Malgré toute leur bonne volonté, les observateurs étrangers auront parlé favorablement de ces élections, qui n'auront rien vu et rien entendu, ou si peu, ne connaissant ni l'arménien ni… l'Arménien. Ils auront été la risée des rusés. C'est qu'en l'occurrence, l'Arménien peut être un magicien de la fraude. Que n'étaient-ils présents, ces observateurs, au moment du dépouillement de bulletins quand, dans certaines commissions majoritairement pro-Serge Sarkissian, des bulletins favorables à Lévon Ter-Petrossian étaient lus comme favorables à son adversaire. Quand certains bulletins pro-Ter Petrossian comportant un V dont la deuxième branche était trop petite étaient considérés comme nuls, contrairement au règlement qui stipule que c'est l'intention de l'électeur qui prime sur toute autre considération. Mais pour rester dans la norme du pays, la même opération aurait eu lieu dans l'autre sens. Ne parlons pas de la rumeur rapportée par " Haykakan Jamanak " (N° daté du 22 janvier) selon laquelle des billets de 5 000 drams auraient été distribués dans le district de Malatia-Sebastia à des électeurs pour qu'ils votent en faveur de Serge Sarkissian, que les marchands ont reconnus comme des faux. Le même quotidien rapporte qu'on aurait usé de la force dans le district d'Erebouni tenu le maire douteux Mher Sedrakian. Armen Martirossian et Jarouhie Postanjian, députés du parti " Héritage ", témoins d'un bourrage d'urne, auraient été battus par les forces de police jusqu'à ce qu'ils quittent le bureau de vote. Loussiné Barséguian, journaliste au quotidien " Haykakan Jamanak ", témoin de ce différend, a été frappée par un " acolyte " du maire de ce district pour lui arracher son appareil de photo.
On aurait mauvaise grâce à jeter la pierre aux observateurs étrangers. Leurs missions comportaient des limites qui étaient déterminées par leur nombre, leurs compétences et leur volonté d'être positifs à tout prix. On ne peut impunément porter la critique sur les affaires d'un voisin, fût-ce avec son consentement, sans tenir compte des efforts accomplis. Ces observateurs avaient un double devoir, de juger les élections arméniennes et d'engager l'Arménie à faire mieux. Le premier principe pédagogique est de produire des compétences en faisant fructifier par l'encouragement le moindre élément positif. En ce sens, les efforts des observateurs ne seront pas vains, qui font bénéficier les Arméniens de leur expérience. Ils savent qu'ils triompheront des imbéciles quand le respect de l'autre et de son choix entrera dans les habitudes et constituera le socle de la vie démocratique en Arménie. Car ces observateurs ne pouvaient agir que sur les aspects formels du processus électoral, à savoir la campagne et les urnes. Leur échappaient toute la cryptographie du choix individuel et des influences qui le constituent. Pouvaient-ils exercer une action positive sur les modes de chantage et de vénalité, d'autocensure, de menaces, de peurs, d'absence de conscience civique qui ont pesé sur l'orientation finale des individus ? On aura beau dire, le pouvoir a joué sur l'obscurantisme démocratique des Arméniens pour gagner ces élections. La crise de confiance dans laquelle se trouve aujourd'hui l'Arménie est de la responsabilité des régimes précédents qui n'ont pas suffisamment engagé un véritable réarmement démocratique des Arméniens après les 70 années de soviétisme. Il leur incombait de développer une culture radicale de la démocratie, fondée sur la critique des institutions sitôt qu'elles deviennent cause de stagnation aux dépens des libertés civiques et des libertés économiques. Il est vrai que l'état de guerre dans lequel se trouve l'Arménie n'autorisait pas qu'elle s'engage dans l'esprit de contestation, au risque de conduire à des instabilités dangereuses. Mais une démocratie conduite avec sincérité aurait probablement obligé les hommes au pouvoir à plus d'efficacité et plus de transparence vis-à-vis des gens. De fait, ces élections, réussies pour ceux qui voulaient les gagner, sont des élections ratées pour l'ensemble des Arméniens. Elles ont installé ce manque de confiance qui est une des maladies infantiles de la démocratie. La vie en Arménie ne se rêve plus, elle se résigne à vivre.
Je ne voudrais pas prendre le risque d'être injuste en ne mentionnant pas ces Arméniens qui irriguent les formes de contre-pouvoir en Arménie, à savoir les journaux, les associations de femmes et autres ONG locales destinées à instaurer plus de transparence dans un pays plombé par la vieillerie soviétique, une mentalité de la survie et une culture du réseau et des affaires. Concernant ces élections, les Arméniens ont dépêché des observateurs dans tous les bureaux de vote. Pas seulement des observateurs désignés par leur parti, mais des observateurs neutres, comme ceux émanant de l'association Transparency, sollicités par ailleurs pour d'autres élections dans d'autres pays. Cette fois encore, ils ont sillonné l'Arménie pour dire la règle et faire respecter le règlement. Leur vocation, la plus belle et la plus inlassable, consiste à instaurer la confiance démocratique dans un pays en perdition.
Les Arméniens sont étonnants. Hier, durant ma tournée des cousins et cousines, l'une fait montre de scepticisme ironique à l'égard des contestataires de l'Opéra, signant d'une moue narquoise son vote pour Sarkissian. Interrogée sur l'école où va son enfant, la voilà qui s'anime, s'enfièvre et s'insurge contre un système de chantage où les maîtres vendent les notes contre des cours particuliers. (Une autre cousine m'aura fait la même remarque. Et une autre, et encore une autre). Si j'ajoute que son mari a dû s'exiler un an pour travailler en Russie, que c'est grâce à l'argent de la diaspora que l'école de son fils vient d'être remise à neuf, qu'est-ce qui pouvait obliger cette mère de famille à approuver un système qui a perverti l'éducation, qui la vole, qui n'offre aucune assurance de travail et qui reçoit l'argent des autres, fussent-ils des frères, pour engraisser les affairistes au pouvoir avec l'argent public ainsi épargné ?
Place de la Liberté, 25 février. Lévon Ter-Petrossian lance aux étudiants : " En 1981, cette place a joué le rôle d'université pour ma génération. Maintenant, cette place est l'université de la jeunesse et des étudiants. Il s'agit d'une nouvelle société. Non pas celle du " charjoum " de 88. En 88, ces idées qui sont aujourd'hui largement répandues n'appartenaient qu'à une poignée de personnes. Il faut dire qu'étant donné que nous n'avions pas eu d'Etat durant plus de 1 000 ans, au début de 88, ceux qui avaient une conscience politique se comptaient sur les doigts de la main. Ceux qui savaient ce que signifiait la liberté et le sens du marché étaient à peine au nombre de dix ou quinze. Ce nombre s'est développé et en trois ans l'université a donné ses fruits. Mais à partir de 98, ces valeurs se sont perdues. Les gens sont devenus indifférents, certains se sont désintéressés de la politique. Mais celui qui s'éloigne de la politique n'est pas en mesure de juger selon les normes de l'Etat. Celui qui le fait, c'est le militant libre et citoyen. Depuis trois ans, grâce à vous, nous avons réussi à mettre en place une nouvelle société qui, si on la compare aux dix personnes de 88, s'est développée au point d'appartenir aujourd'hui à des dizaines, sinon des centaines de milliers d'individus. Et cette nouvelle conscience ne peut en aucune manière supporter la dictature de ces dix dernières années. Serge Sarkissian n'est pas en mesure de dominer cette société nouvelle. Et désormais plus personne au monde ne pourra dire que les Arméniens se soumettent à un régime comme celui mis en place par Serge Sarkissian et Robert Kotcharian. Aujourd'hui le moteur de cette société nouvelle, c'est cette jeunesse, ces étudiants qui représentent la première génération de la république indépendante d'Arménie. Je veux m'adresser aux étudiants : tout dépend de vous, résistez une ou deux semaines encore, n'allez pas voir vos professeurs, vos professeurs, c'est la Place de la Liberté, car dans une ou deux semaines, vous vivrez dans un nouveau pays, dans un pays libre, un pays fier, un pays digne… Grève des cours ! Grève des cours ! Grève des cours ! "
Parlant à la télévision, Razmik Davoyan plombe sa chute de poète ailé, qui s'offusque des salissures laissées sur la Place de la Liberté par les manifestants qui y campent. Propos de poète sédentaire accusant les esprits nomades de souiller la terre qui sert à son sommeil démocratique.
Deux amis intellectuels s'effraient de voir s'instaurer par les partisans de Lévon Ter-Petrossian un neo-fascisme de type sournois qui vous jette du traître à la figure si vous n'êtes pas des leurs. L'un d'eux se demande s'il pourra écrire aussi librement qu'il le fit sous Kotcharian. L'autre affirme que des amis de longue date commencent à tourner la tête pour l'éviter… comme s'il était la peste en personne.
Aujourd'hui 26 février 2008, il semblerait que les manifestations de la Place de l'Opéra soient en passe de gagner la bataille. En effet, la veille, Lévon Ter-Petrossian avait exhorté les étudiants à tenir bon encore quelques jours, promettant qu'ils allaient recueillir les fruits de leur persévérance. Plus qu'hier, les manifestants donnaient l'impression de dégager une confiance d'autant plus contagieuse qu'ils s'en prenaient aux manifestants de l'autre bord à qui on avait expressément " demandé " de venir pour occuper la Place de la République où Serge Sarkissian a lancé un appel à respecter les urnes et à se mettre au travail. Or, de la Place de la République à la Place de la Liberté, il n'y a qu'un pas que les manifestants de commande ont vite fait de franchir pour aller grossir les rangs des pro-Lévon. Ironie du sort, l'avenue du Nord qui symbolise le règne de Kotcharian aura servi de voie d'épanchement, pour ne pas dire de voie d'eau, pour toute une population trop longtemps manipulée et qui vient de faire sa véritable conversion démocratique. Toute la différence était là, dans ces drapeaux pro-Sarkissian jetés dans les caniveaux et dans les poings levés en chœur spontanément sous les cris de Lévon ! Lévon ! Lévon ! Reste à savoir de quoi demain sera fait.