Depuis qu'il est mort, Paradjanov n'a cessé de faire des petits. Il
enfante, le vieillard. Artistes, les plus sots le copient, les puceaux s'en
inspirent. C'est dans l'ordre des choses. Tandis qu'il le débordait
sans vergogne cet ordre, sans oublier cette prétentieuse réalité
dans laquelle il déambulait sans retenue, faisant de l'art avec les
petits riens du petit quotidien de tout homme. Au royaume des aveugles, le
voyant faisait roi. Trop roi pour qu'à la longue on ne lui crève
pas les yeux. Depuis qu'il est mort, je n'ai jamais vu autant d'individus
se réclamer de lui. Au-delà de sa disparition, les bâillonnés
et les bâillonneurs, les censurés et les censeurs, les aveugles
et les sourds, les crus et les cuits, l'indépendance mûrissant
(on est en 1990), ont donné de la voix pour dire qu'ils avaient toujours
été les défenseurs du paria djanov. Jamais vu autant
d'hommes qui auraient vu l'homme qui aurait vu l'homme qui aurait vu l'homme,
etc. Paradjanov est devenu l'amant obligé. Il faut avoir traversé
le regard de ce délirant en perpétuelle révolte contre
les rigidités du réel si l'on veut obtenir son label d'artiste
voyou. L'homme qui faisait son cinéma aujourd'hui fait mode. Alors
que, dans les moments où l'homme Paradjanov avait besoin de l'homme,
il souffrait non de certitude, mais d'une solitude qu'il partageait avec les
culs-terreux de la terreur soviétique. Bon. Ce n'était pas facile
ni aux consentants ni aux dissidents de défendre à voix haute
un dévoyé du communisme officiel, qui plus est accusé
d'homosexualité. Aujourd'hui, les médiocres se font un ami de
Paradjanov, que dis-je, font de lui, preuve à l'appui, un admirateur
de leur talent, histoire d'esthétiser leur médiocrité
même. Paradjanov à qui on creva les yeux a révélé
l'Arménie aux aveugles arméniens. Passe que la génitrice
ait tardé à reconnaître son génie pour le sortir
du trou noir de la haine idéologique où il croupissait. Mais
aujourd'hui, l'hommage muséographique des Arméniens à
Paradjanov fait sourire tellement il met en lumière leur narcissisme
racial. L'homme des trois cultures (la russe, la géorgienne et l'arménienne)
est célébré par un peuple qui pratique en sourdine le
purisme ethnique. L'homme de la mixité culturelle est panthéonisé
par un peuple qui fait de l'art national un art mis en bouteille : on voit
le monde à travers le verre, mais on reste profondément un art
du cru renfermé. Que dis-je ? L'époux de deux femmes étrangères
gît dans un pays où l'on s'aime entre soi. Ne disons rien de
ce gynéphile qui versa dans l'inversion, condamné pour ses déviances
sexuelles, aujourd'hui devenu un inoffensif asexué dans un pays qui
le vénère plus pour son art paradoxal que pour son vivre hétérodoxe,
dans un pays où les invertis subissent les avanies des normaux et des
normés. Dès lors, ne me dites pas que c'est l'Arménie
qui a engendré cet enfant anarménien. Paradjanov est le seul
père de Paradjanov, et cela vaut comme objectif pour tout homme en
mal de création.
Sur le rayon des ouvrages consacrés à l'art
de la librairie sise Place de la République à Erevan, j'ai reconnu
ce livre à sa forme oblongue (250x110mm) et à sa couleur pastel
entre jaune et vert. Ne prends pas l'avion pour te le procurer, cher lecteur.
Sauf à y passer vraiment. Mais il importe de le chercher.