Contrairement à ce qu'on pourrait penser, je ne suis
pas là pour provoquer qui que ce soit. Non. Mais il ne faudrait pas
me provoquer non plus pour autant. Or, me voici ballotté entre la
colère et la honte, allant de Charybde en Scylla, tellement la monstruosité
m'aspire l'esprit dans le tourbillon des fraudes et me jette contre le récif
des ruses dont usent et abusent les politiciens d'Arménie. Je ne
sais si la colère vaut mieux que la honte. Mais la honte me blesse
et la colère me ronge.
La colère. Les élections législatives
qui se préparent en Arménie n'augurent rien de très
démocratique. Les affairistes grouillent et les politiques gargouillent
avec eux. Mieux, ils ne font qu'un. Les temps sont tels en Arménie
que des hommes haut placés pérorent sur des problèmes
d'argent ou de pouvoir au lieu de débattre sur la manière
d'améliorer la vie quotidienne des gens. Ce temps n'est pas très
éloigné où les parlementaires se chamaillaient pour
savoir de combien ils pourraient augmenter leurs salaires tandis qu'ils
se mettaient d'accord sans anicroche pour octroyer aux pensions des personnes
âgées une augmentation qui permettait à peine de couvrir
la hausse de l'eau, du téléphone et de l'électricité.
La honte. L'approche d'élections en Arménie
est redoutée par les Arméniens du monde entier. L'opprobre
que suscite le système endémique des fraudes n'affecte pas
seulement les principaux intéressés, à savoir les citoyens
d'Arménie, mais tous les Arméniens de la diaspora, et en particulier
ceux qui œuvrent sans relâche pour secourir un pays qui leur
tient à cœur, malade de ces cyniques politiciens du business
qui gangrènent une démocratie en quête d'elle-même.
L'excuse (car oui, la corruption politique peut elle aussi jouir de circonstances
atténuantes au regard des intelligents qui fréquentent les
forums communautaires comme hier on faisait de la politique dans les cafés
du commerce) dont bénéficie l'Arménie vient de ce qu'elle
reste et restera encore longtemps le produit de 70 années de soviétisme.
C'est dire que les corruptions de cette période se sont retrouvées
aujourd'hui dans un pays où chacun est devenu libre de conduire ses
affaires aux dépens de la survie des autres.
Comme le dit Emmanuel Matthias à propos des pays
baltes : " La corruption, entendue comme l'abus de pouvoirs conférés
par une fonction publique à des fins de bénéfices personnels,
ne date pas du retour à l'indépendance des États baltes.
Elle était déjà endémique dans le système
soviétique. Rarement monétaire, elle consistait alors principalement
en dons matériels, passe-droits ou privilèges. Elle trouvait
son origine dans l'unification des pouvoirs économiques, politiques
et judiciaires dans une seule autorité étatique. "
La colère. L'autre impression que me laisse la corruption
est que la diaspora se saigne aux quatre veines pour améliorer la
vie des gens en Arménie, faute de pouvoir y vivre, tandis que les
Arméniens qui se bâtissent des fortunes ou se construisent
des palais, se saignent entre eux moralement, socialement et parfois même
physiquement. Les députés qui stigmatisent à la tribune
du Parlement des collègues corrompus ne sont malheureusement pas
exempts pour autant des indignités dont ils affublent leurs victimes.
On aura vu, au moment du tremblement de terre un membre des plus religieux
du Comité Karabagh, à qui un de nos naïfs arménolâtres
de France offrit une Bible, détourner l'aide en vêtements de
la diaspora pour les revendre. Ce fait est à multiplier par 1 000
aujourd'hui et certaines ruses d'affairistes pourraient en étonner
plus d'un. Le cannibalisme des Arméniens envers les Arméniens
ne cessera jamais de m'étonner. Alors que les Arméniens de
la diaspora déploient une poétique de la patrie, les Arméniens
d'Arménie leur répondent par une politique du cynisme.
La honte. Quand en France, les Noël Forgeard et autres
Serge Tchuruk touchent en toute impunité des indemnités élevées
pour avoir conduit à l'échec les entreprises dont ils avaient
la charge, on comprend qu'en Arménie où les lois du travail
restent encore sauvages, des hommes politiques, députés ou
autres, s'octroient des salaires qui s'ajoutent aux fruits de leurs business
pour avoir réussi à désespérer les citoyens
de voir un jour leur volonté politique réellement prise en
compte.
J'ai honte de voir que ces mêmes hommes politiques se jouent de la
misère des gens en leur donnant de l'argent pour qu'ils votent en
leur faveur.
D'après un sondage réalisé en janvier 2007 en Arménie
sous l'égide de l'ONG Transparency International, près de
la moitié des personnes interrogées pensaient qu'il était
possible de réduire la corruption en volume, tandis que 20% d'entre
elles estimaient qu'on pouvait l'éradiquer. Selon les résultats
de cette même enquête, 9 Arméniens sur 10 considéraient
la corruption comme un problème majeur. Parallèlement, 9 sur
10 estimaient que les élections libres pouvaient être un moyen
de lutter contre la corruption. 41% la regardaient comme un " crime
", alors que 12% l'envisageaient comme un " acte immoral ".
Des élections libres qui ne sont pas pour demain.
En déclarant que l'approche des élections
réveille des méthodes criminelles propres au champ politique
arménien où s'intensifient les rivalités entre des
partis qu'il décrit comme des gangs, Aram Abrahamian, directeur du
journal Aravot, donne la mesure du progrès démocratique en
Arménie. Les rivalités de la 19ème circonscription
d'Etchmiadzine, assorties de coups de feu, d'incendies criminels et de terreur,
en disent long sur la quête machiavélique du pouvoir pratiquée
par certains candidats.
La colère. On est d'ailleurs vite édifié
quand on entend Serge Sarkissian, le nouveau Premier ministre, déclarer
dans un entretien accordé au Financial Times, que la seule priorité
du gouvernement arménien est de maintenir la croissance économique
de préférence à une amélioration des droits
de l'Homme. Comme la période de transition a bon dos quand il ajoute
: " Il est difficile de parler des droits de l'homme et de démocratie
quand on doit répondre aux besoins sociaux et économiques
de la population " ! Depuis quand la croissance économique dont
se targue ce gouvernement a-t-elle permis de répondre aux besoins
de la population ? Par quel sophisme acrobatique peut-on dans un même
discours admettre qu'on néglige les droits de l'Homme au profit de
la croissance et qu'on veut les respecter lors des prochaines élections
législatives dans le seul but de devenir membre de la famille européenne
? N'est-ce pas là une manière d'instrumentaliser les droits
de l'Homme à des fins européennes ? Comme si les droits de
l'Homme ne devaient s'exprimer que dans le cadre ponctuel d'une élection,
quitte à les retirer du champ social et politique le reste du temps.
M. Sarkissian n'aura donc rien compris à l'Europe comme moi je ne
comprends rien à l'Arménie. Mais l'aveu du nouveau Premier
ministre selon lequel les élections précédentes étaient
entachées d'irrégularités, les présidentielles
comme les législatives, voudrait-il signifier que par voie de conséquence,
il n'aurait pas de légitimité à exercer un mandat politique
?
Le dégoût enfin. Ce mot de Balzac : "
Derrière chaque grande fortune, il y a un crime".
Avril 2007