Publié le : 12-08-2006
Ma cousine en rêvait. Elle en rêvait tellement qu'elle avait dû
passer devant la vitrine et repasser plusieurs fois jusqu'à se fabriquer
une obsession propre à lui ronger le cerveau. Elle s'y voyait. Le pied
dans cette chaussure, elle voyageait dans toute l'Europe, arpentant les trottoirs
de Paris, de Rome, Madrid, Avignon… Elle qui ne connaît que les
trottoirs de son quartier quand elle se rend comme à un bal d'éternelle
débutante à son travail de repasseuse, au marché des
odeurs nationales et des appels commerciaux, ou chez sa sœur mariée
à trois enfants. Ces chaussures sont pour elle les ailes de l'aventure.
Du haut de ses hauts talons, elle se voit être vue comme une élégante
planant au-dessus des réalités. Mais le sol est lourd. Le sol
crisse comme la terre que les hauts talons des femmes écrasent à
vif. Le sol claque sous les coups durs du fer à cheval. Et le corps
haut perché tangue, se cabre, se courbe intérieurement tandis
que la volonté de la belle l'oblige à rester droit, à
demeurer digne, à garder le maintien racé dans un décor
de déglingue qui lui fait injure constamment. Car ce pays qui vend
de ces chaussures européennes, échantillons d'Europe à
des rêveuses en mal d'exonirisme, que n'a-t-il asphalté ses trottoirs
pour rendre la démarche mesurée, magnifique, douce comme le
velours d'un grand hôtel et lisse comme le tapis d'un podium où
défilent des femmes porteuses des modes futures et des rêves
d'un vivre idéal et voluptueux. Qu'est-ce qu'une ville si elle ne tend
à se construire pour le corps des gens qui l'habitent, pour leurs yeux,
pour leur nez, pour leurs pas ?
Erevan for rêveurs/Erevan for ever