Février 2008
Au premier jour de mes premiers pas sur les trottoirs gelés d'Erevan, l'Arménie m'a offert une petite tape sur le flanc gauche de mon corps au moyen d'une chute inopinée. Bienvenue sur la terre matrie.
Le temps n'est pas aux liesses pré-electorales.
Rien à voir avec la démocratie festive à l'américaine
telle qu'on la voit aujourd'hui mettre le feu aux démonstrations d'artifices
qui accompagnent le sérieux de la campagne présidentielle. Pour
déplorer le concert de ressentiments qui accompagne celle d'Arménie
aujourd'hui, ma cousine rappelle qu'à l'époque des soviets,
les jours de vote, chacun faisait ce qu'il avait à faire le cœur
léger. Après tout, si les gens n'éprouvaient aucun besoin
de rien changer à l'état d'un pays qui leur assurait gîte
et couverts, travail et loisirs, au prix d'une liberté limitée…
Maintenant tout est crispé, fripé, pipé d'avance. Les
paroles puent la hargne autant que la résignation, le désir
de vivre mieux se mue vite en impuissance. En ces grands froids de février,
jamais neige sur les arbres et les toits n'aura été plus tristement
rivale des boues qui couvrent les rues et les chemins. C'est que les enjeux
sont lourds. La démocratie est dynamitée en sourdine. Les hommes
au pouvoir mentent ouvertement sur les écrans de télévision,
obligeant les rebelles à des alliances stratégiques, des déclarations
populistes et des anathèmes, faute de pouvoir atteindre ces ambitions
de justice qu'on est en droit d'espérer pour un pays en proie aux mille
et une servitudes.
On me dit, de source autorisée, que le chauffeur de la première femme d'Arménie, Bella, ayant proclamé auprès d'amis sûrs qu'il cesserait cette fois de donner sa voix au successeur du président, fut mis à pied sans autre forme de procès.
De fait, les voisins et les cousins s'interrogent sans pudeur : " T'es "serjakan" (comprendre partisan de Serge Sarkissian) ou "levonakan " ( partisan de Lévon Ter-Petrossian) ? "
En signe d'allégeance, on affiche la tête de Serge Sarkissian, l'homme du président. Hôtels, magasins, bâtiments divers… L'œil est sur vous. Un œil de chat samouraï. Ça vous regarde, ça vous perce, ça vous domine… De sorte que l'effigie de Serge placé au sommet du plus haut bâtiment à l'entrée de la rue du Nord domine narquois les meetings des "levonakan". Mais l'homme n'est pas un donneur d'enthousiasme. Il en appelle au peuple alors que le peuple sait. Il couvre de promesses celles qu'il n'aurait pas tenues. Il masque à l'aide d'un vocabulaire mythologique les impérities de son gouvernement et les maffioseries de sa clique comme la neige qui noie les aspérités du sol. Un chauffeur de taxi outré par les diableries des hommes au pouvoir m'assure que ses meetings sont composés d'hommes et de femmes qu'on aurait soumis à un chantage, alors que ceux de l'opposition seraient mus par la sincérité et un réel désir d'avenir. Une voisine des cousins raconte qu'on l'a obligée à remplir les rangs des manifestants à un meeting en faveur de Serge Sarkissian. De la même manière, on aura forcément invité Armen, le fils d'une autre cousine, 15 ans, 1,75 mètre, à porter du drapeau. Une autre personne, institutrice, rencontrée à l'anniversaire dudit Armen, raconte qu'elle a dû s'inscrire sur une liste présentée par le directeur pour qu'elle vote Serge. Ainsi, tous les administratifs vont devoir s'exécuter. La peur de perdre son emploi comme au temps de soviets subsiste. La peur, plus forte que la libre expression de la citoyenneté par les urnes.
Erevan for rêveurs/Erevan for ever