Toute démocratie terroriste sera condamnée à mourir
de froid. Elle dépérira de l'effroi même qu'elle aura
entretenu du plus haut de l'échelle d'un État assiégé
par la vérité jusqu'au dernier de ses citoyens fanatisés
par la peur de l'autre, depuis sa création en république autoritaire
jusqu'à son ultime avatar en régime policier. Qu'une nation
fondée sur l'idéologie de la force s'affuble des oripeaux
de la démocratie sans en assumer les risques, et c'est la démocratie
même, par la voix des vrais démocrates, qui un jour ou l'autre
se retourne contre elle. Petites voix qui suffiront par contraste à
souligner de plus en plus l'énormité d'un mensonge institutionnalisé.
L'assassinat de Hrant Dink aura pour le moins montré
qu'il est tombé sous l'effet d'une conjuration des esprits aussi
imbus d'eux-mêmes qu'ils sont restés aberrés par un
délire obsidional. Pour reprendre l'argumentation de Taner Akçam,
ce sont les hauts fonctionnaires du gouvernement et ceux des services secrets
qui ont lancé les prémices de la chasse aux intellectuels
dont Hrant Dink fut le premier trophée. Ceux qui ont inventé
l'article 301 et ceux qui se firent l'écho d'un climat meurtrier
en sonnant l'hallali dans leurs articles de presse ou qui se sont rendus
complices d'une mort programmée de leur confrère par leur
silence. Sans oublier les universitaires à la botte qui ont hurlé
avec les loups contre ces " chiens " qui en voulaient à
leur identité.
Élucubrations d'esthète à claques,
me direz-vous. En réalité, que faut-il attendre d'un État
qui nie l'indéniable sinon qu'il entretienne secrètement les
mensonges de son histoire à tous les niveaux de la société
et par tous les moyens. Que faut-il attendre d'une " culture du lynchage
" ? Ce qui a tué Hrant Dink, c'est ce narcissisme ethnique qui
compense par la violence de l'intimidation, du cri et du meurtre une fragilité
politique de jour en jour plus manifeste. L'idéologie de l'intolérance
finit toujours par se mordre la queue.
Au temps du sultan, on a débarrassé Constantinople
de ses chiens en les transférant sur une île où ils
se sont entredévorés. Après tout, ce n'étaient
que des chiens, de vrais chiens à quatre pattes. Mais le massacre
des animaux annonce le massacre des hommes. Au temps des Jeunes-Turcs, tout
a commencé par le meurtre des intellectuels arméniens vivant
à Constantinople. Après tout, ces Arméniens, ce n'étaient
que des " guiavours " , des chiens à deux pattes. Aujourd'hui,
ce sont les intellectuels turcs eux-mêmes qui quittent le pays. Ce
sont les intellectuels turcs qui ont peur parce qu'ils sont pris en chasse.
Si la Turquie perd ses intellectuels, elle sera un désert du cœur
et de l'esprit. Le cœur ni l'esprit ne trouveront de terreau européen
pour naître, croître et prospérer. Chacun sera fait à
l'image de l'autre, le moi ne sera qu'un produit du nous, l'un sera le reflet
de tous et inversement. Aucune place ne sera accordée à la
pensée individuelle, libre et heureuse. L'étouffoir règnera
plutôt que la flamme.
L'espace qu'une société offre à ses intellectuels en
dit long sur l'état mental de cette société. Les intellectuels
sont le baromètre des libertés telles qu'elles sont vécues
par un peuple donné. Si leur voix doit s'exprimer sous la menace
de quelque épée de Damoclès que ce soit, article 301
ou complot, censure ouverte ou sournoise, climat de terreur ou de surveillance,
leur seule issue est de se faire entendre depuis des lieux plus sereins.
Hrant Dink était l'un des derniers à parier qu'il fallait
être dans la gueule du monstre pour pouvoir sinon le terrasser, du
moins lui faire entendre raison. Sa mort a été un avertissement
pour Oran Pamuk, déclencheur malgré lui d'un vaste séisme
culturel et créateur avant tout, fuyant temporairement une situation
de harcèlement et d'intranquillité permanente pour continuer
son œuvre. Aujourd'hui, les intellectuels turcs se partagent entre
ceux qui ont décidé de rester dans la gueule du monstre comme
l'éditeur Ragib Zarakoglu, l'avocate Eren Keskin, ex-présidente
de la branche d'Istanbul de l'association de droits de l'homme, Erol Önderoglu,
représentant de Reporters sans frontières, Ayse Günaysu,
(qu'on me comprenne si je ne puis les citer tous), et ceux qui ont choisi
de vivre hors de la Turquie pour porter leur contestation sur la chose turque
comme Yelda Özcan, Taner Akçam, Fatma Goçek (et qu'on
me pardonne si je ne puis les citer tous eux aussi).
Certes, une démocratie mettra tout en œuvre
pour protéger ses intellectuels dans le cas où ils seraient
menacés. Une démocratie terroriste aussi. Avec cette différence
que le protégé pourrait soupçonner de la part d'un
État dur qu'il ne lui accorde qu'une protection molle, purement formelle,
histoire de faire bonne figure et d'intégrer le cercle des grandes
démocraties du monde. En d'autres termes, il n'est pas dit que la
protection dont vont bénéficier les intellectuels turcs soit
vraiment " protégeante " et il est tout à fait compréhensible
que certains, parmi ces intellectuels, aient fait le choix de vivre ailleurs.
Ainsi donc, en faisant le jeu des tenants d'une culture du repliement sur
soi, le gouvernement a choisi de figer le peuple turc dans une idéologie
que tous les États du monde montreront du doigt. L'équilibre
instable dans lequel ce gouvernement se trouvera au sein des grandes instances
internationales en raison du manque de crédibilité et de considération
dont la Turquie fera l'objet sera dommageable pour son avenir même.
Combien de temps l'État turc pourra-t-il maintenir une idéologie
fondée sur la pureté identitaire tandis que les appels extérieurs
ne cesseront de la contrarier, sinon de la remettre en cause ? Combien de
temps la Turquie devra-t-elle frapper à la porte de l'Europe sans
jamais ouvrir la sienne aux valeurs de la modernité, de la transparence
et de l'humanisme ?
Car ce n'est pas seulement l'État qui a incarné la haine de l'Autre par les massacres hamidiens, le génocide de 1915, pas seulement le négationnisme de la République turque incarné par le meurtre de Hrant Dink. Non, ce n'est pas l'État, mais un état d'esprit.
Février 2007