Erevan for ever (36)

juin 2008

Pestilentiel. Providentiel


Le moins qu'on puisse dire est que, ce 20 juin à Erevan, la première manifestation interdite et tolérée depuis les événements tragiques du 1er mars dernier, malgré les mises en garde, les arrestations politiques et les intimidations de tous ordres, n'aura donné aucune impression d'essoufflement, de lassitude ou de démobilisation. Bien au contraire, l'ambiance des meetings de l'après élection semble avoir décuplé en intensité. La même rage de vaincre aura dominé l'ambiance générale malgré la forte présence policière conspuée par les manifestants.

(Pour l'anecdote, depuis les événements du 1er mars dernier, la Place de la Liberté avait curieusement perdu son banc public en demi-cercle qui permettait aux badauds de se reposer, aux mamans de surveiller leur progéniture en train de jouer, aux amoureux de s'énamourer à loisir. Il faut dire que, durant l'ère Kotcharian, cette place aura subi des transformations de pure politique camouflées en modifications de l'espace urbain. Les grévistes de la faim qui dressèrent des tentes à l'époque où Arkadi Vartanian tenait meeting sur cette place avaient aussitôt donné des idées aux autorités pour urbaniser entièrement la figure de ce lieu géométrique le plus politisé de la capitale. On autorisa l'installation de cafés en plein air et la mise en place d'un trottoir accompagné de ce fameux banc. De sorte que les grévistes de la faim d'aujourd'hui (19 juin) auront dû se coucher sous les arcades de l'avenue du Nord avant d'être aussitôt évacués. Quant à la Place de la Liberté, elle a été occupée par d'imposantes installations de jeux, transformée en piste cyclable, etc. alors que les statues de Toumanian et de Tamanian ont été grossièrement circonscrites par des échafaudages de fortune afin de dissuader d'éventuels agitateurs de drapeaux. De toute façon, ce 20 juin, l'ensemble de la place a été bouclée par une chaîne de policiers harnachés jusqu'aux dents, mais non sans ridicule chaussés de leurs souliers ordinaires.)


18 heures, c'est la foule des grands meetings qui a envahi les pentes du Madénataran, à l'exception de l'avenue Goryun dans sa jonction avec l'avenue Machtots, protégées par des cordons de policiers. Ce sont certainement les plus durs des opposants qui sont ici présents, ceux que les discours menaçants proférés par la télévision officielle n'ont pas dissuadé de se montrer. Ce sont des hommes et des femmes de tous âges unis dans la même conviction démocratique d'une volonté de changement. Combien sont-ils ? 50 000 selon les uns, quelques milliers selon les autorités. Toujours est-il qu'ils ont là. Mais il est certain que si tout avait été mis en place pour permettre à l'opposition de se réunir normalement, les manifestants auraient été plus nombreux. Toute une frange de sympathisants manque à l'appel : les tièdes, les peureux, les indécis, les allergiques à Lévon Ter Pétrossian…

Tout à coup une fièvre s'empare de la foule… Il arrive ! Il arrive ! Les têtes se tournent vers un mouvement d'hommes se dirigeant vers le Madénataran. Précédé de ses gardes du corps, Lévon Ter Pétrossian, costumé, ravaté et souriant, avance de son pas de tous les jours. On scande autour de lui : Baykar ! Baykar ! Mintchev vertch … Un gamin juché sur des épaules agite un drapeau tricolore. Un car de police s'arrête sur l'avenue Goryun et c'est aussitôt des cris et des sifflements contre la troupe qui en descend.


Le discours de Lévon Ter Pétrossian se fera longuement attendre. Que dira-t-il, en substance ?

Qu'aujourd'hui des héros de la nation arménienne sont emprisonnés par des criminels qui tôt ou tard devront rendre des comptes pour leurs crimes…

Que l'absurdité est telle qu'en Arménie, il n'y aurait pas de prisonniers politiques pour la bonne raison qu'il n'y a aucune loi concernant les prisonniers politiques, comme si on disait qu'il n'y a pas d'oiseaux en Arménie sous prétexte qu'il n'y a aucune loi les concernant…

Qu'aujourd'hui, des gens sont au-dessus des lois, qui rançonnent les patrons de magasins…

Que 10 à 20% de la population arménienne serait soumise à des pressions morales ou inhumaines, transformant le pays en un véritable chaudron prêt à sauter…

Qu'il n'est pas convaincu que le pouvoir veuille sincèrement éclaircir les circonstances des événements tragiques du 1er mars comme il n'a pas cherché depuis dix ans à le faire concernant la tuerie du 27 octobre…

Que Robert Kotcharian doit être jugé pour ses actes…

Que Serge Sarkissian, qu'il peut tutoyer comme un ancien camarade, pourrait régler la crise que traverse le pays en un seul jour s'il acceptait de se mettre à table pour discuter, tant il est vrai qu'une opposition de cette envergure empêchera toujours le pouvoir de s'exercer normalement…

Qu'aujourd'hui l'Arménie est partagée entre un pouvoir illégitime et une importante partie de la population qui ne lui accorde aucune confiance…

Qu'étant donné que la crise est partie des dernières échéances électorales, pour la résoudre il conviendrait de mettre en place de nouvelles élections…

Lévon Ter Pétrossian conclut en appelant Serge Sarkissian à accomplir des pas positifs, sachant que cette opposition ne doit pas être considérée comme l'ennemie du peuple arménien.


Je prends un taxi pour rentrer. J'aime parler avec les chauffeurs de taxi. Ils sont pour moi le pouls du peuple. Mais celui-ci me demande aussitôt ce que je pense de tout ça… Il attaque d'emblée les Karabaghtsis comme la cause de tous les malheurs du peuple arménien. D'ailleurs, sont-ils des Arméniens ? Il s'est battu au Karabagh et serait prêt aujourd'hui à le rendre, dit-il avec un geste de dégoût… Mais quoi ? Quelle partie ? A ses yeux, les Karabaghtsis auraient pillé le pays. Ce sont des fouteurs de merde. Pour preuve, sa propre famille dont un des frères a épousé une fille de là-bas, qui aurait été la cause de son éclatement. Il n'aime pas Lévon Ter Pétrossian. C'est lui qui aurait vendu le pays, initié les fraudes…

Alors quoi, Lévon Ter Pétrossian ? Pestilentiel ou providentiel ?

L'Arménie n'est pas seulement au bord de la crise de nerfs. Les haines interarméniennes puent aujourd'hui comme un avant-goût d'une révolution par le sang.

Photographie : Denis Donikian

 

 

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