Affiché sur Yevrobatsi.org le 4 mars 2005
On ne devrait pas mourir autrement que de sa mort. Normalement
de sa mort normale, selon les normes du corps et non selon celles qui le
tuent. L'Arménie n'étant pas un pays normal, on y meurt anormalement.
Par le feu ou par le froid. L'Arménie n'étant pas encore un
pays normalement libre, chacun est libre de mourir comme il ne veut pas.
N'étant pas un pays normal, mais faisant tous ses efforts pour le
devenir, l'Arménie devrait être épargnée par
la hargne de ceux qui n'ont d'yeux que pour l'anormal sans remarquer ses
efforts pour devenir un pays comme un autre, où l'on ne meurt que
de sa mort. Sa mort naturelle, en somme.
Mais non, en Arménie, on peut vous abattre de sang-froid
en pleine rue et en plein centre ville. Ou bien vous pouvez mourir à
petit feu dans le coin sombre d'une rue où personne ne passe, une
nuit d'hiver, à l'heure où le froid s'abat sur vous sans crier
gare. Ainsi meurent la jeunesse et les personnes qui n'en ont plus. Pourquoi
? Mon Dieu, pourquoi ?
Parce que dans un pays normalement humain, les hommes ont
le souci des hommes. Chaque homme y a le souci de l'autre. C'est la norme
des pays normalement humains. Pas forcément celle des pays qui fabriquent
de la paix à coups de guerre ou qui fabriquent des maisons pour que
des hommes soient à la rue, nuit et jour, hiver comme été.
Pas forcément des pays qui ouvrent boutique sur boutique et dans
lesquelles ne peuvent entrer que des hommes normalement normés pour
ça. Pas des pays qui vous fabriquent du centre ville exotique comme
du quartier chinois, où l'homme normalement humain devient étranger
pour les autres. Forcément, il habite leurs rues, se nourrit de leurs
déchets et s'habille de rien l'été et de froid l'hiver.
Car cet homme normalement humain n'est plus dans le cours normal des choses.
C'est une âme flottante qui n'a plus d'homme ayant souci de sa personne
et personne sur qui accrocher sa douleur. En Arménie, ceux qui professent
le souci des autres, les professeurs de bonnes paroles et les évangélistes
de l'humanité, ont le temps de professer pas de courir les rues.
En Arménie, les hommes ont perdu l'humanité. La vie est dure,
le froid est froid. La politique est politique.
Mais c'est normal qu'un pays où la vie est si dure
cherche à la radoucir, où le froid est si froid qu'il désire
le réchauffer, où la politique est si politique qu'il tente
de l'humaniser. Grâce à l'œil humain de quelques journalistes,
un ministre, mars aidant et les beaux jours jacassant dans les arbres, normalement
inamovible, aura ouvert ses portes aux hommes de la rue, partagé
avec eux son repas, et accompagné le prêtre normalement humain
disant par cœur le bénédicité. C'est que le ministre
normalement inamovible, après la mort anormale de trente citoyens
arméniens par le froid, ministre de la non solidarité, censé
administrer la solitude de ces trente citoyens arméniens libres et
égaux devant la loi du plus fort, trente citoyens arméniens
libres et inégaux devant la mort, ce ministre-là ne voulait
pas, non, il ne voulait pas devenir le fossoyeur du peuple sans nom des
anonymes destinés à finir dans une fosse de la terre arménienne.
Non il ne le voulait pas. Ni ne voulait le prêtre, normalement humain,
réciter par cœur le requiem in pace en krapar, par un froid
à mourir debout, sur un trente-et-unième corps sans nom, au
cimetière de Sovétashen, connu pour ses odeurs d'ordures brûlant
à petit feu, provenant d'en face, de la Grande Décharge d'Erevan,
là même où l'homme sans nom qu'on met en terre arménienne
venait gratter en temps normal.
mars 2005