Le 22 avril dernier, un Français d'origine turque et moi-même,
accompagnés de quelques amis, nous déposions des fleurs devant
la statue de Komitas à Paris, en hommage à toutes les victimes
du génocide perpétré dans l'Empire ottoman en 1915, et
tout particulièrement aux Arméniens.
Pour inhabituel qu'ait pu être ce geste,
accompli dans la discrétion afin d'éviter tout risque de sabordage
par des éléments incontrôlés, mais aussi de permettre
un recueillement qui soit à la mesure de la Catastrophe, on peut affirmer
sans mal qu'il n'a suscité aucun intérêt vraiment marquant
de la part de la communauté arménienne de Paris, qui aurait
ainsi préféré s'en tenir aux sempiternelles rhétoriques
des noms censés la diriger.
C'est que tout le petit monde des grandes
voix vociférantes arméniennes a été pris de court
par une commémoration minuscule venue occuper sa place dans la cour
des grandes, sans crier gare, sans autorisation, comme le coup de feu inattendu
tiré en plein concert où les violons se lamentent et les tambours
battent le rappel de nos tragédies. Or, comment faire pour se débarrasser
de cette mouche du coche sinon en faisant d'elle un non événement
? Qu'on le veuille ou non, si cette commémoration bis n'a pas été
relayée par ceux-là mêmes qui se targuent d'être
les premiers informateurs de la communauté arménienne, c'est
bien qu'elle les dépassait eux-mêmes et les enfermait d'emblée
dans leur propre surdité. Les plus "démocrates " de
ces informateurs ont tout à coup pris l'allure de censeurs. Ni Michel
Atalay, ni moi-même n'avons été contactés pour
savoir qui faisait quoi et pourquoi. Alors que nous avions pris soin de mentionner
dans notre hommage lu, écrit, diffusé et affiché, le
fait que notre geste voulait servir la démocratie en Turquie et ouvrir
la voie d'une reconnaissance du génocide par la société
civile turque, que ce geste, loin de contrarier ou de contredire le travail
des associations arméniennes, des individus et des livres qui avaient
œuvré dans ce sens depuis 92 ans, en constituait le prolongement
naturel.
Le doute, le ressentiment, la suspicion sont
devenus tellement courants dans ce genre d'affaires que nos intellectuels
les plus intelligents ont vite fait d'en sourire en prévoyant que nous
serions récupérés par les grands méchants Turcs
à l'affût derrière la moindre velléité de
dialogue. C'était ne pas tenir compte du fait qu'il s'agissait d'une
initiative individuelle, d'homme à homme, nette de toute appartenance
à un parti quelconque, de toute rhétorique autre que le silence
du recueillement et la volonté de se comprendre.
Par ailleurs, c'était aussi pour nous
l'occasion de marquer notre préférence pour une réplique
aux monologues compassionnels ou nationalistes fondée sur une rencontre
entre Turcs et Arméniens. Non seulement nous prenons le risque d'être
trahis, non seulement nous revendiquons le droit de commettre un faux pas,
mais nous voudrions aussi saluer ces démocrates qui avant nous avaient
osé lancer sur le gouffre d'une histoire tourmentée des passerelles
entre des représentants des deux bords, ces pionniers qui avaient vu
trop juste pour qu'ils ne deviennent la proie de tous les pièges, ces
utopistes du dialogue que les inféconds de la remontrance avaient tôt
fait de précipiter dans la boue pour avoir tenté une sortie
hors du ronron arméno-arménien.
Nous revendiquons aussi la mémoire
de Hrant Dink qui n'a pas toujours eu la faveur de nos chers " démocrates
", lesquels confondent trop souvent les tribunes d'où ils s'expriment
à des tribunaux d'où ils lancent leurs anathèmes en mettant
tous les Turcs dans le même sac de nœuds négationnistes.
Pour autant, quelques individus, aussi bien
parmi les Turcs que parmi les Arméniens, ont reconnu le bien-fondé
d'une telle initiative. Elle a été saluée comme une volonté
d'échapper au tourbillon infernal de la victimisation en proie au besoin
de reconnaissance jusqu'à l'aveuglement. Certains y voyaient même
un gage d'humanité dans des rapports trop longtemps pollués
et obstrués par des formes de méfiance venues du fond des âges.
Or, pour la première fois, un Turc
de France, accompagné d'autres Turcs de France, accomplissait le geste
symbolique de prendre sur soi la douleur arménienne.
Il est vrai que Ragib Zarakoglu et Ali Ertem
s'étaient déjà recueillis de la sorte, mais l'un venait
de Turquie et l'autre d'Allemagne. De la part d'un jeune Français d'origine
turque, inconnu de tous et comme sorti de nulle part, ne demandant ni à
être remercié ni à être honoré, vivant dans
une France où la communauté arménienne est on ne peut
plus travaillée par le besoin de donner voix à ses morts et
qui a fait du génocide non seulement son cheval de bataille, non seulement
son obsession première mais encore la base de son identité,
cet engagement à agir à contre courant de certaines sensibilités
négationnistes proliférant au sein de sa communauté d'appartenance
représentait, dans le déjà vu des velléités
de dialogue, une tentative inédite qui aurait dû relever les
mieux assis de la chose arménienne.
En effet, des deux côtés, tant
dans ce genre d'affaires les surenchères verbales produisent de répliques
symétriques, les chasses aux sorcières sont monnaie courante.
Quand les Arméniens dénoncent tel intellectuel turc pour n'avoir
pas prononcé le mot génocide, ou tel de leurs compatriotes pour
avoir tenté une ouverture vers des gens de la communauté adverse,
des Turcs dénoncent comme traîtres ceux des leurs qui voudraient
entrer dans un processus de reconnaissance des événements de
1915 susceptible de promouvoir la démocratie en Turquie.
Les Arméniens se trompent qui assimilent
la compassion toute ponctuelle dont firent preuve à Paris Ali Ertem
ou Ragib Zarakoglu au geste appelé à un renouvellement annuel
accompli par Michel Atalay ce 22 avril 2007. Même si le recueillement
des uns et le dépôt de gerbe de l'autre qui s'inscrivent dans
l'histoire d'une nation partagée entre le doute, les exigences démocratiques,
l'honneur patriotique (pour ne pas dire nationaliste) et la peur, constituent
autant d'actes fondateurs d'une conscience résolument humaniste, non
sans revêtir une forme d'insoumission aux diktats d'un État négationniste
et pervers.
Désormais, ce sera aux Arméniens
de prendre en compte cette nouvelle donne pour les quelques années
qui les séparent du 100ème anniversaire du génocide.
Désormais il faudra compter avec ces
Turcs qui ont fait le pari d'intégrer le fait arménien dans
le cadre plus vaste d'une démocratisation de la Turquie. Il se trouve
que cette démocratisation, des Arméniens ici ou là l'appellent
eux aussi de leurs vœux. Puisque tel est le cas, il faudra bien que ces
Turcs et ces Arméniens travaillent en commun, dans une perspective
dont les uns et les autres devraient tirer bénéfice, les premiers
en démocratisant leur pays, les seconds en obtenant de ce pays qu'il
admette les crimes de son passé. Comme je l'écrivais dans un
autre article, chacun devra prendre la place de l'autre pour comprendre ses
motivations et ses blocages psychologiques afin de traduire en acte cette
idée démocratique qui leur tient tant à cœur. Les
Turcs sont-ils à même de prendre avec eux, en eux, sur eux la
douleur arménienne, et les Arméniens de comprendre l'honneur
turc dans lequel chaque Turc a été éduqué ? Que
peut demander un Arménien que l'histoire du génocide et son
corollaire négationniste a profondément humilié à
un Turc qui est en droit d'aimer son pays quel qu'il ait pu être ? Quelle
est dans cette histoire la ligne rouge au-delà de laquelle la dignité
de l'un et la dignité de l'autre risquent d'être bafouées
au point de bloquer pour longtemps tout processus de rapprochement ? Car enfin,
qui devrait en priorité bénéficier d'une réconciliation
arméno-turque sinon l'Arménie elle-même où se trouve
l'avenir des Arméniens et où ne se trouve pas la diaspora arménienne
?
(Chacun aura compris que le Turc dont je parle
est celui qui entre dans la composition de la société civile
et que toutes les revendications les plus dures et les plus légitimes
doivent être menées encore et encore contre l'État qui
fait du négationnisme sans donner à son peuple la possibilité
de penser autrement.)
Les Arméniens sûrs de leur bon
droit ont tendance à croire qu'il doit être facile à un
Turc d'admettre qu'il y a eu génocide en 1915 étant donné
qu'un fait reste un fait et que le fait a force de vérité. Si
la vérité avait cette force qu'on veut bien lui accorder, les
peuples n'auraient plus de légendes et les criminels en seraient réduits
à l'aveu pur et simple de leurs crimes. Le poids de l'éducation
est tel qu'il faut à chaque Turc accomplir une véritable révolution
spirituelle de son imaginaire national pour " absorber " la réalité
des faits de 1915. De la même manière, l'éducation par
le deuil et par le droit qu'ont connue les Arméniens les obligera aussi
à faire leur propre révolution pour regarder le Turc autrement
qu'en bourreau. Dans les deux cas, l'honneur d'être turc et le droit
légitime à la reconnaissance dont est pétri chaque Arménien
frisent parfois à tel point l'aveuglement qu'ils empêchent les
rencontres et produisent leurs propres pathologies, qu'elles soient psychologiques,
sociales ou politiques. L'Arménien est malade de son bourreau et le
Turc est malade de sa victime. Les lois n'atteignent pas les profondeurs de
l'inconscient et toute reconnaissance forcée du génocide par
les Turcs ne changerait rien si les Turcs et les Arméniens eux-mêmes
ne décidaient de se parler, c'est-à-dire à hauteur d'homme.
Le geste du 22 avril ne vaudrait rien s'il ne contenait la promesse de telles
rencontres.
En effet, puisque les Turcs et les Arméniens
de France sont désormais appelés à commémorer
ensemble les morts de 1915, qu'ils en fassent l'occasion d'une prise en compte
réelle de leur dignité respective.
Ah si les hommes pouvaient apprendre à s'humaniser les uns par les autres !
Avril 2007