" Je ne crois pas qu'il faille nous dissimuler nos mauvais
côtés au nom du patriotisme. Si un Arménien commet une
faute, il faudrait la montrer car ignorer aujourd'hui nos agissements blâmables
peut nous conduire à dissimuler demain des conduites criminelles."
Ara Baliozian
Le coup de poing donné par un militant
arménien à un autre militant arménien n'était
en rien un " détail " de la manifestation réussie
du 20 juillet dernier. Nous savons tous ce que valent les "détails
" de l'histoire, mais aussi que, selon la théorie du Chaos, le
battement d'ailes d'un papillon sur le continent américain peut provoquer
une tornade en Europe. Nous savons bien dans quelle onde de choc mental vivent
aujourd'hui encore les Arméniens qui manifestent contre l'oubli du
génocide de 1915. Ce coup de poing qui en témoigne et qui nous
révèle brutalement que nous sommes devenus des fauteurs de violence
gratuite et paradoxale contre nous-mêmes, nous redoutons qu'il ne provoque
une brisure dans notre confiance mutuelle en ce moment le plus crucial de
notre combat pour la reconnaissance du génocide.
D'aucuns pensent qu'il ne faudrait pas monter
l'affaire en épingle et éviter d'étaler nos dissensions
sous le regard de nos détracteurs. Une autre école estime le
contraire. Il s'agirait d'un raté qui vient mettre en lumière
ces bas-fonds archaïques que nous nous dissimulons à nous-mêmes
pour la seule raison que nous nous croyons de ces peuples absolus dont la
longévité dépasse tellement l'entendement qu'elle serait
d'essence divine. Les peuples qui se disent supérieurs aux autres ne
se rendent plus compte qu'ils nourrissent ainsi en leur sein leurs propres
monstruosités.
Mais aux dires de certains, rompus aux manifestations
protestataires, loin de se résumer à une histoire entre Arméniens,
cette manière d'affirmer un point de vue à coups de poing dénote
une façon stalinienne de fonctionner au sein d'un parti. Ce genre d'interdit
forcené est la preuve d'une volonté d'hégémonie
dans un temps d'exigence unitaire. Un coup de poing d'autant plus archaïque
que l'usage, en France, veut qu'on vende des badges ou distribue des tracts
au cours d'une manifestation sans avoir à en demander la permission
à quiconque.
Au vrai, ce coup est à ce point surprenant
qu'il a 1 700 ans d'âge. Au terme de 1 700 années de christianisation,
la première nation chrétienne au monde viendrait-elle de briser
son alliance avec Dieu ou cette alliance n'était-elle qu'une fiction
au service du national ? Qui sait ? Si l'homme est un long et douloureux chemin
vers la perfection, ce coup de poing démontre que tous les Arméniens
ne sont pas uniformément au même niveau de martkoutioun (humanité).
Et qu'à tout moment, chaque Arménien christianisé depuis
1 700 ans peut rétrograder à la case barbare d'un seul coup
de poing assené en pleine figure à un autre Arménien,
c'est-à-dire à un autre homme "parfait " comme lui-même
est " parfait". Mieux vaut ne pas penser à ce qu'un Arménien
christianisé depuis 1 700 ans aurait fait subir à un non Arménien
qui n'aurait pas eu la chance d'appartenir à une aussi longue lignée
de chrétiens pratiquant le " Aimez-vous les uns les autres comme
je vous ai aimés " . Mieux vaut ne pas songer à ce que
le coup de poing de ce même Arménien usiné par 1 700 années
de christianisation aurait fait subir à un autre Arménien, mais
en Arménie même où l'usage de la force prévaut
largement sur la pratique du Droit.
Il se trouve que lors des festivités
du 1 700ème anniversaire de la christianisation de l'Arménie,
un certain Boghos Boghossian, membre du parti Dachnaktsoutioun, à la
suite de ce qui a été interprété comme une provocation,
a été assassiné à coups de poing par un garde
du corps du Président dans les toilettes du restaurant Paplavok. Les
clients n'ont pas pour autant interrompu leurs agapes, ni l'orchestre sa musique
festive. Mais tout le monde savait. Le doute n'était pas permis. Cette
inertie avait valeur de soumission et de démission morale. Mutatis
mutandis, l'affaire du 20 juillet s'est déroulée dans des circonstances
où la confusion a jeté suffisamment de troubles dans les esprits
pour que les défenseurs du militant agressé ne puissent intervenir
directement. D'autant que l'agresseur avait commis son forfait aux plus forts
moments du discours de Monsieur Mourad Papazian dénonçant la
torture qui sévit dans les prisons turques.
Mais les deux affaires se ressemblent à
plus d'un titre. Au-delà du fait qu'elles mettent en scène des
"gros bras " du service d'ordre, elles font des deux victimes des
boucs émissaires dans un moment où pleuvent, ici ou là,
les critiques les plus vives contre ces pouvoirs médiocrement légitimes
ou ces hégémonies autoproclamées. Elles montrent le décalage
entre l'élévation humaine des discours et les pratiques intégristes
qui sévissent parmi les membres d'une même sphère idéologique.
Elles mettent à jour les monstruosités qui sommeillent en nous
ou qui s'affichent comme des vertus patriotiques quand elles frappent des
gêneurs innocents, qu'ils soient arméniens ou non, dont ils jalouseraient
l'action militante ou qu'ils chercheraient à briser. Enfin, elles soulignent
le fait que l'idée mystique de l'Arménie mériterait qu'on
sacrifie au besoin un Arménien, et, si nécessaire, des milliers.
C'est ce qu'on appelle un " madar ", c'est-à-dire le sacrifice
d'un agneau à la gloire du Sol Absolu, de la Terre Éternelle
et du Peuple Divin. En l'occurrence, il s'agissait ici, pour l'affaire Boghos
Boghossian, du plus faible des hommes, sacrifié dans le lieu le plus
approprié pour éliminer un déchet de la cause nationale
: les chiottes d'un restaurant.
Mais l'intelligence, qui a assez de ruse pour
excuser même la bêtise, n'aura pas la faiblesse de prendre le
singulier pour le tout. Le coup de poing d'un Arménien contre un autre
Arménien, fût-ce dans un pays de Droit comme la France, ne saurait
rejaillir sur tout le parti dont l'agresseur est membre, ni incriminer la
nation arménienne tout entière. Il ne serait pas admissible
que cet acte extrême fasse de ce parti un mouvement extrémiste.
(D'autant que nombre des membres du service d'ordre qui travaillèrent
ce jour-là ne firent montre, quant à eux, d'aucune agressivité
envers le jeune militant qui vendait des autocollants). Mais si l'agresseur
ne reflète en rien la morale du parti au service duquel il a offert
son "gros bras ", il serait de la responsabilité de ce même
parti de se couper ce membre qui le déshonore. Sinon, ce serait soumettre
la morale à l'idéologie, et accorder la prééminence
à l'esprit de clan sur ces valeurs universelles qui inspirent le combat
des Arméniens contre le négationnisme.
Ce coup de poing d'un militant contre un autre
est d'autant plus paradoxal qu'il a éclaté comme un coup de
feu dans un concert. La protestation festive, même si elle a couvert
de ses bruits le forfait, a perdu brusquement sa charge émotionnelle
et sa portée symbolique. Désormais, nous saurons que la terreur
est parmi nous, rampante, menaçante et présente en ceux qui
sont censés l'exclure. Toutes les actions, tous les cœurs, toutes
les révoltes, tous les mots étaient ce jour-là unanimement
concentrés vers un ennemi commun. Les drapeaux, les pancartes, les
autocollants, d'origines associatives différentes, ne convergeaient-elles
pas contre les mêmes fauteurs de violences barbares ? Et voilà
qu'un militant de cette cause se fait agresser par un autre militant de la
même cause, comme si ces causes n'étaient tout à coup
plus les mêmes.
Est-ce à dire que la violence couve
chez nous qui dénonçons la violence absolue du génocide
? Faut-il penser, comme le font certains, que l'absolue humiliation par le
déni que subissent les Arméniens depuis plus d'un siècle,
comme s'ils étaient exclus de la communauté des hommes, crée
forcément un mal-être propre à s'exprimer par des comportements
incontrôlés ? L'instinct communautaire n'engendre-t-il pas chez
nous, comme un paradoxe flagrant, des formes de discrimination interne ? Cette
allégeance aveugle à une Église vieille de dix-sept siècles
n'a-t-elle pas précipité la perversion des valeurs évangéliques
jusqu'à nous mettre en porte-à-faux avec nos traditions fondées
sur le martkoutioun ? En somme, si le peuple arménien est malade, il
le doit aussi bien à son histoire qu'à lui-même, c'est-à-dire
à une culture essentiellement concentrée sur le culte de la
nation. Hors cette " culture autocultuelle ", point de salut ! Mais
dans ce cas, quel autre moyen mettre au service de ce salut si ce n'est la
violence !
La violence arménienne existe, chaque
Arménien l'a rencontrée. N'évoquons pas ici ses formes
visibles comme ces assassinats et autres règlements de compte qui sévissent
en Arménie. Elles témoignent non seulement des difficultés
d'un pays en pleine gestation et privé de figure charismatique forte,
mais aussi d'une lutte permanente pour la survie dans une économie
de prédateurs en quête de proies. Il existe en Arménie
une violence lente, sourde et quotidienne contre les plus faibles, les sans-voix,
les exclus de toutes sortes, qui pèse de tout son poids d'indifférence
politique, et si aveuglément que les touristes n'y voient goutte. C'est
ainsi que vivent les enfants (voir les divers articles sur Yevrobatsi), les
personnes âgées, les femmes au foyer ou en politique, les homosexuels,
les objecteurs de conscience, les journalistes, souffrant de violences économiques
et culturelles si quotidiennes, tellement inscrites dans les mœurs qu'elles
aveuglent les victimes elles-mêmes et qu'elles considèrent leur
humiliante condition comme de normales anomalies. Ne parlons pas des violences
bureaucratiques, mafieuses ou liées au travail, comme l'obligation
de s'expatrier ou celle de se convertir à un " métier "
de survie. Mais ces violences sont aussi répandues que les États
sont injustes, incapables de contrôler les zones de non-droit ou d'imposer
une réelle politique sociale. En somme, hier minorité persécutée,
les Arméniens sont devenus aujourd'hui persécuteurs de leurs
propres minorités sociales ou culturelles.
Reste cette forme de violence, verbale ou
physique, clanique ou comportementale, vive ou sournoise, qui s'exerce au
nom d'une dogmatisation de la nation par les bien-pensants de la chose arménienne.
De cette violence ont souffert les Arméniens de la diaspora venus repeupler
le pays ancestral et qu'on affubla du sobriquet d' "aghpars ". Ces
mêmes Arméniens ont souffert de cette même violence de
la part des Arméniens de France qui les taxèrent de traîtres
pour avoir quitté ce même pays ancestral. Aujourd'hui, une idéologie
de la pureté ethnique sévit partout et surtout dans nos temples
médiatiques tenus par des vestales au gros bras ou à forte tête.
Elles répandent une culture du bon droit, de la supériorité
et de la ligne blanche de l'Ararat. Une culture des mythes et donc une culture
perpétuant les non-dits, les tabous et les haines rentrées.
Pas une culture qui soit le fait de tous ses acteurs sans exclusive. Dès
lors, il ne faut pas s'étonner que des agressivités intériorisées
se détendent brusquement en prenant des formes comme l'intimidation
et le rejet hier, au soir du 23 avril dernier, le coup de poing aujourd'hui
et pourquoi pas le coup de couteau demain.
Vouloir que l'autre pense comme moi, défendre
mon territoire de certitudes contre la pensée et les certitudes de
cet autre ne se règle ni par la censure, ni par la terreur. Si l'agressivité
est le moteur du vivant, la violence est sa perversion dans la culture quand
celle-ci entretient ses propres mythologies hégémoniques ou
démoniaques. C'est que toute culture narcissique conduit nécessairement
à la peur de sa perte. Et la peur à la violence. Les Arméniens
sont à ce point scotchés à leur culture qu'ils ne se
voient plus vivre. Aujourd'hui, en évacuant à coups de poing,
de censures ou d'anathèmes ceux qui marquent leurs différences
de vie ou de vue, on entretient des hypocrisies, on falsifie l'histoire, on
assourdit la réalité. Et des Arméniens souffrent par
la faute d'autres Arméniens. La culture accompagne les hommes tels
qu'ils se vivent, tels qu'ils furent et tels qu'ils se veulent. Si les voix
dissidentes seront toujours préférables aux voix ronronnantes,
c'est que la culture implique une inlassable réactualisation des mythes
par leur mise en question, et pour nous, par la remise en cause de la Cause
arménienne, que certains s'approprient comme une causa nostra.
Dans un précédent article sur
les répressions en Arménie, j'écrivais ceci : "
Quel regard peut avoir un policier arménien en train de frapper un
protestataire arménien ? Les yeux dans les yeux, les yeux de l'un dans
les yeux de l'autre, les yeux du plus fort dans les yeux du plus démuni,
les yeux du plus apeuré dans les yeux du plus agressif, les yeux du
loup dans les yeux de sa proie… De vous à moi, que se passe-t-il
entre ces deux êtres humains appartenant au même pays, à
la même nation, enfants de la même histoire, nés tous deux
sur la même terre ? " Quel regard pouvait avoir, ce 20 juillet
dernier, ce militant arménien du service d'ordre en train de frapper
un militant arménien venu vendre en toute légalité ses
autocollants ? De vous à moi, que se passe-t-il entre ces deux êtres
humains ? Notre abîme est là, dans cette seconde qui précède
le coup. Nous avons cru naïvement que le génocide nous avait donné
comme mission universelle de conduire nos agresseurs vers une remise en question
de leurs mythes et une remise à niveau de la conscience humaine, et
voici que nous devenons nous-mêmes des agresseurs au nom d'un vision
intégriste des choses. Pire que cela : le parti qui se veut dominant,
selon le même mécanisme mental qui sévit en 1915, s'est
attaqué au plus faible, au plus isolé, au plus innocent, au
plus loyal membre de la communauté qu'il était censé
protéger.
Car ce coup de poing, c'est chaque Arménien
qui l'a reçu en plein visage et c'est chaque Arménien qui est
à même de le donner. Vous, moi. Peu importe ici qui a été
l'agresseur, qui l'agressé. Nous sommes autant bourreaux que victimes.
Et nous, victimes d'un génocide, voici que nous sommes devenus les
bourreaux de nous-mêmes par toutes ces violences que nous avons énumérées
plus haut et toutes celles que couvent, fomentent, préparent nos intolérances,
notre conception narcissique de l'arménité, nos actions "déconcertantes
" comme ce coup de poing a déconcerté un jeune militant
qui ne demandait qu'à militer. " L'homme s'empêche "
disait Camus. Il se retient, il se voit agir contre la violence qui vit en
lui. C'est ainsi que se conçoit le martkoutioun, une conception arménienne
de l'humanisme, à la fois, ouverture, solidarité et compassion.
Juillet 2004