Publié le : 20-05-2007
Avant même les élections, on
m'affirmait qu'elles ne seraient entachées d'aucune fraude, les partis
au pouvoir ou proches de lui étant assurés de remporter le maximum
de sièges pour avoir fait en amont le nécessaire auprès
des électeurs, soit par le chantage, soit en achetant des voix sur
la naïveté des gens victimes d'un obscurantisme politique largement
entretenu, sur la pauvreté des plus pauvres et la désespérance
des plus déshérités.
Les candidats à la députation
promettent de refaire les routes alors que ce genre de travaux relève
des seules compétences de la municipalité.
Piéton, prends garde à toi
en traversant une rue ! Traverser une rue en Arménie équivaut
à nager dans un fleuve dont le courant serait puissant, anarchique
et imprévisible. L'instinct de conservation y est fortement sollicité.
C'est que les voitures n'ont d'autre rôle que celui d'avancer à
tout prix. Passer d'un bord à l'autre d'une avenue suppose de se munir
d'une couronne d'yeux de manière à balayer tout l'espace sur
360°. Tout carrefour est un centre d'affolements où chaque voiture
se meut comme une hystérique hantée par l'idée fixe de
vouloir dévorer la route et tout ce qui s'y trouve. La voiture se considère
d'autant plus propriétaire des rues que le piéton peut s'estimer
prioritaire de la portion congruë qui lui reste en proportion.
La loi a beau interdire aux députés
de cumuler des fonctions de chefs d'entreprise et d'hommes politiques, ceux
d'Arménie se sentent d'autant moins empêchés de faire
leur business qu'ils bénéficient du parapluie de leur immunité
parlementaire.
La législation arménienne en vigueur relative
aux élections autorise au minimum deux personnes habilitées
et pas moins pour procéder au dépouillement des bulletins de
vote.
De pays d'usines (plus de 700 à l'époque soviétique),
l'Arménie est devenu un pays de boutiques de luxe. On a tellement déprolétarisé
ce peuple qu'il se cherche dans les espoirs trompés d'élections
trompeuses.
Le fameux vernissage qui plaît tant aux touristes avides
d'acheter un " souvenir " est la démonstration que ce pays
n'a rien fait pour créer des usines et assurer le pain quotidien des
personnes. L'Arménie est un pays merdique de la démerde généralisée,
les dirigeants y font de la grande politique, de grandes affaires, de basses
besognes et laissent le peuple livré à lui-même.
Qu'est-ce qu'un " souvenir " qu'on achète
au vernissage, sinon un concentré de désespoir qui force les
gens à s'inventer des talents d'artisans et de vendeurs, à mendier
le bon vouloir d'un étranger de passage qui chemine parmi leurs rangs
comme un maître distribuant sa manne au gré de sa curiosité
ou décidant de donner de quoi vivre, de quoi vivre mieux ou vivre plus
à l'heureux élu ? Quoi de plus pathétiques que ces discussions
entre marchand et client, où l'un déploie toutes les tactiques
de la persuasion, accepte toutes les concessions jusqu'à la limite
où sa dignité en souffrirait, et l'autre toutes les formes de
résistance, de méfiance jusqu'à la limite où sa
dignité étant sauve, il consente à céder à
son plaisir de consommateur ?
Le tsunami du parti républicain au
pouvoir, qui a dévasté la conscience des démocrates,
est une supercherie de plus à mettre à l'actif des dirigeants.
Ils sont arrivés à faire passer aux yeux des Européens
leur prostituée pour une vierge, leur baron pour un honorable monsieur.
S'ils ont suivi de près le déroulement des élections,
présents lors des comptages des voix, où étaient-ils,
nos puérils observateurs, à l'instant même où furent
décidés en haut lieu les résultats devant être
proclamés à la télévision ? Leur mission s'est
terminée au moment où commençait celle des fraudeurs
dans la phase finale et officielle de ces élections manipulées
avec une maestria dont un Occidental n'a pas idée. En les gavant de
promesses, on a pris pour des oies ces Arméniens, surtout ces victimes
de la grande misère des campagnes, qui ont cru opportun de vendre leur
voix pour une poignée de trams, quitte à se plaindre d'un gouvernement
qui les tue, les viole, les trompe, les plie, les oblige à la mendicité
ou à l'exil pour se vendre comme esclaves, à la prostitution,
au commerce de leur âme, malléables et aliénables à
merci et qui ne savent pas que le vote est un acte secret, libre, ne souffrant
ni d'être acheté ni d'être télécommandé.
J'ai mal à ma diaspora. J'ai honte de son inertie devant l'extrême
misère politique dans laquelle on plonge chaque jour les Arméniens
d'Arménie. J'ai honte qu'elle n'ait pas honte. J'ai honte que sa préoccupation
" génocidaire " là-bas, toute légitime qu'elle
puisse être, donne le champ libre à ceux qui jouent aux démocrates
pour ne rien changer au cauchemar quotidien des gens. Honte de ces Arméniens
qui voyagent en aveugles et s'en retournent chez eux aussi muets qu'ils ont
été sourds à la plainte profonde du pays. Que n'ont-ils
eu honte de ces rues déformées qui déforment l'âme.
Honte de ces immeubles dont les entrées sont des éventrements
que traversent les vents glacés, les chaleurs brûlantes, où
stagnent l'odeur des ordures, où nichent d'horribles obscurités,
où aucune mère arménienne de la diaspora n'oserait donner
à voir ça à ses propres enfants. Honte de ces buildings
en construction au centre ville qui sont autant de témoignages d'indifférence
envers ces éternels mal logés qui hantent des habitations en
mal d'être humanisés un jour. Honte que plus on construit haut,
plus on écrase fort. Honte de ces palais édifiés par
des lions, qui n'ont pas honte de côtoyer des logements faits pour des
rats. Honte de ces voitures de luxe par lesquelles les uns écrasent
ostensiblement de leur réussite l'échec des autres. Honte que
l'impudique arrivisme soit attentatoire à la dignité des laissés
pour compte d'une société vouée au modèle yankee.
Honte que les Arméniens, ici comme en diaspora, se cannibalisent mutuellement,
que des Arméniens en Arménie n'aient pas honte d'être
des Arméniens sans humanité, n'ayant aucun sens du bien public.
Honte que l'Église arménienne chante le divin dans ses murs
et manque de compassion dans la ville, préférant la fréquentation
des fauteurs officiels de la désespérance à la défense
de leurs victimes. Honte de la voir frauder avec Dieu en passant des dorures
de ses palais aux dorures de ses autels, ou semant à coups d'encensoirs
ses fumées sur la lèpre des pauvres. J'ai honte que la vie de
quelques-uns soit devenue une dévoration perpétuelle de la vie
du plus grand nombre. J'ai honte que la démocratie en Arménie
soit entre les mains d'une ploutocratie pour qui tout est permis, pour qui
la tricherie est légitime et le mépris un droit. J'ai honte
que l'obscurantisme ait été entretenu plutôt que la transparence.
J'ai honte que l'argent donné aux électeurs ait servi l'argent
de ceux qui les ont achetés. J'ai honte que le peuple arménien
d'Arménie soit si loin du peuple arménien de la diaspora, que
les cris étouffés de l'un ne parviennent pas aux oreilles de
l'autre. J'ai honte que l'argent de la diaspora arménienne permette
aux richissimes Arméniens d'Arménie de vaquer à leurs
affaires. J'ai honte que son aide à construire des écoles ne
donnent pas aux Arméniens eux-mêmes à réhabiliter
celles qui en ont besoin. J'ai honte que des palais pharaoniques se construisent
pour une seule personne et que des écoliers doivent affronter la honte
d'avoir à utiliser encore aujourd'hui des toilettes sans portes. J'ai
honte, Vahan, d'avoir à quémander aux meilleurs de notre diaspora
qu'ils ne vous abandonnent pas aux chars et à la censure. J'ai honte,
Amalia, de te dire que la corruption en Arménie n'est pas du ressort
des fanatiques de la reconnaissance du génocide dans le monde. J'ai
honte, Avétik, toi qui as voué ta vie au respect des droits
humains, toi qui ne laisses pas seuls les prisonniers politiques dans leurs
prisons, aux mains des machiavels, à t'entendre me dire que la diaspora
doit rappeler à l'ordre ces autocrates de la démocratie arménienne
habiles à se servir du peuple jusqu'au sang. J'ai honte, Armen, toi
qui te bats pour des élections libres et transparentes, que ton espoir
d'un changement durable, c'est du David contre Gagoliath. J'ai honte pour
vous, villageois qui avez faim, qui avez la nature sauvage contre vous, qui
avez le dérèglement des saisons contre votre travail de Sisyphe,
qui avez l'Arménie contre vous, l'Arménie indifférente,
l'Arménie qui vous achète, l'Arménie qui vous laisse
à vos pierres, à vos routes mortes n'allant qu'à l'étranger.
J'ai honte qu'une bouteille jetée dans la rue, qu'un papier jeté
d'une fenêtre dans la rue, qu'un feu rouge franchi, que le sale, le
déchet, l'ordure jetés dans la rue conduisent aux fraudes électorales,
que l'haleine d'une violence incivique circule comme un sang dégradé
dans tous les rouages d'une société qui s'asphyxie. J'ai honte,
chauffeur de taxi, qui ne crois qu'au mépris de tes députés.
J'ai honte qu'en Arménie la seule beauté soit l'Ararat, le seul
rêve soit l'Ararat, la seule utopie soit une Arménie une, forte
et indépendante, et qu'au réel l'Arménie ne soit que
la force et l'indépendance des uns au mépris des autres, faibles,
aliénés et privés d'horizon politique.