Le gendarme d'Achtarak
Le village d'Achtarak vaut à lui seul tout voyage en Arménie. Non pas pour ses édifices religieux, ni plus particulièrement celui de Garmravor, mignonne chapelle, minuscule et modeste, non pas pour le cimetière qui l'entoure où vous ne souhaiteriez pas être enterré tellement le lieu respire pauvreté et solitude, tellement la chaleur y est intense, et la poussière poudreuse, et les chiens errants, les arbres absents, tellement tout vous a un air d'abandon total... Non. Achtarak vaut pour son gendarme, comme Lyon pour son guignol, la Chapelle des Grecs en Corse pour son gardien. Où le trouver, me direz-vous ? Justement pas à Achtarak, mais sur la route qui y conduit, à l'ombre de ces grands peupliers sous lesquels on vous vendra des pommes bien rouges, que les mères badvavors1 achètent au mariage de leurs fils qui le seraient plus ou moins. Il arrive que le gendarme n'apparaisse pas. Mais la chose serait insolite et assez rare. Aurait-il obtenu une promotion ? Se serait-il enrichi ? Qui sait ? Il faut se poster loin et le regarder faire. Mais surtout attendre. Au début, rien ne se passe. Vous scrutez en vain la route. Puis, tout à coup, au surgissement d'une voiture, n'importe quelle voiture, à l'allure que vous voudrez, le voici tout à coup qui sort de sa boîte, brandissant son bâton pour arrêter la gueuse. Coup de frein. Le gendarme s'approche, tend la main au chauffeur. Le chauffeur tend un livret au gendarme. Ils donnent l'impression de se connaître. Le gendarme ouvre le livret et le restitue au chauffeur. Le chauffeur redémarre. Si vous n'avez rien entendu, c'est qu'aucun mot n'a été proféré, ni par l'un ni par l'autre. Et tandis que la voiture fonce vers Achtarak, le gendarme va de nouveau s'embusquer. C'est alors que vous intervenez pour le voir de plus près. Posez-lui une question du genre, où se trouve l'église Sourp Vano ? L'homme ignore où se trouve l'église Sourp Vano. D'ailleurs, il ne connaît pas de Sourp du nom de Vano. Et puis de fil en aiguille, après lui avoir offert une cigarette américaine et un dollar avec lequel vous avez pris soin de l'envelopper, vous le faites parler. Au bout de quelques minutes, démasqué comme un malpropre, il va se mettre à chialer. Mais comment je peux faire pour nourrir mes enfants ? protestera-t-il. Vous trouvez ça normal, vous ? J'étais déjà là au temps du soviet. L'indépendance n'a rien changé. Je suis voué à ces arbres et à cette portion de route. J'ai mal au bras à force de le lever pour arrêter les voitures. Certaines ne s'arrêtent même plus. Personne n'a pitié de personne dans ce pays. Les voitures les plus luxueuses roulent à des vitesses interdites sans même jeter un coup d'œil de mon coté alors que je suis un représentant de la loi. Pour elles, mon uniforme ne sert à rien. Tous les jours je dois enfiler ce costume de guignol pour voler les gens. Mais nous sommes tous frères, n'est-ce pas ? Mes supérieurs me demandent des comptes. C'est comme si je me prostituais pour le bénéfice d'un proxénète. Et avec ça, mon fils aîné est parti étudier à l'étranger. Qu'est-ce qu'il étudie ? Le droit, il me semble. Et voilà pourquoi Hays nous sommes, Hays nous resterons.
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1 Voir la note 1 du N° 184. Les pommes rouges présentées
à la famille de la jeune épouse étaient un gage de sa
virginité.
2 Saint Vano. Vano Siradérian, ancien ministre de l'intérieur
sous la présidence de Lévon Ter Pétrossian, et condamné
par contumace.