Oui, j'accuse le peuple turc… ou le négationnisme par ignorance

Posted on - 01-07-2006

 


L'impossible dialogue abîme le temps qui sépare les Arméniens et les Turcs selon le degré de conscience et de connaissance que les uns et les autres ont des événements de 1915. Les uns et les autres sont les produits de paroles entendues sur cette période de leur histoire. Ce que les Arméniens ont reçu de leurs parents comme un déluge monstrueux, les Turcs l'ont rendu invisible par ce désir d'innocence et de force qui anime les gouvernements faisant table rase de leurs crimes.

Or, à l'évidence, la douleur ne ment pas et les gouvernements manipulent.

Les rescapés de 1915 ne pouvaient en aucune manière lutter contre les images de mort accumulées dans leur mémoire. Quand bien même auraient-ils pu sciemment en contenir le flot pour en préserver leurs enfants, leur silence aurait parlé pour eux. Et il est un fait que tout Arménien d'origine ayant connu de près ou de loin un parent rescapé reste marqué à jamais par une mémoire impersonnelle de la Catastrophe. C'est que la douleur ne s'invente pas. Elle pourrait être feinte, jouée, simulée un temps par quelques centaines de personnes agissant selon des intérêts politiques, mais nullement feinte, jouée ou simulée toute une vie par chaque membre d'un peuple. Cette douleur qui ne cesse de se répercuter de génération en génération, qui torture les esprits et les cœurs et que les plus salauds des hommes regardent comme de la haine. De fait, le deuil revendicatif des Arméniens d'aujourd'hui, on ne le dira jamais assez, naît de la honte même qu'ils éprouvent à devoir le déclarer comme une marque de leur identité et à ne recevoir en retour qu'indifférence, scepticisme ou mépris. Les humiliés de l'histoire savent qu'ils ont tort d'encrasser de leurs cris le désir d'avenir des hommes, alors qu'ils sont la voix la plus nécessaire à cet avenir-là.

Quand les Arméniens écrasés par la Catastrophe étaient sans voix, des hommes ont parlé pour eux, ont publié des livres pour les défendre, ont donné leur vie pour les aider à vivre. Aujourd'hui ces paroles, ces livres, ces actions restent. Les hommes peuvent inventer des histoires un temps, ils ne peuvent inventer l'histoire tout le temps. Le génocide arménien n'est une fiction que pour ceux qui font de l'histoire une dissection de cadavre amaigri, mutilé, éventré, gangrené, en oubliant qu'il fut une femme enceinte, un enfant brûlé vif, un vieillard décharné, une mère devenue folle, une jeune fille violée, violée, violée mille fois… Mille fois depuis 90 ans, les Arméniens sont violés dans leur chair. Et ces choses-là mille fois ont été dites, écrites, transmises et ressassées, mémorisées et archivées, les morts nommés, les lieux désignés, les actes dénoncés…

Contre cette marée accusatrice nourrie en permanence de témoignages directs, d'études scientifiques, de conférences de toutes sortes, les Turcs n'ont eu à opposer que des livres non scientifiques, des demi-vérités, des procès, des ratiocinations, des propagandes, des faits sans commune mesure avec l'évidence du vide dont ils ont été les artisans. Concernant le génocide arménien, l'historiographie du négationnisme ne pèse d'aucun poids sérieux au regard de celle qui constitue le génocide.

Aujourd'hui la Turquie est une forteresse assiégée par les indignations de la conscience universelle. Au sein même de cette forteresse, pas un jour où des articles ne s'écrivent sur le génocide perpétré contre les Arméniens. Et pas un Turc ou si peu pour se dire : Voyons voir… Voyons voir… Tout Turc voulant s'informer peut le faire. L'éditeur Ragib Zarakoglu aurait de quoi servir le moindre appétit de qui chercherait à éclairer sa lanterne. Sans compter le livre Neige d'Oran Pamük, les procès multiples qui se déroulent sous ses yeux… Tout est là pour lui mettre la puce à l'oreille.

Hors de la Turquie, les jeunes générations ayant appris la langue de leur pays d'accueil, que ce soit l'allemand, le français, l'anglais, l'italien… ont l'embarras du choix pour s'informer. Nul doute que certains le fassent. Nul doute que ces mêmes se taisent auprès de leurs coreligionnaires. Or, le plus dur à affronter est cette forteresse intérieure fondée sur la peur qui empêche la vérité de secouer les murailles de la conscience. Car le négationnisme est un obscurantisme et l'obscurantisme, s'il est l'instrument d'un régime fasciste et autoritaire, ne résiste pas aux coups de boutoir d'une démocratie fondée sur la libre circulation des idées.
Il en découle que trop longtemps, le désir de comprendre a conduit les Arméniens à porter l'accusation de négationnisme contre le seul État turc. Avec les événements de Valence, de Lyon, de Berlin, et dernièrement de Valentigney, nous avons tout lieu de croire que les Turcs eux-mêmes, baignant dans tel ou tel pays d'Europe, auxquels est donné le droit à l'information, demeurent résolument imperméables à la vérité et lui préfèrent le songe et le mensonge collectifs.

Nul n'est censé ignorer son histoire, c'est une loi de la conscience. Et s'il vrai qu'il existe des Ragib Zarakoglu, Ali Ertem, Yelda Özcan, Ayse Gunaysu, Fatma Goçek, Elif Shafak ou Oran Pamuk, et d'autres qu'anime le même devoir de savoir, on peut dire qu'ils représentent l'exception confirmant la règle absolue de l'ignorance, de l'arrogance, de la foi en la force contre l'humanité.

Dès lors, oui, en tant qu'Européen, j'accuse le peuple turc de vouloir ignorer son histoire et de refuser le risque d'assumer les conséquences de la vérité, comme l'ont fait et le font chaque jour Ragib Zarakoglu, Ali Ertem, Yelda Özcan, Ayse Gunaysu, Fatma Goçek, Elif Shafak ou Oran Pamuk, et quelques autres.


Juillet 2006

 

Yevrobatsi

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