années. "Asseyez-vous où bon vous semble !" fut la réponse de la direction. Les élèves blancs ont eu la rage le jour où quelques jeunes Noirs se glissèrent sous le chêne pour jouir de son ombre, eux aussi.

1er septembre 2006, le lendemain matin, trois cordes à noeud coulant pendaient aux branches du chêne. Deux noires mêlées à une autre couleur or selon la symbolique de l'école. La corde de l'esclavage, des lynchages et du Ku Klux Klan. Comprendre : "Sales nègres, on aura votre peau !"
Trois élèves blancs, auteurs de la provoc'… Les exclure, souhaite le principal du lycée. Gaminerie, répliquent le surintendant et le conseil de l'école qui concluent l'affaire par trois jours de suspension. Les parents noirs sont offusqués. En guise de réponse, des vedettes noires de l'équipe de football viennent faire une démonstration de colère à l'ombre de l'arbre " blanc ". On convoque aussitôt une assemblée générale de l'école. Colère pour colère, le procureur du district, Reed Walters, lance aux jeunes manifestants : "Je vous préviens. Je peux être votre meilleur ami ou votre pire ennemi. Et je peux, d'un trait de plume, anéantir vos vies."

Présence de la police le lendemain dans les couloirs du lycée. Bouclage de l'école le surlendemain. Les parents paniquent, les enfants sont rapatriés dans les foyers. Au moment où le principal déclare à la radio que l'ordre règne au lycée de Jena, le journal local, Jena Times, accuse les parents noirs d'avoir traduit cette plaisanterie de potaches en affaire de racisme.

Au lycée, les élèves blancs et les élèves noirs se regardent de travers. Leurs professeurs, quasi tous blancs, font peser les menaces du procureur sur les élèves noirs, accusés d'avoir tout pris pour du racisme.


23 septembre/J+24


Nuit du jeudi 30 novembre, quatorze salles de classe partent en feu. L'incendie est criminel. Le vendredi soir de la même semaine, un des jeunes sportifs noirs qui se présentaient à une fête de Blancs se fait tabasser par un adulte blanc, puis par des lycéens arrivés en renfort. Le lendemain, un jeune Blanc de la veille, à la vue de trois élèves noirs sortant d'une épicerie se saisit d'une carabine dissimulée dans sa voiture pour la braquer sur eux. Bagarre. À peine ont-ils désarmé le Blanc que les lycéens s'enfuient. Vite rattrapés, aussitôt inculpés de "voie de fait" et "vol d'arme". L'escalade inquiète les professeurs qui préconisent l'arrêt des cours. Mais le lycée ouvre quand même. On est le 4 décembre.

Justin Barker, sympathisant des bagarreurs anti-nègre, s'écroule sous des coups de poing et de pied, perd connaissance. Aucun témoin. Six jeunes Noirs sont aussitôt écroués, les six sportifs de la première manifestation. Le procureur les inculpe d'abord de "coups et blessures". Des professeurs s'indignent. Montrez plus de fermeté ! disent-ils à la direction du lycée. L'inculpation devient "tentative de meurtre" et "complot", soit cent ans de prison...

Le procureur, dans un texte publié par le Jena Times : "Que ceux qui ont causé ces incidents sachent qu'ils seront poursuivis dans l'interprétation la plus étendue possible de la loi et pour les crimes les plus graves que justifient les faits. Je réclame la peine maximale autorisée par la loi. Et je vais désormais veiller à ce que vous ne menaciez plus jamais les élèves d'une école de la région". Exclusion définitive des six lycéens et caution de 70 000 à 138 000 dollars pour leur libération conditionnelle. Guère dans les moyens de leurs parents qui habitent des baraques ou des mobil-homes. Les trente-cinq pasteurs de la paroisse lancent un appel à la paix. Et prière générale au stade de foot, un soir de décembre. On ne prie pas assez, explique le Jena Times.

Protestations des parents, mobilisation de plusieurs associations de défense des libertés et des droits de l'homme, création à Jena d'une section de la NAACP qui lutte depuis 1909 contre la ségrégation raciale… Rien n'y fait. Les six sportifs noirs restent en prison. Quant à Justin Barker, le sympathisant des anti-nègres, il est sorti de l'hôpital trois heures après la bagarre pour être présent le soir même à une cérémonie du lycée. Depuis, il gare sa camionnette à proximité de l'école, un fusil chargé de treize balles planqué dedans.

24 septembre/J+25

 

Les 26, 27 et 28 juin, c'est le procès de Mychal Bell, le jeune footballeur noir qui a fait gagner l'équipe des Giants de Jena et qu'on a célébré dans le journal comme le meilleur joueur du moment. La salle du tribunal met face à face les Blancs regroupés autour de Justin Barker et sa famille, et les Noirs entourant Mychal Bell, et les siens. Jury entièrement blanc, procureur blanc, juge blanc et dix-sept témoins blancs pour juger Mychal Bell, noir. Commis d'office, son avocat noir ne lui aura posé aucune question, n'aura pas mis en cause la " couleur " du jury, n'aura relevé aucune contradiction chez les témoins. Provocations raciales, cordes de pendu, bagarres ou insultes… Rien n'est évoqué. Ni les excellents résultats scolaires de Mychal Bell, ni son avenir prometteur de jeune sportif avant qu'il ne soit écroué pour sept mois. Ni les contradictions que l'accusé aura constatées dans les témoignages ne seront repris par son avocat noir, collabo d'office, qui reste aussi muet que Mychal Bell est préjugé coupable par lui et tous les acteurs du procès.

Quand le procureur chef d'orchestre, expert en blanchiment de Blancs, a levé la baguette et lancé la zizique de l'inculpation pour "coups et blessures aggravés" et "complot", les six jurés blancs ont répondu Alléluia ! à l'unanimité. Sauf que, Monsieur le procureur, ce chef d'accusation, qui vous met au trou pour vingt-deux ans, implique, selon la bonne loi de la chère Louisiane, l'usage d'une "arme dangereuse". Quelle était donc cette arme que portait Mychal Bell ? "Un lynchage des temps modernes", lâche une femme noire à la sortie du tribunal.

14 septembre 2007, jugement en appel : Bell aurait été incorrectement jugé pour coups et blessures par un tribunal pour adultes. Condamnation annulée.

Mais Mychal Bell reste écroué. Le seul des six accusés à avoir été emprisonné depuis la bagarre du mois de décembre. Le ministère public voudrait le faire rejuger devant un tribunal pour mineurs. Révérend Jesse Jackson, organisateur de la manifestation du 20 septembre : " Pour tous ceux qui, à Jena, s'imaginaient qu'il y avait eu du changement, c'est un signal d'alarme ". Depuis le boycott des bus de la ville de Montgomery, en 1955, rien n'aurait changé.

Jena reste divisée sur cette affaire qui fait remonter les boues.

Casa Compton, jeune femme noire native de Jena : " Au lycée de Jena, il y a au moins une bagarre chaque année entre Blancs et Noirs. Le climat a toujours été tendu. Il y a toujours eu des préjugés et du racisme. Ici, c'est chaque jour qu'un Noir voit sa vie fichue en l'air. "

Tina Norris, 45 ans, Blanche, propriétaire du Café Martin : " On dirait que tout Jena n'est qu'un vaste rassemblement du Ku Klux Klan. Il n'y a pas autant de problèmes qu'on le dit, ici. Jena n'est qu'une petite ville. "

Mais il y a ceux qui dénoncent la gestion de cette affaire, le traitement réservé aux lycéens noirs de la ville étant la preuve que les préjugés à propos de la race et de la délinquance restent vivaces encore aujourd'hui.

J. Richard Cohen, président du Southern Poverty Law Center, un groupe de défense des droits civiques installé à Montgomery, dans l'Alabama : " Il me semble que beaucoup de gens se rendent compte que le système broie des gens de couleur tous les jours. Bien souvent, cela se passe dans l'anonymat, d'une manière invisible. Pour les gens, Jena n'est aujourd'hui que la partie émergée de l'iceberg, et ils se demandent ce qu'il peut bien y avoir dessous. "

Quant au chêne, les autorités du lycée l'ont fait abattre.

HIER MAINTENANT APRÈS

Je me demande encore ce qui m'a pris. Défendre un homme portant le nom de Kenneth Foster ? Un inconnu, à des milles de moi, et qui plus est, bouclé dans une prison américaine. Mais un homme innocent. La mise à mort en masse des innocents, je la retrouve chaque jour avec le génocide des Arméniens. Chaque jour, je me vautre dans des livres qui en évoquent l'histoire, le groin fouillant désespérément la fange en quête de je ne sais quel fumet d'une ancienne et profonde tragédie. C'est que, dans mes lectures, toujours manquait à mon étude de la cruauté ce quelque chose qui ajoute au fait sa vérité vivante. Probablement, tout cet avant d'une mort à laquelle était promise chaque victime. Tout l'intime d'un être humain dans ces moments où il tombe sous le coup arbitraire d'un jugement incompréhensible, d'une opinion monstrueuse, d'une haine commandée ou recommandée. Même si, comme je le sais, " la vérité du génocide est dans la bouche des tueurs, qui la tripotent et la dissimulent, et des morts qui l'ont emportée avec eux " (Jean Hatzfeld). Non, pas cet impossible là. Mais avec Kenneth Foster, je pensais pouvoir entrer dans l'impasse qui m'était interdit avec les morts arméniens de 1915. L'innocence condamnée à mort de Kenneth Foster me donnait à percevoir par procuration l'innocence qu'on avait condamnée à mort de ces victimes. (Celles-ci avaient été dans une telle démence d'un moi menacé qu'elles pouvaient quoi ? Comment parler sa mort au moment même où l'on va mourir ? Les livres où l'on parlait d'elles n'étaient que les tombeaux où gisait le squelette de mots écrits sur leur malheur. D'ailleurs, la mort atroce qu'elles avaient connue, ou vue ou frôlée pouvait-elle s'imaginer ? Quant au rescapé, le spectacle de l'horreur l'avait figé dans le bouche bée d'un incommensurable abîme dont il n'était jamais revenu. Ceux qui avaient échappé à la mort étaient mangés par leur mémoire et incapables d'en sortir). Avec Kenneth Foster, je voulais comme sauver leur innocence des mains de leurs bourreaux. Ils étaient lui et il était eux.

Ce que je voulais aussi : faire l'autopsie d'un homme confronté au précipité d'une agonie sans mal physique ni faute. Ou entremêler des jours de ma vie tranquille aux derniers jours d'un homme promis à son exécution. Car je comptais bien savoir comment un système judiciaire en était arrivé à ce point de non retour. J'ai écrit à l'aveugle pour m'éclairer, faisant mon chemin des informations recueillies ici ou là, des réflexions des uns, des témoignages des autres. Quitte à fréquenter l'incongru, à frôler la contrevérité, à pousser des colères primordiales… Contre mon gré, je me retrouvais toujours retombé dans la même fosse, celui de la pauvreté, du racisme, du genre tu haïras autrui autant que tu t'aimes toi-même. Je rencontrais sans cesse les mêmes victimes, elles se dressaient sur ma route, toujours les mêmes, ces humiliés d'une Amérique qui a le culte de soi et qui joue à dresser les unes contre les autres des cultures antagoniques.

30 août 2007, Kenneth Foster gracié ! La justice américaine avait donc quelque chose comme une conscience. Alléluia ! Je m'étais mis en route, seul avec des mots incertains, et je m'étais retrouvé 25 jours plus tard pris dans un immense concert de voix cybernétiques célébrant cette grâce. Mais pourquoi en rester là, me suis-je dit ? J'ai repris vers ses racines le chemin de mon enquête sur la condamnation de Kenneth Foster. De texte en texte, mon impression était celle d'un acharnement des mêmes contre les mêmes, dans la mémoire comme dans les mentalités, de génération en génération. L'affaire de Jena montrait que des adolescents étaient atteints du même mal que leurs parents. Et Michael Moore dans son film Sicko de se demander, ou de demander à ses compatriotes, mais comment en sommes-nous arrivés là ? Comment ?

26 septembre 2007

PS. Le jeudi 13 décembre 2007, l'Assemblée du New Jersey (Etats-Unis) a adopté un projet de loi abolissant la peine de mort par 44 voix pour, 36 contre, et aucune abstention.

Le New Jersey sera ainsi le premier État américain à voter l'abolition de la peine de mort depuis 1956. Alléluia !

 

 

 

 

 

 

 

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