Dans ma dernière chronique de l'année 2004, intitulée
Soyons pédagogiques, il m'avait semblé urgent et nécessaire
d'écrire ceci : " Par ailleurs, il serait opportun que ces informateurs
pédagogiques soient eux-mêmes non seulement mieux informés
sur les réalités historiques du génocide arménien
et des génocides en général, mais aussi formés
aux techniques négationnistes pour les désamorcer en tous lieux
et en toutes occasions, oralement ou par écrit. Que les historiens,
les psychologues, les juristes et les journalistes, arméniens d'origine
ou non, se sentent partie prenante de cette tâche et soient sollicités
pour apporter leur concours. Car les fautes, dans ce domaine, ne pardonnent
pas. Elles se répercutent aussitôt sur toute la communauté
de façon irréversible.
Enfin, si les livres et les sites ne manquent pas comme outils
d'information, force est d'admettre que fait cruellement défaut sur
le génocide arménien un matériel pédagogique fiable,
moderne, ouvert, pratique, scientifique qui puisse servir à n'importe
quel intervenant dans n'importe quelle situation. "
Le vote positif à l'Assemblée sur la pénalisation
du génocide a déclenché non seulement une contre-offensive
négationniste violente mais surtout une hostilité sournoise
de la part des médias et des intellectuels français. Sans être
obligatoirement pro-turcs, journalistes et intellectuels ont l'art de brandir
leur culture du scepticisme et de ratiociner avec les faits pour montrer qu'ils
ne s'en laissent pas conter. Quant aux Arméniens, enfermés qu'ils
sont dans leurs certitudes et leur culture du génocide, pour ne pas
dire leur bon droit, ils sont vite désarmés face aux questions
saugrenues de leurs interlocuteurs. Si la bataille de la pénalisation
semble avoir été gagnée au moins pour l'instant pour
avoir fait sortir de l'ombre le génocide de 1915 et l'installer dans
le débat public, la phase médiatique reste à conquérir.
Il ne s'agit pas ici de contrer la mauvaise foi des négationnistes
turcs ou pro-turcs, mais de convaincre sur le plan des faits non seulement
les journalistes et les intellectuels, mais aussi les Français qui
veulent savoir et que chaque Arménien est appelé à côtoyer
dans sa vie quotidienne. Or, les Arméniens n'ont souvent du génocide
qu'une connaissance " sentimentale " , fondée sur des approximations,
au point qu'ils ne parviennent pas, devant un profane curieux, exigeant ou
sceptique, à démontrer que les événements de 1915
furent un génocide.
Je ne souhaiterais pas ici m'autocongratuler, mais les chiffres
parlent d'eux-mêmes, ainsi que les témoignages. À la suite
du vote à l'Assemblée, le nombre de visiteurs de mon blog du
Monde intitulé Petite encyclopédie du génocide arménien
a quadruplé, tandis que certains commentateurs reconnaissaient le sérieux
et le bien-fondé de l'entreprise. De fait, à l'origine, ces
fiches, parues sur le site de Yevrobatsi, voulaient répondre au souci
pédagogique contenu dans la dernière chronique de 2004. (C'est
d'ailleurs ainsi que nous comprenons le travail d'Atom Egoyan avec son Ararat,
celui de Serge Avédikian avec son film Retourner, celui d'Imprescriptible,
celui des associations ARAM, CRDA et de bien d'autres).
S'il reste encore beaucoup à faire avec ces fiches,
l'essentiel s'y trouve pour qu'elles puissent aider à construire et
étayer une argumentation historique, leur mérite étant
d'offrir au lecteur pressé, un éclairage précis sur une
question donnée du génocide, un point d'histoire, un livre,
un personnage. Moi-même, il m'arrive d'y recourir quand je suis appelé
à évoquer le génocide, histoire de revenir aux faits
et de m'y tenir. Chaque Arménien devrait faire de même afin de
porter aux hommes d'aujourd'hui ce qui fut la souffrance réelle des
Arméniens en 1915. Non pour ressasser le passé et nourrir le
ressentiment, mais pour construire une Europe qui ne soit pas de dissimulation,
de non-dit et de sourde hostilité.
Mais il ne suffit pas de connaître, encore faut-il
convaincre. Or, la persuasion est un art qui s'apprend. Il est évident
que les Arméniens devront porter la parole du génocide devant
les médias, aujourd'hui et de plus en plus. Il faut en finir avec les
cris d'indignation et de révolte, qui déconcentrent le dialogue,
créent un climat électrique et ne permettent pas de toucher
l'autre. Ceux parmi nous qui " passent " le mieux dans les médias
et qui sont à la pointe de ce combat médiatique ont une lourde
responsabilité. Ils sont non seulement les porte-parole de tous ces
Arméniens de l'ombre qui œuvrent dans le sens de la reconnaissance,
mais aussi les porte-parole de nos morts et de notre histoire. La moindre
erreur peut être fatale et ils n'ont pas droit à cette erreur-là.
Ils ne parleront pas en leur nom mais au nom de tous.
C'est pourquoi il convient de les choyer comme des reines
par les ouvrières d'une ruche. Eux-mêmes devront s'informer sans
cesse, prévoir les questions, prévenir les coups bas, déjouer
la mauvaise foi et piéger les sophismes des adversaires tortueux. Mais
nous savons que la connaissance n'est rien sans l'apprentissage, l'entraînement
ou le conseil. Pourquoi dès lors, ne pas constituer des équipes
autour de ces personnes destinées à les accompagner, ne pas
demander le secours de professionnels de la communication, en somme ne pas
les former à la maîtrise de soi et aux joutes oratoires comme
le faisait ou le fait encore le parti communiste avec ses militants ?
Enfin, si la cause arménienne est la cause de tous
les Arméniens, il convient que les Arméniens se familiarisent
eux aussi avec les mécanismes du dialogue. Trop souvent épidermique,
avec des emportements, des débordements qui ne conduisent qu'aux ruptures,
l'échange vire rapidement au pugilat verbal. Entre eux-mêmes,
les Arméniens se déchirent, chacun prétendant être
le meilleur garant de la mémoire, du droit, et tutti quanti…
Sans oublier, qu'avec les Arméniens, tout Arménien est le traître
d'un autre, et réciproquement. Pour tout dire, nous ne sommes pas préparés
à la discussion constructive et sereine. Or, il est temps de s'y mettre.
Il est temps de savoir que la cause arménienne est bien la cause de
tous les Arméniens et que les Arméniens doivent aujourd'hui
se donner les moyens de réussir le combat de la persuasion par un usage
approprié des faits historiques et surtout une meilleure connaissance
des subtilités négationnistes.
Il revient aux personnes compétentes, aux associations,
aux journaux, aux responsables, aux maisons de la culture, aux auteurs, aux
sites Internet d'œuvrer dans ce sens, celui d'une aide à la pratique
du dialogue, à la présentation des faits, à l'apprentissage
du respect et de la persuasion.
Octobre 2006