Voyageant dans ce pays que je vois comme une province mentale de ma culture, j'apprends à lire l'Arménie avec l'alphabet du lisse. L'Arménie, pays de crocs et d'accrocs.
Plus vous êtes au bas de l'échelle sociale, plus souvent vous serez confronté aux contrariétés qui atteignent autant le corps que l'esprit. De sorte que les signes de l'ascension expriment la façon dont vous êtes parvenu à éliminer tout ce qui vous met dans l'agitation.
J'ai eu hier cette révélation dans le minibus qui m'éloignait du centre ville, durant un parcours évoluant d'une avenue Baghramian asphaltée selon les meilleures techniques vers une avenue Komitas parsemée d'ornières, de trous imprévus ou d'étranglements que les travaux ne suffisent pas à expliquer et qui vous barattent le corps dans tous les sens, de telle sorte que le chauffeur passe brusquement d'une sorte de paradis de la conduite à l'enfer brutal des nerfs et du chaos.
Depuis les escaliers, construits pour leur fonction, non pour le confort, qui furent moulés dans des coffrages approximatifs, jusqu'aux rampes de fer dont le froid vous donnent l'impression de serrer un serpent, aux trottoirs et aux allées qui dénoncent leurs irrégularités surtout en temps de pluie, vous êtes en proie à une déambulation mal assurée tellement votre semelle râpe ici ou votre pied s'enfonce là, vous obligeant à suivre des gués ou des chemins de traverse où les obstacles seraient moindres qu'ailleurs. Comme à cette saison la végétation n'a pas encore suffisamment caché les poussées de fièvre bétonnière des Arméniens, l'œil se déchire sur les incongruités des rajouts sur rajouts qui, loin de relever d'une fantaisie esthétique, transforment la façade d'un immeuble en un immense collage de bricoleries sans fin, faisant des balcons des excroissances éruptives où s'entasse le surplus des encombrants ou qu'on a améliorés en utilisant des matériaux de récupération sans aucun souci de l'ensemble.
Les bruits ne sont pas en reste dans ce concert urbain aux sonorités
tragiques qui vont des moteurs poussifs aux graves expectorations en continu
des vieux camions de l'ère soviétique. Sans parler des discours
des candidats aux législatives dont les mensonges des uns vous sont
crachés en pleine face et les vociférations des autres les dénonçant
vous humilient pour ce qu'on vous considère comme du bétail
électoral.
C'est le propre des pays pauvres ou de ceux qui entretiennent des zones de grande misère que de produire des paysages urbains discontinus, brisés, brassés, bâtardisés, qui désespèrent le regard et déversent sur vous des sonorités propres à vous enraciner dans la dramatique de votre quotidien. Or, comme tout peuple qui désire vivre mieux, les Arméniens s'ingénient à passer du râpeux au lisse, du bruit au soft, de la brutalité à la grâce. C'est un signe de réussite que d'être passé d'un milieu chaotique à un environnement où règne l'harmonie, où les sens sont invités dans un monde orchestré pour la jouissance. L'aspiration au fameux " tout est luxe, calme et volupté " de Baudelaire n'a jamais été aussi vive chez les Arméniens qui ont été durant des années privés de leur sens inné de l'amélioration et de leur goût kitchéen pour le top du confort.
La multiplicité des voitures étrangères,
aux carrosseries rondes comme des hanches de femme, luisantes autant qu'elles
sont régulièrement lustrées, dénote cette volonté
de se soustraire aux démoneries de la ville rien qu'en conduisant,
de donner à son corps l'écrin magique d'un habitacle digne de
ses désirs de sérénité. Plus haut vous êtes
dans la hiérarchie du riche et du chic, plus vous cherchez à
réduire le temps de présence dans le réel du réel
de la réalité arménienne, passant d'une maison luxueuse
à une voiture luxueuse, pour rejoindre un lieu de travail si possible
luxueux lui aussi. Il reste aux petites gens le soin de réduire les
aspérités produites par la pauvreté politique des temps,
en commençant par améliorer leur appartement, leur balcon, etc.
Mais que faire contre ce qui violente l'œil, les oreilles et l'esprit
?
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