L'impossible dialogue abîme le temps qui sépare les Arméniens
et les Turcs selon le degré de conscience et de connaissance que les
uns et les autres ont des événements de 1915. Les uns et les
autres sont les produits de paroles entendues sur cette période de
leur histoire. Ce que les Arméniens ont reçu de leurs parents
comme un déluge monstrueux, les Turcs l'ont rendu invisible par ce
désir d'innocence et de force qui anime les gouvernements faisant table
rase de leurs crimes.
Or, à l'évidence, la douleur
ne ment pas et les gouvernements manipulent.
Les rescapés de 1915 ne pouvaient en
aucune manière lutter contre les images de mort accumulées dans
leur mémoire. Quand bien même auraient-ils pu sciemment en contenir
le flot pour en préserver leurs enfants, leur silence aurait parlé
pour eux. Et il est un fait que tout Arménien d'origine ayant connu
de près ou de loin un parent rescapé reste marqué à
jamais par une mémoire impersonnelle de la Catastrophe. C'est que la
douleur ne s'invente pas. Elle pourrait être feinte, jouée, simulée
un temps par quelques centaines de personnes agissant selon des intérêts
politiques, mais nullement feinte, jouée ou simulée toute une
vie par chaque membre d'un peuple. Cette douleur qui ne cesse de se répercuter
de génération en génération, qui torture les esprits
et les cœurs et que les plus salauds des hommes regardent comme de la
haine. De fait, le deuil revendicatif des Arméniens d'aujourd'hui,
on ne le dira jamais assez, naît de la honte même qu'ils éprouvent
à devoir le déclarer comme une marque de leur identité
et à ne recevoir en retour qu'indifférence, scepticisme ou mépris.
Les humiliés de l'histoire savent qu'ils ont tort d'encrasser de leurs
cris le désir d'avenir des hommes, alors qu'ils sont la voix la plus
nécessaire à cet avenir-là.
Quand les Arméniens écrasés
par la Catastrophe étaient sans voix, des hommes ont parlé pour
eux, ont publié des livres pour les défendre, ont donné
leur vie pour les aider à vivre. Aujourd'hui ces paroles, ces livres,
ces actions restent. Les hommes peuvent inventer des histoires un temps, ils
ne peuvent inventer l'histoire tout le temps. Le génocide arménien
n'est une fiction que pour ceux qui font de l'histoire une dissection de cadavre
amaigri, mutilé, éventré, gangrené, en oubliant
qu'il fut une femme enceinte, un enfant brûlé vif, un vieillard
décharné, une mère devenue folle, une jeune fille violée,
violée, violée mille fois… Mille fois depuis 90 ans, les
Arméniens sont violés dans leur chair. Et ces choses-là
mille fois ont été dites, écrites, transmises et ressassées,
mémorisées et archivées, les morts nommés, les
lieux désignés, les actes dénoncés…
Contre cette marée accusatrice nourrie
en permanence de témoignages directs, d'études scientifiques,
de conférences de toutes sortes, les Turcs n'ont eu à opposer
que des livres non scientifiques, des demi-vérités, des procès,
des ratiocinations, des propagandes, des faits sans commune mesure avec l'évidence
du vide dont ils ont été les artisans. Concernant le génocide
arménien, l'historiographie du négationnisme ne pèse
d'aucun poids sérieux au regard de celle qui constitue le génocide.
Aujourd'hui la Turquie est une forteresse
assiégée par les indignations de la conscience universelle.
Au sein même de cette forteresse, pas un jour où des articles
ne s'écrivent sur le génocide perpétré contre
les Arméniens. Et pas un Turc ou si peu pour se dire : Voyons voir…
Voyons voir… Tout Turc voulant s'informer peut le faire. L'éditeur
Ragib Zarakoglu aurait de quoi servir le moindre appétit de qui chercherait
à éclairer sa lanterne. Sans compter le livre Neige d'Oran Pamük,
les procès multiples qui se déroulent sous ses yeux… Tout
est là pour lui mettre la puce à l'oreille.
Hors de la Turquie, les jeunes générations
ayant appris la langue de leur pays d'accueil, que ce soit l'allemand, le
français, l'anglais, l'italien… ont l'embarras du choix pour
s'informer. Nul doute que certains le fassent. Nul doute que ces mêmes
se taisent auprès de leurs coreligionnaires. Or, le plus dur à
affronter est cette forteresse intérieure fondée sur la peur
qui empêche la vérité de secouer les murailles de la conscience.
Car le négationnisme est un obscurantisme et l'obscurantisme, s'il
est l'instrument d'un régime fasciste et autoritaire, ne résiste
pas aux coups de boutoir d'une démocratie fondée sur la libre
circulation des idées.
Il en découle que trop longtemps, le désir de comprendre a conduit
les Arméniens à porter l'accusation de négationnisme
contre le seul État turc. Avec les événements de Valence,
de Lyon, de Berlin, et dernièrement de Valentigney, nous avons tout
lieu de croire que les Turcs eux-mêmes, baignant dans tel ou tel pays
d'Europe, auxquels est donné le droit à l'information, demeurent
résolument imperméables à la vérité et
lui préfèrent le songe et le mensonge collectifs.
Nul n'est censé ignorer son histoire,
c'est une loi de la conscience. Et s'il vrai qu'il existe des Ragib Zarakoglu,
Ali Ertem, Yelda Özcan, Ayse Gunaysu, Fatma Goçek, Elif Shafak
ou Oran Pamuk, et d'autres qu'anime le même devoir de savoir, on peut
dire qu'ils représentent l'exception confirmant la règle absolue
de l'ignorance, de l'arrogance, de la foi en la force contre l'humanité.
Dès lors, oui, en tant qu'Européen,
j'accuse le peuple turc de vouloir ignorer son histoire et de refuser le risque
d'assumer les conséquences de la vérité, comme l'ont
fait et le font chaque jour Ragib Zarakoglu, Ali Ertem, Yelda Özcan,
Ayse Gunaysu, Fatma Goçek, Elif Shafak ou Oran Pamuk, et quelques autres.
Juillet 2006