Ceux qui professent que l'homme est un loup
pour l'homme se trompent. Les loups en savent quelque chose. L'homme est un
homme pour le loup. En l'affublant de toutes les cruautés dont l'homme
est lui-même capable, l'homme aura transformé le loup en serial
killer. En fait l'homme tue tout ce qui n'est pas à son image. Ainsi
fait-il quand il chasse. Les loups auraient été en droit de
se demander pourquoi l'homme leur en voulait tant, si le propre du loup n'était
pas de chercher à comprendre quoi que ce soit, mais de manger quand
il a faim. Qu'ont-ils donc fait aux hommes qui serait de l'ordre du crime
gratuit ou du jeu meurtrier pour être à ce point haïs d'eux
? C'est que les loups ne savent pas quel animal hante l'imagination humaine.
L'Histoire est un conte cruel dont l'histoire serait un massacre d'innocents.
Mais c'est oublier que la nature constitue elle aussi un vaste et perpétuel
massacre d'innocents. Un massacre nécessaire. Les lois qui président
à la destruction de la nature sont celles-là mêmes qui
conditionnent sa perpétuation. Or, l'homme n'est homme que s'il sait
échapper au cycle de cet enfermement dans la nécessité
par une ouverture vers plus d'humanité. Sa trajectoire forme une constante
échappée belle. C'est pourquoi, je n'aime pas la chasse, sachant
bien que tous les hommes sont des chasseurs, directement ou par procuration.
Chasser le naturel, etc. Chasser est naturel. Certains ont même qualifié
cette karchérisation par la cartouche d'humanisation de la nature.
Mais l'Histoire n'est pas tout à fait
comprise dans ce modèle de création par la cruauté. Toute
l'Histoire fonctionnerait plutôt selon le principe du " Je m'aime,
je te tue." La preuve en est que le Christ a voulu en changer littéralement
les termes. Au principe naturel du " Je m'aime, je te tue ", il
a substitué le principe spirituel du " Je t'aime, je me tue. "
La dynamique de la civilisation, c'est tout le cheminement qui va du meurtre
de l'autre au sacrifice pour l'autre, de la consommation à la mystique.
L'activité civilisatrice d'un pays se mesure à la mise en oeuvre
du sacrifice de soi au profit de l'autre. Les pays en voie de civilisation
sont ceux dont l'esprit colonialiste est de plus en plus gagné de vitesse
par une conscience altruiste. À la conquête des terres et à
la soumission des peuples s'est substitué le besoin de les respecter
et de les servir.
Au début du siècle dernier,
à Constantinople, les innombrables chiens qui encombraient la capitale
ont été transportés sur une île déserte
afin qu'ils y meurent de faim. Après quoi, la ville fut propre, c'est-à-dire
" humanisée. " Le Comité Union et Progrès voulant
s'approprier définitivement des terres où vivaient des indigènes
a procédé de la même façon qu'avec les chiens.
Le chasseur veut humaniser la nature, le Comitié Union et Progrès
voulut turciser l'Arménie. " L'île-aux-chiens " des
Arméniens, ce fut Der Zor, celle des Juifs sera le camp de concentration,
celle du stalinisme le goulag. Mais pour les Arméniens, le principe
du " Je m'aime, je te tue " avait déjà "fonctionné
" sur les routes qui les conduisaient aux déserts de leur asphyxie
provoquée.
L'effacement des chiens de Constantinople
et l'effacement des Arméniens de leur Arménie ont été
l'illustration du principe humain-inhumain du " Je m'aime, je te tue.
" Le vingtième siècle en a pris de la graine et a basculé
dans l'abîme. Le harcèlement des espèces au nom de cette
humanisation dénaturante de la nature aujourd'hui bat son plein. Je
ne dis pas que la grippe aviaire ne doive pas être combattue par l'extermination
des volailles et des volatiles suspects. Mais il semblerait qu'un dérèglement
des choses se profile et maintenant s'amplifie. Que l'homme perde la maîtrise
de son monde. Et que domine partout le même principe de l'effacement
effréné de l'autre au profit panique de soi. C'est oublier que
l'autre m'est aussi nécessaire que je le suis pour lui. Plutôt
que de se dire ma vie est sa vie, on croit bon d'affirmer que ma vie hait
sa vie. En faisant disparaître les Arméniens en 1915, les Turcs
ont été plongés aussitôt dans la famine, l'empoisonnement
des eaux, le désastre économique local, les maladies et certainement
dans l'étrange malaise d'être entre soi, dans le piège
d'un jeu de miroir glacé, où mon visage se répercute
en images à l'infini. L'inceste culturel que constitue toute mise en
œuvre radicale de la monoethnicité conduit tôt ou tard à
l'asphyxie des valeurs mêmes qui devaient nous sauver tous.
Descendre ma rue vers la gare était
un de mes enchantements. Des hirondelles surgissaient de toutes parts et plongeaient
en un vol courbe avant de remonter jusqu'à leurs nids placés
sous le rebord d'un toit à moins de trois mètres du sol, au-dessus
du trottoir. Elles formaient une petite colonie fidèle, d'année
en année, à ce coin de France. En détruisant les nids
d'où fientaient les oisillons, le nouveau propriétaire de la
maison a brutalement désenchanté la rue. Cet effacement me fait
penser qu'un jour, comme le prédisait je ne sais plus quel écologiste
alarmiste, nous pourrions vivre des printemps sans oiseaux.
Mais pourrions-nous encore vivre ? Et pourrions-nous
supporter un printemps sans oiseaux et un azur sans ailes ?
Mars 2006