L'adieu aux hirondelles.

Posted on - 03-03-2006

Ceux qui professent que l'homme est un loup pour l'homme se trompent. Les loups en savent quelque chose. L'homme est un homme pour le loup. En l'affublant de toutes les cruautés dont l'homme est lui-même capable, l'homme aura transformé le loup en serial killer. En fait l'homme tue tout ce qui n'est pas à son image. Ainsi fait-il quand il chasse. Les loups auraient été en droit de se demander pourquoi l'homme leur en voulait tant, si le propre du loup n'était pas de chercher à comprendre quoi que ce soit, mais de manger quand il a faim. Qu'ont-ils donc fait aux hommes qui serait de l'ordre du crime gratuit ou du jeu meurtrier pour être à ce point haïs d'eux ? C'est que les loups ne savent pas quel animal hante l'imagination humaine. L'Histoire est un conte cruel dont l'histoire serait un massacre d'innocents. Mais c'est oublier que la nature constitue elle aussi un vaste et perpétuel massacre d'innocents. Un massacre nécessaire. Les lois qui président à la destruction de la nature sont celles-là mêmes qui conditionnent sa perpétuation. Or, l'homme n'est homme que s'il sait échapper au cycle de cet enfermement dans la nécessité par une ouverture vers plus d'humanité. Sa trajectoire forme une constante échappée belle. C'est pourquoi, je n'aime pas la chasse, sachant bien que tous les hommes sont des chasseurs, directement ou par procuration. Chasser le naturel, etc. Chasser est naturel. Certains ont même qualifié cette karchérisation par la cartouche d'humanisation de la nature.

Mais l'Histoire n'est pas tout à fait comprise dans ce modèle de création par la cruauté. Toute l'Histoire fonctionnerait plutôt selon le principe du " Je m'aime, je te tue." La preuve en est que le Christ a voulu en changer littéralement les termes. Au principe naturel du " Je m'aime, je te tue ", il a substitué le principe spirituel du " Je t'aime, je me tue. " La dynamique de la civilisation, c'est tout le cheminement qui va du meurtre de l'autre au sacrifice pour l'autre, de la consommation à la mystique. L'activité civilisatrice d'un pays se mesure à la mise en oeuvre du sacrifice de soi au profit de l'autre. Les pays en voie de civilisation sont ceux dont l'esprit colonialiste est de plus en plus gagné de vitesse par une conscience altruiste. À la conquête des terres et à la soumission des peuples s'est substitué le besoin de les respecter et de les servir.

Au début du siècle dernier, à Constantinople, les innombrables chiens qui encombraient la capitale ont été transportés sur une île déserte afin qu'ils y meurent de faim. Après quoi, la ville fut propre, c'est-à-dire " humanisée. " Le Comité Union et Progrès voulant s'approprier définitivement des terres où vivaient des indigènes a procédé de la même façon qu'avec les chiens. Le chasseur veut humaniser la nature, le Comitié Union et Progrès voulut turciser l'Arménie. " L'île-aux-chiens " des Arméniens, ce fut Der Zor, celle des Juifs sera le camp de concentration, celle du stalinisme le goulag. Mais pour les Arméniens, le principe du " Je m'aime, je te tue " avait déjà "fonctionné " sur les routes qui les conduisaient aux déserts de leur asphyxie provoquée.

L'effacement des chiens de Constantinople et l'effacement des Arméniens de leur Arménie ont été l'illustration du principe humain-inhumain du " Je m'aime, je te tue. " Le vingtième siècle en a pris de la graine et a basculé dans l'abîme. Le harcèlement des espèces au nom de cette humanisation dénaturante de la nature aujourd'hui bat son plein. Je ne dis pas que la grippe aviaire ne doive pas être combattue par l'extermination des volailles et des volatiles suspects. Mais il semblerait qu'un dérèglement des choses se profile et maintenant s'amplifie. Que l'homme perde la maîtrise de son monde. Et que domine partout le même principe de l'effacement effréné de l'autre au profit panique de soi. C'est oublier que l'autre m'est aussi nécessaire que je le suis pour lui. Plutôt que de se dire ma vie est sa vie, on croit bon d'affirmer que ma vie hait sa vie. En faisant disparaître les Arméniens en 1915, les Turcs ont été plongés aussitôt dans la famine, l'empoisonnement des eaux, le désastre économique local, les maladies et certainement dans l'étrange malaise d'être entre soi, dans le piège d'un jeu de miroir glacé, où mon visage se répercute en images à l'infini. L'inceste culturel que constitue toute mise en œuvre radicale de la monoethnicité conduit tôt ou tard à l'asphyxie des valeurs mêmes qui devaient nous sauver tous.

Descendre ma rue vers la gare était un de mes enchantements. Des hirondelles surgissaient de toutes parts et plongeaient en un vol courbe avant de remonter jusqu'à leurs nids placés sous le rebord d'un toit à moins de trois mètres du sol, au-dessus du trottoir. Elles formaient une petite colonie fidèle, d'année en année, à ce coin de France. En détruisant les nids d'où fientaient les oisillons, le nouveau propriétaire de la maison a brutalement désenchanté la rue. Cet effacement me fait penser qu'un jour, comme le prédisait je ne sais plus quel écologiste alarmiste, nous pourrions vivre des printemps sans oiseaux.

Mais pourrions-nous encore vivre ? Et pourrions-nous supporter un printemps sans oiseaux et un azur sans ailes ?

Mars 2006


 

Yevrobatsi

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