Publié le : 05-08-2006
Avenue Gomidas, je marche… quand tout à coup, mes yeux percutent
des Blancs plus blancs que nos Arméniens blancs. Des Blancs couleur
lait, quoi. Ce n'est pas pour rien qu'on appelle ces Russes exotiques des
Molokones. Je les regarde comme des bêtes de zoo lâchées
dans un monde de fauves. Je suis tellement étonné que mon étonnement
étonnerait tout homme normal vivant normalement dans un pays normal.
Et pourtant je viens d'un pays normal. Étonnant non ? Je viens d'un
pays où les hommes à peau blanche côtoient normalement
des hommes à peau noire et inversement. Et si je m'étonne au
spectacle d'hommes blancs plus blancs que les Arméniens blancs, c'est
bien qu'à mon tour ce pays m'a dénormalisé. C'est qu'en
Arménie, contrairement à tous les autres pays du monde, la partition
ethnique se joue sur un piano dont les touches sont exclusivement blanches.
Oui, ailleurs, les blanches alternent avec les noires. Mais pas en Arménie
où l'on vit entre soi. En Arménie, l'autre est toujours pareil
au même. C'est tout juste si l'on y côtoie des gens dont la peau
est plus foncée que celle de la norme nationale. Et si les peaux indiennes
sont tolérées, c'est qu'elles ne sont ni tout à fait
noire, ni tout à fait blanche, comme est la peau du paysan arménien
cuivrée par le soleil. D'ailleurs, chez les Russes en Russie les Arméniens
sont dits tchorni (noirs). Car il n'y a que les hommes pour qui être
moins blanc que blanc, c'est déjà appartenir à une catégorie
inférieure. Pour un esprit raciste, le blanc et le noir ne sont pas
des couleurs moralement équivalentes. On a vu un peintre sa vie durant
décliner tout le spectre du noir, rien que du noir. Les hommes n'ont
pas compris que sans lumière, les couleurs ne sont rien. Si l'esprit
ne vient pas au mariage du blanc et du noir, à quoi bon ? Guernica
n'est pas seulement un tableau antiraciste, mais le drap souillé de
matières amoureuses où se lit l'éclair du spirituel.
Les Arméniens sont à ce point écrasés par le trauma
du génocide que leur inconscient répugne à tout contact
avec l'étranger. La peur que l'autre les trompe a engendré conjointement
un excès de narcissisme ethnique. Et je comprends pourquoi après
quinze jours d'Arménie, le besoin me prend de retrouver le monde.
Erevan for rêveurs/Erevan for ever