Les illusions ethniques

Carpe, dessin de Louise Kiffer.



Le compte rendu sur Yevrobatsi d'un récent voyage de Didier Kalionian en Turquie, précisément à Istanbul, Sariyer et Bursa, a donné lieu à des commentaires comme jamais le site n'en avait reçu, tant par leur nombre que par leur diversité, leurs auteurs tantôt saluant la démarche, tantôt conspuant le traître. Le déchaînement encouragé par l'anonymat qu'il autorise, a été plus virulent et plus épidermique sur le forum des Nouvelles d'Arménie Magazine.

Didier Kalionian est un voyageur en quête de lui-même. (Précédemment, il avait fait son " voyage en Arménie " ; il se rend régulièrement à Berlin, connaît bien Lisbonne, a séjourné en Israël). Sa quête consiste à rencontrer la vérité d'un lieu susceptible de nourrir son identité ou de satisfaire son goût d'Europe. Il y cherche la source de sa mémoire autant qu'une inspiration pour son avenir. Ce n'est pas un voyageur qui voyage pour voir du paysage et s'abreuver d'exotisme, mais un homme en proie à la confusion des sentiments, en quête de cette petite révélation apte à déclencher chez lui un état mental plus lucide et plus inventif de soi. En ce sens, il ne peut tricher ni avec le monde ni avec lui-même. Aux illusionnistes de la chose arménienne, il a préféré l'antre du démon, à savoir cette Turquie qui n'en finit pas de dérégler ses comptes avec l'histoire, et plus précisément avec ses comptes de sang, comme si de rien n'était. N'ayant lui-même de compte à rendre qu'à son propre appétit du monde plutôt qu'à un groupe d'appartenance, Didier ne craint pas d'affronter le risque d'inverser ses certitudes les plus têtues. Obéir au principe de réalité au lieu de rester soumis au ronron communautaire. Car c'est là qu'est la vraie humilité : après avoir souffert la dissection mentale sous le bistouri du réel, consentir à livrer en pâture et aux quolibets le témoignage de sa conversion.

De fait, l'histoire commentée de ce voyage en dit long sur nous-mêmes, je veux dire les Arméniens de la diaspora française. L'agressivité dont Didier a été l'objet est révélatrice de l'image en miroir qu'il a donnée des uns et des autres. Tout à coup, chacun a senti le besoin de se prononcer, de conforter ses positions, de défendre son pré carré. Les maladresses d'expression qu'on a pu trouver ici ou là dans le texte de Didier, il est vrai, ont donné lieu à des feux d'artifice de répliques cinglantes, à des raisonnements souvent schématiques, à des débordements qui frisaient les hurlements de la hyène indignée. Pourtant, la chose est entendue : les morts sans sépulture de 1915, arméniens et autres, font partie d'une cause sacrée qu'on ne saurait enterrer d'un vol aller-retour à Istanbul. D'autant plus qu'il n'y a pas dans les propos de notre pèlerin du vivant et des morts un quelconque retrait sur cette question. Et quand bien même il y en aurait, sa conscience n'appartient qu'à lui et nous n'avons sur elle aucun droit. Mais l'angoisse de notre Arménien coureur de fond repose sur une question essentielle. Qu'est-ce qui empoisonne ma vie que je ne contrôle pas et qu'est-ce qui pourrait l'apaiser que je pourrais retenir ? Il ne faut y voir un quelconque égoïsme, mais une manière de se mettre à l'abri du chaos qu'entretiennent nos illusions. En ce sens, les rendez-vous de Didier avec l'Arménie hier, avec la Turquie aujourd'hui, relèvent en quelque sorte du voyage initiatique, celui qui vous ouvre les portes d'un dépassement vers une sagesse. Il n'est d'ailleurs pas inutile de constater qu'il s'inscrit dans la lignée des voyages en Turquie de Serge Avédikian, dont le film Retourner insiste non seulement sur l'idée de retour au pays où ont vécu ses grands-parents, mais aussi sur l'invitation à revoir ses préjugés, à rencontrer les usurpateurs (qu'ils soient innocents, naïfs, manipulés ou menteurs) de ces villages abandonnés de force par leurs habitants originels, sans pour autant céder sur l'essentiel, pour justement rappeler l'essentiel. Pour nos deux voyageurs curieux, que d'autres ont sans doute précédés et qui probablement feront des émules, retourner ne veut pas dire être " retourné " comme on le dit de quelqu'un qui trahit les siens. Simplement, ils ont choisi une voie impatiente plutôt que l'immobilisme tant l'urgence de la reconnaissance implique de travailler audacieusement et d'affronter le temps présent au lieu de fréquenter la parole qui invente à la longue ses propres chimères.

Tout voyageur qui revient du monde revient sur soi. Tout déplacement physique de soi entraîne un déplacement des choses dans une perspective plus équilibrée de leurs valeurs. C'est ainsi qu'il faut lire ce compte rendu de Didier, même si tout n'est pas fait pour nous convenir, si tout n'est pas écrit avec l'autorité qu'on en attendrait. Il n'empêche… Il s'agit d'une démarche profondément humaine en ce qu'elle tente d'évaluer dans l'ordre de l'humanité les priorités qui lui semblent impératives.

Par ailleurs, en critiquant les visites et les visitations de notre voyageur, nos assis lui dénient le droit de les inviter à rafraîchir leurs notions, tant sur les Turcs que sur eux-mêmes. Ils prétextent qu'un voyage ne fait pas tout connaître d'un pays, qu'il ne remplace ni l'étude par les livres, ni le sentiment hérité de l'histoire, ni l'expérience du vécu sur une longue durée. Il est vrai qu'un historien du siècle classique ne serait pas moins autorisé à parler de Louis XIV qu'un individu ayant vécu sous son règne. Et suffit-il de vivre en Arménie par exemple, pour réfuter à un Arménien de la diaspora le droit d'en parler avec pertinence ? Enfin, la longue histoire des violences entretenues entre les Arméniens et les Turcs ne joue-t-elle pas le rôle de phénomène grossissant, propre à déformer toute appréhension des uns par les autres et réciproquement ? Le voyage en Turquie de Didier Kalionian ne lui confère aucune autorité particulière sur ceux qui ne l'ont pas accompli. Et je doute qu'il ait cette prétention. Mais faut-il pour autant rejeter l'expérience d'un contact direct vécu par un autre que moi et qui viendrait nourrir mes propres interrogations ? On ne me fera pas croire qu'un voyageur au regard neuf, plus en éveil que celui d'un autochtone émoussé par l'habitude, aura moins de choses à m'apprendre sur un pays donné que celui qui en est resté à une vision livresque, sinon abstraite. Nos esprits critiques ont-il eu assez d'esprit quand ils ont cherché à enfermer Didier Kalionian dans une posture de rebelle infécond, impuissant à les ébranler dans leurs convictions, leurs arrêts, leurs verdicts ? Il n'empêche. Je préfère écouter celui qui a mordu dans une pomme en ce qu'il m'en dira plus sur la pomme que celui qui n'a vu la pomme qu'en image.

Or, le voyage de Didier me trouble dans la mesure où il déplace mes opinions, il défie mes idées, il affronte durement mes espérances et traduit mes certitudes en naïvetés.

Le seul tort de Didier Kalionian est d'avoir introduit un zeste de nuance dans le bastion de nos dogmatismes concernant les Turcs et la Turquie. Il reconnaît lui-même qu'il fut un temps où il doutait de la capacité des Turcs à produire des intellectuels capables de s'émanciper de la doxa nationaliste et de dire le génocide comme un fait indéniable de l'histoire. Et voilà qu'une femme turque (en l'occurrence Ayse Günaysu bien connue du site Yevrobatsi pour ses positions courageuses) lui sert de guide à Istanbul et le conduit dans des lieux arméniens. Il se rend à Agos, y rencontre par hasard Serge Avédikian, qu'il tient pour son initiateur à la réalité turque… Comme si Didier Kalionian amorçait ainsi une conversion du regard, celle-là même que ses contempteurs arméniens ne sauraient accomplir pour la seule raison que les Turcs seraient à leurs yeux inaptes à promouvoir une once d'esprit critique, inaptes à faire preuve de sentiments humains. Le voyage de Didier Kalionian aura eu au moins l'avantage pour lui d'admettre enfin que la société civile turque, en dépit des formatages de toutes sortes qu'elle subit, est frappée par la diversité, même si les instances idéologiques de la turcité continuent à récuser aux autres le droit de faire valoir leur identité culturelle au sein de la nation turque. C'est donc que l'enjeu démocratique de ce pays s'inscrit dans cette tension entre les tenants d'une Turquie monolithique et ceux qui voudraient la construire selon le principe d'une mutualisation des cultures. Tant que les Arméniens regarderont les Turcs comme une seule espèce ethnique où chaque Turc serait identique au même, possédant des caractéristiques dictées par leurs fantasmes de victimes, eux-mêmes hérités d'une tragédie faite de fureurs et de sang, ils ne donneront aucune chance à la cause qui leur tient à cœur, ni ne parviendront à évoluer dans leur intime vers quelque chose qui dépasse l'histoire. En réduisant les Turcs à une espèce animale privée de conscience, du type requins, barracudas ou autres prédateurs programmés pour le meurtre, les Arméniens d'aujourd'hui reproduisent le comportement des Jeunes-Turcs et de leurs acolytes qui consistaient à assimiler les Arméniens d'hier à des chiens et à des traîtres. Les frères Taviani ont préféré la nuance au manichéisme idéologique, disant que la compassion n'était pas du seul côté des victimes arméniennes, que l'aveuglement des bourreaux était proportionnelle à leur obéissance aux idées (en l'occurrence " la Turquie aux Turcs " ) et qu'un homme trahit son humanité dès lors que son devoir envers la nation devient crime. Chacun sait que durant la tourmente, des Turcs ont sauvé des Arméniens au péril de leur vie. Le seul exemple du maire de Malatia, Moustapha agha Aziz oglou, qui sera assassiné par son propre fils pour avoir protégé les chrétiens, suffit à dire que le Turc est un homme comme un autre.

Pour répliquer au prétendu angélisme de notre poisson migrateur qui, au grand dam des soupçonneux, déclare s'être senti heureux comme un saumon en pleine montaison au sein de la monstrueuse nation turque, nos vestales de service ont aussitôt sorti de leur tiroir un texte intitulé Être Arménien en Turquie. Son auteur, Hrant Dink, montrait à juste titre à quelles vexations, discriminations, humiliations était soumise sa vie quotidienne : subir le regard bizarre de l'officier d'État, trouver des textes anti-arméniens dans les manuels scolaires, entendre un ministre prononcer l'insulte " descendant d'Arménien " à la télévision, être obligé d'ajouter " prétendu " au mot génocide quand on vous interroge, ne pas pouvoir être un officier militaire, être effrayé comme une colombe, devoir crier qu'on est un Turc heureux dans une Turquie où tu n'as pas le droit à la parole… Ajoutons, aujourd'hui plus qu'hier, la peur de servir de bouc émissaire dans une société en proie aux courants de pensée les plus durs et les plus discordants, sans oublier le délire obsidional qui la mine en permanence.

Nul ne saurait mettre en doute l'existence malmenée d'un Arménien entouré de Turcs arménophobes en Turquie. Mais ce texte appelle des interrogations et donne à penser que ceux qui l'instrumentalisent afin de rééquilibrer le tableau idyllique de Didier Kalionian ont fait un choix ethnique, et pour le moins déloyal.

Car enfin, que dirait un texte qu'on aurait intitulé " Être Turc en Arménie " ? Je laisse à chacun le soin de laisser courir son imagination… Mais un tel texte, aucun Turc ne pourra l'écrire, aucun citoyen arménien d'origine turque, profondément turc, pour la raison qu'il n'y a pas de Turc de Turquie en Arménie et qu'il ne peut en exister. Pourtant, me direz-vous, des Arméniens d'Arménie vivent en Turquie, tant bien que mal, certes, mais ils y vivent ! Mieux, vous répondrai-je, certains y courent, s'y installent, s'y marient… Est-ce à dire qu'ils se sentent mieux en Turquie qu'en Arménie ? Comment se fait-il que des Arméniens d'Arménie préfèrent la démocratie turque à l'arménienne, quitte à subir quotidiennement vexations, discriminations, humiliations de la part des racistes, nationalistes et fascistes que la Turquie nourrit comme ses vers ?

Comme il y a des illusions d'optique, il existe des illusions ethniques. Les premières se forment quand l'image du monde qui s'imprime au fond de l'œil subit des erreurs d'interprétation de la part du cerveau. Comme si les mécanismes physiques de la vision étaient perturbés au point que le processus de restitution photographique du monde entrait en concurrence avec des flux de mémoire aptes à produire des constructions mentales fausses ou déformées. Le cortex visuel a beau répondre à une organisation générale commune à tous les hommes, les différences d'apprentissage et de vécu déterminent des sensibilités aux illusions, variables d'une personne à une autre. L'ethnocentrisme est si fort chez les Arméniens qu'il conduit nécessairement à déformer tout ce qui touche aux réalités identitaires. Vu par un Arménien arménolâtre, le fait turc subit des grossissements qui frisent la monstruosité autant que le fait arménien atteint à ses yeux des sommets inégalés dans l'ordre de l'excellence. Bien sûr, on peut constater le même phénomène chez un Turc normé et formaté turcophile dans la vision qu'il a de lui-même et d'un Arménien. (La parution en turc des poèmes de Sylva Kapoutikian ont à ce point étonné leurs lecteurs qu'ils n'auraient jamais cru les Arméniens capables d'écrire des poèmes d'amour, ni même d'éprouver ce genre de sentiment). Ces illusions ethniques sont entretenues en toute innocence par les journaux des deux bords qui fournissent à leurs lecteurs leur fourrage ordinaire de nouvelles propres à orienter l'opinion, tromper, tronquer, tricher. Au lieu de construire une conscience, ils dressent des murailles, mimant des indignations humanistes sans faire preuve de confiance en l'homme, au risque d'instaurer de nouveaux obscurantismes au sein des peuples qu'ils ont pour mission d'éclairer, de promouvoir des intégrismes de la cause nationale plutôt que de susciter des rencontres destinées à la reconnaissance des uns par les autres.

Ainsi, pour maladroit qu'il puisse être ici ou là, le texte de Didier Kalionian n'en est pas moins salutaire. Il participe de cette croyance que l'homme doit avancer dans son humanité en se débarrassant des illusions que lui a instillées le groupe où le hasard l'a fait naître. Didier n'a rien demandé à la vie, surtout pas le poids lourd d'un tragique héritage. Mais la vie lui demande de vivre en se voyant vivre avec pour mission de la sauver du merdier dans lequel son destin l'a conduit. La voie choisie en vaut une autre. À chacun de voir dans la sienne le reflet de sa propre conscience du monde.

 

Juin 2007

Yevrobatsi

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