Pour une Turquie à conscience européenne


Les tribunaux regorgent de criminels niant leurs crimes. Ils n'avouent qu'en dernier recours. Souvent sous la pression des lois et la multiplicité des preuves, quand il n'existe plus d'autre alternative à la vérité qui traduit un innocent présumé en coupable avéré. Pour autant, même pris en flagrant délit, tout fauteur nie sa faute. Quant au criminel intelligent, le criminel qui veut rendre son crime aussi parfait que possible, il prendra soin d'en assurer l'invisibilité, préparant ainsi son dossier contre une éventuelle mise en accusation. Au bord de l'aveu, il se fait prestidigitateur, faisant valoir mille et une circonstances atténuantes pour détourner l'attention de ses juges. S'il ne peut le faire disparaître sous un fatras de raisons toutes aussi ridicules les unes que les autres, il fera tout pour qu'il ait l'air d'avoir été commis par un autre. Et quel autre criminel serait mieux choisi que la victime elle-même. En ce cas, la victime serait un criminel qui aurait échoué. Dans sa danse macabre avec les faits génocidaires, le génocideur exécute de telles contorsions que tout profane en vient à croire qu'il a usé de sa légitime défense contre le génocidé. Mieux, il poussera son tour de passe-passe au point de faire passer le génocidé pour génocideur.

La dernière formule inventée dans l'art de reconnaître un crime en s'en soustrayant comme auteur fut le fameux " responsable mais pas coupable ". Dans son livre intitulé Ce qui reste d'Auschwitz (Payot & Rivages, 2003), Giorgio Agamben montre que cette formule est utilisée par ceux qui, s'ils veulent bien se reconnaître une responsabilité morale, n'ont d'autre but que d'échapper à la sanction pénale. Il rappelle qu'Eichmann, dont la part d'implication dans l'extermination des juifs était amplement prouvée, se sentait (selon ce qu'en rapporta son avocat Robert Serviatus) " coupable devant Dieu, non devant la loi ". De la sorte, aux yeux de l'accusé, la culpabilité devant Dieu était beaucoup plus lourde de sens qu'une faute devant entraîner des sanctions pénales. D'autres criminels nazis auraient joué ce jeu-là, qui croyaient que " la reconnaissance tacite d'une faute morale était censée racheter de la responsabilité pénale ". De fait, comme l'affirme encore Agamben, " le geste d'assumer une responsabilité est […] foncièrement juridique, et non éthique ".

Faut-il pour autant affirmer que les hommes sont par nature des négateurs de ces vérités sales, noires, abyssales qu'ils auraient fabriquées de leurs mains ? Comme juré, j'ai entendu un père demander pardon à sa fille qu'il avait violée depuis toujours. Ajoutant qu'il était alors autre que lui-même dans ces moments-là. Aliéné en quelque sorte. L'excuse encore, qui pointe le bout de son nez pour qu'en joue l'avocat de la défense. Mais sitôt qu'il entend le verdict, l'homme éclate en sanglot. Il reconnaît donc ? Oui, il reconnaît. Mais quoi ? Si sa fille n'avait pas pris elle-même l'initiative de le mettre en accusation, les choses auraient continué de couler comme la Seine charrie ses fantômes sous les ponts. Les tribunaux sont là pour aider les agneaux à briser le silence qui couvre le bruit de leur égorgement. C'est dire que, à mes yeux, l'homme est ainsi fait qu'à moins de les déclarer comme principes de vie, il niera toujours ces vérités sales, noires, abyssales dont il serait l'auteur. Mais le non-dit est bavard. Le non-dit est bruyant. Et si l'homme est ce qu'il cache, il est aussi ce qu'il nie. Il est la somme de ses choix. Avoir choisi de nier l'inexcusable, c'est excuser l'inexcusable, ratiociner sur l'inexcusable, lui appliquer toutes les méthodes qui permettront d'agir en s'accommodant de l'inexcusable.

Le négationnisme qui se pratique de nos jours à propos du génocide arménien révulse les Arméniens. Ils ont honte d'avoir crier leur honte pour être entendus. Mais quoi de plus normal ? Ce négationnisme-là étonne tout esprit éclairé. Il est en effet étonnant que des honnêtes hommes n'aient pas l'honnêteté d'admettre l'inexcusable comme inexcusable. Il est étonnant que des hommes de raison n'aient pas la même conscience de la monstruosité, comme si le sens de la monstruosité n'était pas universel. Revendiquer son droit à l'analyse et au doute à propos d'un meurtre de masse autorise-t-il le droit de le mettre en doute au nom d'on ne sait quel principe de précaution ? C'est que, depuis que le génocide des Arméniens est revenu sur le devant de la scène après des décennies d'enterrement symbolique, les langues d'Ésope se sont déchaînées. " C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, avec elle on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées ", dit l'Ésope de La Fontaine à propos de la langue prise en sa meilleure part. Mais également " la pire des choses, la mère de tout les débats, la nourrice des procès, la source des guerres, de la calomnie et du mensonge ". Aujourd'hui, des gens éclairés s'affrontent à propos du génocide des Arméniens, en usant des deux langues. Les diseurs de vérité sont ceux qui accusent les autres de mensonge. Le débat alimente les passions, les passions produisent des confusions, et ces confusions annulent la chose même, à savoir qu'un gouvernement a sciemment assassiné en masse ses propres sujets.

Sans prétendre tout expliquer, ni faire le jeu d'un manichéisme simpliste qui partagerait l'humanité entre les bons et les cons, je dois reconnaître que tout génocide passé, passif ou actuel qui oblige un homme à se prononcer le conduit nécessairement à se définir comme conscience. J'appelle ici conscience cette faculté de juger librement des faits humains, de nourrir ce jugement par tous les moyens appropriés et d'agir en accord avec lui indépendamment de toute considération personnelle et pour le bien commun des êtres vivants. Cette définition peut conduire à cerner certaines formes de négationnisme et à instruire le procès de ces intellectuels du doute qui, de bonne ou de mauvaise foi, contribuent à faire disparaître le fait génocidaire arménien du champ de la politique européenne et de la morale universelle.

Je dis librement, car un esprit manipulé par l'information, ou contaminé par les aveuglements d'un groupe, ou assujetti à une propagande ou une éducation d'État, soumis à une politique de l'intimidation et du châtiment par la loi, pourrait difficilement être incriminé de négationnisme. De fait, le négationnisme du peuple turc se résume à un dur sommeil dogmatique que l'esprit général contribue à renforcer. Les nationalistes sont, quant à eux, dans une telle logique de la prééminence nationale que les entorses à la vérité constituent le terreau d'une histoire caricaturale et mythologisée à souhait. En l'occurrence, la survie politique de la nation dépendrait de l'obscurantisme dans lequel on l'entretient. Mais dès lors que dans un tel contexte d'aveuglements pathologiques, des Turcs gardent aujourd'hui les yeux ouverts sur les mensonges de leur société, dès lors qu'ils acceptent le risque d'une vigilance de tous les instants pour maintenir intacte leur conscience, que dire des autres, des manipulés, des contaminés, des assujettis sinon qu'ils sont effectivement négationnistes par paresse intellectuelle, par manque de courage ou par un amour de leur nation qui nourrit son propre dévoiement. Le jour où, au-delà des quelques personnes qui ne s'interdisent pas de dire non aux ingérences dans les consciences d'un État falsificateur, l'esprit de résistance prendra corps sans entraves en Turquie, c'est un peu de cette conscience européenne en acte qui viendra dire aux Turcs sa propre expérience de la déraison et son propre dégoût du délire sanguinaire.

En ce sens, on peut s'étonner que certains sites consacrés à la Turquie tenus par des Européens jouent le jeu de son intégration politique ou économique sans songer à introduire les Turcs à cette qualité de la conscience que l'Europe s'est forgée sur le terreau des guerres, des conflits et des haines. On s'étonne que ces mêmes Européens, bien intentionnés, n'aient aucun doute sur leurs propres doutes concernant la monstruosité du génocide. Au lieu d'élaborer une pédagogie de l'histoire, ils alimentent l'aliénation idéologique dans laquelle on veut enfermer la société civile turque. Loin de donner la parole à des chercheurs patentés, ils affichent les propos les plus éculés des plus ringards des négationnismes. Comme celui de dire qu'il n'y a pas eu de déportation à Constantinople, ni à Smyrne. Comme si les intellectuels arméniens, pris dans la rafle du 24 avril 1915, avaient été invités pour une villégiature dans l'arrière-pays. Qu'on imagine un instant les intellectuels français vivant à Paris en avril 1915, qu'on aurait déportés vers le sud avant de les laisser pourrir dans les déserts d'Algérie. Et qu'on dise aujourd'hui : il ne s'est rien passé. Oui, il ne s'est rien passé pour les fauteurs de ces sites qui n'ont pas le sens du non-sens. Qui plus est, ils se gardent bien d'indiquer à leurs lecteurs les voies plurielles de l'information à propos d'un thème précis : les déportations de Smyrne et de Constantinople en 1915. A moins qu'ils ne puissent entendre eux-mêmes l'assourdissante colère des commémorations qui, chaque 24 avril, envahit les villes de France, d'Europe et du monde, vu qu'ils vont ce jour-là se changer les idées dans une Turquie où ils ont leurs entrées et leurs habitudes. Et si nos Européens de la turcitude ignorent ce fait, c'est bien qu'ils veulent l'ignorer. Et s'ils veulent l'ignorer, c'est bien aussi qu'ils n'ont pas qualité pour éclairer les lecteurs de leurs sites. C'est qu'ils participent de ce même obscurantisme qui empêche la conscience européenne des Turcs d'éclore et de se développer. Ce n'est pas parce que l'Europe est difficile qu'il faut que les Turcs évitent le chemin de la difficulté. Ceux qui veulent l'Europe pour la Turquie plutôt que la Turquie pour l'Europe ne contribuent qu'à faire croire aux Turcs que l'orgueil nationaliste est soluble dans l'expérience européenne de la paix. Et ce n'est pas d'avoir publié les textes de Hrant Dink qui donnera à ces sites le sens du sens.

Au temps où la pensée soviétique empêchait de penser, je fus invité par un couple d'intellectuels russes à Moscou, lui astrophysicien, elle enseignante, parents d'un garçon et d'une fille, tous deux adolescents. Ils me parlèrent du climat d'hostilité qui les entourait et me livrèrent quelques anecdotes sur les absurdités du régime. Plus tard, je m'enquis d'eux auprès d'amis communs. On m'apprit que leur jeune fille était devenue presque folle, n'ayant pas supporté deux versions violemment antagoniques de la réalité soviétique, celle de ses professeurs le jour, celle de ses parents à la maison. Les enfants turcs seront un jour ou l'autre, qu'ils le veuillent ou non, confrontés à ce même problème, pris entre l'enclume d'une vérité dehors et le marteau d'un mensonge chez soi.

 

Janvier 2008


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Pour mémoire :

Le sort des Grecs et des Arméniens de Smyrne et des environs


Le témoignage d'Yervant Odian sur la rafle du 24 avril 1915


Varoujan et Sévak, Zohrab et Varkès


Constantinople, la nuit du 24 au 25 avril 1915, et jours d'après.

 

 

 

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Iconographie : Enlèvement d'Europe d'après Guido Reni (Musée des Beaux-Arts du Canada)